Mouton ne change

Château Mouton Rothschild vient d’inaugurer son nouveau cuvier ainsi qu’un espace d’exposition pour les œuvres qui illustrent ses étiquettes depuis depuis 1945. C’est portée par la devise maison, « Mouton ne change », que la baronne Philippine de Rothschild a confié l’ensemble de ces travaux au scénographe Richard Peduzzi et à l’architecte Bernard Mazières en leur demandant de s’inscrire dans la longue histoire du château. Au XVIIIe siècle,
il était comme Lafite et Latour la propriété du “prince des vignes”, le marquis Nicolas-Alexandre de Ségur. Les barons de Brane prirent la suite, qui le nommèrent Brane-Mouton. C’est après son acquisition, en 1853, par le baron Nathaniel de Rothschild que le château prit le nom qu’on lui connait aujourd’hui. Pour autant, l’étiquette n’était pas encore aussi célèbre. Malgré la qualité de plus en plus reconnue de son vin, Mouton ne suscitait guère d’intérêt chez ses propriétaires, peu enclins à se rendre dans une région alors déshéritée. Ceci jusqu’au jour de 1922 où, tout juste âgé de vingt ans, l’arrière-petit-fils de Nathaniel décida de prendre en main les destinées de la propriété. Une fois engagé dans cette aventure, le baron Philippe de Rothschild devait la transformer en un long règne qui dura jusqu’en 1988. Certaines des décisions capitales que prit durant ces années cet esprit visionnaire et indépendant ont révolutionné le monde du vin.

Avant-gardiste sur cette question, il affirma dès 1924 le rôle et la responsabilité des propriétaires de grands crus face à la toute-puissance du négoce bordelais en pratiquant la mise en bouteilles intégrale au château d’un vin jusqu’alors livré en barriques aux négociants. Ce choix, qui devait bientôt faire école, imposa d’accroître les capacités de stockage sur place. Le “grand chai” de Mouton fut construit en 1926 par l’architecte Charles Siclis. Dans le même esprit “médocain”, le baron Philippe acquit en 1933 une petite société de négoce sise à Pauillac,
qui allait notamment produire et commercialiser Mouton Cadet, créé en 1930 et première marque de bordeaux AOC dans le monde aujourd’hui. Outre sa politique d’accroissement du patrimoine familial, toujours sur le terroir de Pauillac (châteaux d’Armailhacq et Clerc Milon), il entreprit très tôt d’associer l’art à son château par le biais d’étiquettes illustrées chaque année par la reproduction d’une œuvre originale spécialement créée pour Mouton
par un artiste contemporain. Il fit également de sa propriété un haut-lieu touristique du Bordelais dès 1962 en y créant un musée rassemblant des objets précieux de toutes époques associés à la vigne et au vin. Pour finir, et ce n’est pas la moindre de ses contributions à cette propriété à laquelle il consacra sa vie, il fit accéder Mouton au rang de premier cru, un statut qui ne lui avait pas été accordé en 1855. Etait-ce en raison de l’état du domaine, était-ce l’absence de maison de maître ou bien un problème avec la nationalité de son propriétaire ? Ou tout cela à la fois ? Cela n’a plus vraiment d’importance. Mouton a rejoint officiellement le classement en 1973.

En 1988, à la disparition du baron Philippe, c’est sa fille la baronne Philippine de Rothschild qui a repris les rênes de la propriété, en partage avec ses trois enfants Camille, Philippe et Julien. Dès 1981, elle avait révélé au public les oeuvres originales figurant sur les étiquettes de Mouton dans le cadre d’une exposition, « Mouton Rothschild. L’Art et l’Etiquette », qui a été montrée dans plus de quarante musées à travers le monde. Du coup d’essai un peu précoce, réalisé en 1924 par l’affichiste Jean Carlu à l’occasion du premier millésime mis en bouteilles au château, à l’étiquette conçue par le prince Charles d’Angleterre, la signature visuelle de Mouton a été envisagée de bien des manières depuis 1945. De Miró à Chagall, de Braque à Picasso, de Tàpies à Francis Bacon, de Dali à Balthus, chaque millésime a enrichi une collection d’œuvres contemporaines qui parle du vin autant que du siècle qui l’a radicalement transformé. Disposant d’une pleine liberté de création, les artistes se sont souvent retrouvés autour de certains thèmes, la vigne, le plaisir de boire, ou encore le bélier, emblème du domaine. Ces étiquettes, mises en scène par Francis Lacloche, sont désormais en résidence au château. « Mouton ne change», mais toujours avance.

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