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L’origine du monde (médocain)

Photo Fabrice Leseigneur

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Notre pays est bien curieux. Toujours prompt à fustiger ceux qui le dirigent et qu’il a pourtant élus. Rarement fier de ses succès. Le plus souvent ironique et négatif à leur encontre. On ne sera pas surpris du manque de reconnaissance des amateurs de vin, exception faite de ceux du sud-ouest de l’Hexagone, envers la grande forme actuelle des meilleurs vins de Bordeaux, spécialement des beaux crus du Médoc. Un collectif, selon certains, cosmopolite, sans authenticité, victime consentante de la mondialisation du goût. Un autre défaut national (tout aussi irritant) est d’imaginer que tout ce qu’on a pu faire « avant » était meilleur qu’aujourd’hui. Qu’entend-t-on par avant ? J’ai l’inconfort d’être bien placé pour en avoir une petite idée. En 2022, j’ai assisté à ma 42e vendange bordelaise et à la naissance de mon 41e millésime. Sans parler de tous les millésimes antérieurs à 1978 – remontant jusqu’à 1870 – que j’ai eu la joie et parfois la déception de partager avec mes amis, producteurs ou amateurs. Je voudrais ici contribuer à donner une idée du magnifique parcours agronomique, œnologique et commercial des quatre dernières décennies, si mal connues d’un petit nombre de prescripteurs actuels, journalistes, sommeliers, commerçants, restaurateurs et cavistes, idéologiquement manipulateurs et disposant, hélas trop souvent, d’un espace médiatique inversement proportionnel à leur importance et à leurs connaissances.

Chapitre I : le débutant

Mon parcours médocain commence à la fin des années 1970. Je viens par hasard de rencontrer le grand critique et marchand de vin Steven Spurrier qui a créé à Paris une école de dégustation portant le beau nom d’Académie du vin.

Steven Spurrier a été à l’origine du fameux Jugement de Paris de 1976 où les vins américains avaient surclassé leurs équivalents français, point de départ de la reconnaissance mondiale de leur qualité. Ouvert à tout ce qui se faisait en matière de vin sur la planète, amoureux des terroirs de la France et de ses vignerons, il commercialisait dans sa boutique, sans préjugé de région, de réputation ou de style, les vins qu’il estimait les plus authentiques. Et en bon Anglais, bien entendu, de nombreux bordeaux. Il n’était pas question pour un jeune amateur sans fortune comme moi d’avoir ses entrées dans les grands châteaux. Je visitais alors des crus bourgeois ou artisans, ce qui fut une grande chance. D’abord, celle de rencontrer de vrais vignerons propriétaires, généreux dans leur hospitalité et leur plaisir à partager expérience et vie quotidienne. Ensuite, celle de connaître, dès le départ, la culture médocaine la plus authentique. De Couquèques à Listrac, Jean Boivert, Jean Gautreau, les frères Pagès, la famille Meyre et bien d’autres m’accueillirent comme un membre de leur famille. Je dormais chez eux, je mangeais chez eux, je parcourais leurs vignes en apprenant avec eux les gestes journaliers de viticulture, d’observation de la vigne et du climat. Je partageais les jours heureux ou malheureux lorsque le gel, la grêle et les maladies amputaient leur future récolte. J’apprenais à déguster les vins jeunes, encore en cours d’élevage.
À cette époque, il n’y avait pas encore de produits capables d’éviter la pourriture grise liée aux dégâts causés par les vers de la grappe. Ils n’ont fait leur apparition qu’à partir de 1980. Les revenus de la vigne étaient irréguliers, loin de leur permettre d’abuser des engrais ou d’avoir le matériel les dispensant du travail des sols. C’étaient de vrais agriculteurs, présents sur leurs terres depuis plusieurs générations. Ou de nouveaux venus, le plus souvent rapatriés d’Algérie ou du Maroc, plus innovateurs mais profondément terriens. On réparait les vieilles barriques. Le luxe ou la technologie n’embarrassaient pas les cuviers et les chais. La décennie 1960 avait été particulièrement difficile sur le plan du climat avec un état sanitaire déplorable des raisins en 1963, 1965 et 1968. Le splendide 1961, décimé par le gel avait à peine produit 20 hectolitres par hectare. Maigre consolation. La décennie 1970 n’avait guère été plus favorable : 1972 et 1977 sans soleil, avec des maturités insuffisantes de raisin et des moûts acides, peu sucrés, souvent très inférieurs à dix degrés, qui furent donc copieusement chaptalisés ; 1973 et 1974 dilués par des pluies excessives pendant les vendanges ; 1976 bloqué dans sa maturité par la sécheresse, puis rapidement abîmé par les pluies. Pire encore, l’eutypiose, une maladie cryptogamique terrifiante et sans traitement efficace connu, menaçait d’être le nouveau phylloxéra. Elle causait facilement d’une année sur l’autre 10 % de mortalité des pieds de vigne. Ceux qui regrettent les vins d’avant ont certainement oublié tout cela.

Vignes et châteaux. Le fleuve, des palus (c’est-à-dire des terres inondables) et des vignes plantés sur des terrains drainés. Ici, la superficie des vignobles est importante. Pour mieux les comprendre, on les divise au possible en de plus petits ensembles. Ce découpage parcellaire permet d’adapter au mieux les encépagements et les pratiques culturales. La façade mondialement connue du château Margaux. Aristocrates et riches commerçants bordelais ont construit de nombreuses demeures fastueuses partout le long du fleuve, autant d’emblèmes du Médoc que l’on retrouve sur les étiquettes des vins qui y naissent.

Chapitre II : la science de Peynaud

Aux châteaux La Tour de By et Fourcas-Dupré, Les Pagès commencent à investir dans des cuviers plus modernes et performants, équipés de cuves en acier inoxydables, avec un meilleur contrôle des températures. Ces nouveaux venus sont aussi parmi les pionniers à faire appel, pour les aider en vinification, à la science œnologique.

Cette dernière était alors en plein développement grâce à Emile Peynaud, qui avait créé le diplôme universitaire d’œnologue à Talence et qui venait lui-même faire les assemblages et surveiller les vinifications. On ne dira également jamais assez de bien du rôle du laboratoire œnologique syndical de Pauillac où Michel Couasnon faisait des miracles dans l’éducation d’innombrables propriétés médocaines, restées pratiquement encore au Moyen Âge en matière de compréhension des fermentations. Je lui serai toujours reconnaissant de ce qu’il m’a appris et des bouts de ficelle, si nécessaires faute de moyen financiers, pour compenser les faiblesses de la nature ou les petites maladresses inévitables dans le traitement de la vendange. Plus favorables, 1978 et 1979 commençaient à récompenser les efforts des meilleurs sans les consoler de la disparition progressive dans leurs chais des remarquables 1959 et 1962, derniers millésimes favorables relativement abondants. C’est leur dégustation qui maintenait dans mon imaginaire l’image de grand terroir que les livres m’avaient appris. Progressivement, la décennie 1980 allait à la fois permettre une économie plus prospère et faire naître des tentations malheureuses (ou hasardeuses) à la vigne comme au chai. La crise pétrolière de 1973 et le scandale concomitant de vins trafiqués, qui avaient gravement affecté le prix et la commercialisation de vins de qualité parfois insuffisante, commençaient à être oubliés. La consommation de bons vins augmentait de façon spectaculaire en Amérique du Nord et dans les pays traditionnels européens. Il ne manquait plus que la faveur du ciel qui illumina 1982.
En 1981, j’entrai à la demande de sa nouvelle propriétaire dans l’équipe de La Revue du Vin de France comme conseiller à la rédaction en chef. J’étais encore professeur de lettres et je le suis resté jusqu’en 1991. Je considérais comme un devoir de me mettre dans le sillage de son fondateur, Raymond Baudoin. Je savais évidemment ses éditos racistes, antisémites et pro-allemands qui avaient valu à sa revue une interdiction de reparaître à la Libération. Je connaissais aussi son rôle capital dans le soutien aux nouvelles appellations d’origine contrôlée et dans la défense de la qualité de nos vins de terroir. « Défense de la qualité, défense du consommateur ». C’était sa devise, vraiment visionnaire à son époque, que notre équipe a essayé pendant un quart de siècle de perpétuer. Je savais aussi qu’il avait éduqué ceux qui allaient devenir les pionniers de la diffusion aux États-Unis des grands vins français, Franck Schoonmaker et Alexis Lichine. Ce dernier, proche du général Eisenhower, permit à Baudoin de reparaître un peu avant sa mort précoce en 1953. Cherchant à le connaître, je pus passer quelques jours en sa compagnie en juillet 1982 au prieuré de Cantenac où il vivait. Ce même été, mon ami Jean
Gautreau m’avait prêté sa maison de Soulac. Je visitai alors le Médoc en profondeur, cette fois avec un accès privilégié à quelques grands châteaux, comme Léoville-Las-Cases dont l’administrateur Michel Delon m’avait ouvert si généreusement les portes et instruit quant aux principes de viticulture, de vinification et de commerce qui étaient les siens. J’y rencontrai Emile Peynaud dont je pus connaître la manière de goûter les vins jeunes, de les assembler, de les apprécier. Un peu plus tard, au cours d’autres discussions, j’appris l’histoire compliquée de son influence dans les propriétés et celle de l’œnologie scientifique bordelaise. Elle était alors la plus pointue et la mieux respectée de notre planète bien qu’elle restât pourtant, pendant vingt ans, objet de méfiance des Médocains.

Œnologie et technique. Emile Peynaud est considéré comme le père de l’œnologie bordelaise. Sa vision et sa technique ont considérablement contribué à améliorer le niveau des vins produits à partir des années 1950. Il est l’auteur du Goût du Vin (Dunod), ouvrage de référence réédité à plusieurs reprises. Le Médoc, et plus largement Bordeaux, lui doivent beaucoup. L’inox fait son apparition assez tardivement dans les cuviers médocains. Hygiénique, le matériau s’est avéré indispensable pour combatte les contaminations bactériologiques ou levuriennes auxquelles sont sensibles les cépages bordelais. Ici, les cuves tronconiques dernier cri du château Calon-Ségur à Saint-Estèphe.

Chapitre III : avant

Dans les années 1950, partout en France, l’œnologie est une affaire de pharmaciens, un apport de remèdes plus ou moins efficaces aux maladresses de vinification et autres maladies du vin, objet de dizaines de pages dans les traités d’œnologie. Œnologie corrective plus que préventive.

à Bordeaux, avec de grands pionniers comme le charentais Ulysse Gayon, disciple de Pasteur, et son petit-fils Jean Ribéreau-Gayon, créateur avec son élève Emile Peynaud en 1949 de l’Institut d’œnologie, la science fondamentale prenait le relais de la pharmacie. On découvrait la fermentation malolactique et l’importance capitale accordée aux données analytiques des raisins. Les premiers diplômes d’œnologie furent délivrés en 1952 et 1953. Le premier propriétaire médocain à ne pas craindre de demander conseil à ce type nouveau de spécialiste fut Jean Bouteiller à Pichon-Longueville Baron, en 1953. Il fut suivi peu après par Jean-Eugène Borie à Ducru-Beaucaillou, puis en 1959 par Paul Delon à Léoville-las-Cases. Les vins assemblés par ces châteaux étaient de grande qualité. Issus de raisins plus mûrs, de fermentations mieux contrôlées avec la surveillance des malolactiques et d’un travail qualitatif pionnier sur le vin de presse. Ces vins ne firent pourtant pas l’unanimité. En cette année 1982, j’entendis beaucoup de personnalités connues du monde des négociants ou de la critique dubitatives sur la typicité et la longévité de leur style. On parlait alors de vins « Peille-naud », avec insistance sur la diphtongue de son nom, faits pour plaire au public américain (déjà) et opposés à la vigueur, voire la rugosité tannique, des vins jeunes bien nés. Le succès commercial de ce nouveau style, la finesse étonnante des 1959, 1961 et 1962 des vins de Graves au domaine de Chevalier ou au château Haut-Bailly, de la même veine vingt ans plus tard, l’autorité de Jean Delmas, premier disciple de Peynaud à Haut-Brion depuis 1961, ne leur faisaient pas oublier les 1928 ou 1945 qui demandaient trente ans ou plus pour s’ouvrir.
Je n’eus pas de mal à être convaincu par les vins jeunes de Las-Cases, cuvés assez rapidement en raison de l’abondance extraordinaire de cette belle vendange et du manque de place dans les cuviers. Au même moment, les tentations d’un succès commercial plus assuré et trop longtemps attendu avaient commencé à produire des effets négatifs. Ce souvenir continue d’ailleurs à alimenter le bordeaux bashing actuel. Pour satisfaire la demande, il fallut augmenter les rendements. Les premiers bénéfices des années 1960 étaient passés dans les engrais riche en potasse, pour compenser le nombre de pieds manquants, morts de l’eutypiose et trop coûteux à replanter. Alors qu’il avait tout pour être un beau millésime, 1970 connut ainsi trop souvent une dilution qui sera fatale lors du fameux jugement de Paris de 1976. On utilisait de plus en plus les désherbants chimiques recommandés par les agronomes vendeurs de produit. Ils simplifiaient diablement le travail et en réduisaient le coût. Quelques pionniers dans les grands crus, dont Pichon-Longueville hélas, où les fils avaient oublié les leçons de leur père Jean, adoptèrent la vendange mécanique. Parmi eux, des viticulteurs sérieux comme Lucien Lurton à Brane-Cantenac et Guy Tesseron à Pontet-Canet. Lucien Lurton faisait aussi partie des viticulteurs qui prônaient une diminution des densités de plantation, les réduisant de 10 000 pieds à 6 500 pieds à l’hectare. Ils avaient beau jeu de dire qu’un tiers des pieds dans les fortes densités était déjà morts ou sur le point de l’être. Et de souligner les économies faites en temps de travail pour la taille ou la vendange, sans perte de qualité pour le vin. Ce que je voyais alors était fort différent.

Chapitre IV : abus de modernité

Les premières machines violentes ou mal réglées tassent les sols, abîment par leur passage les pieds de vigne et surtout respectent mal l’intégrité des baies de raisin, trop triturées, rentrant parfois avec de mauvaises herbes et de feuilles ou une nuée d’insectes accentuant les notes végétales des moûts.

L’abus de produits chimiques comme les produits anti-pourriture apparus en 1980 se traduisait sur les peaux par un épaississement contraire à la finesse du tannin et surtout par des arrêts fermentaires plus fréquents. Après leurs arrêts nombreux lors du millésime 1985, l’habitude de faire commencer les fermentations par des levures du commerce, exogènes, à la place des levures indigènes conduisit à une simplification ou plutôt une uniformisation des saveurs, masquant parfois l’origine des terroirs. En même temps, nos meilleurs savants en microbiologie faisaient remarquer que les levures les plus performantes du commerce « étaient toutes à l’origine des levures indigènes sélectionnées par leur capacité à faire fermenter les moûts avec plus de régularité et de respect de leur caractère d’origine ». Seules les levures tueuses, dites killer, leur semblaient inadaptées à des vins de terroir puisqu’elles tuaient le milieu fermentaire initial. Par ailleurs, on comprenait de plus en plus le rôle des levures de cave, les fameuses saccharomyces, propres à chaque château et qui prennent toujours le relais en fin de fermentation des levures initiales. Ainsi toute vendange faite à Latour mais vinifiée et élevée à Lafite n’aura pas, avant d’être mise en bouteille, le caractère qu’elle aurait dans son chai d’origine. Ce qui expliquerait beaucoup de différences stylistiques qu’on attribue instinctivement et de manière naïve davantage au climat ou au terroir. Sur ce point précis, beaucoup de choses ont changé à partir des années 2005 avec la possibilité pour les châteaux qui en ont les moyens de sélectionner et d’utiliser leurs propres levures. Ou de revenir à la vieille technique des pieds de cuve, bien moins coûteuse, effectuée sur les premiers raisins rentrés avant d’être à maturité optimale, afin d’obtenir des ferments pour la suite des vendanges. Conséquence – et malgré les effets du réchauffement climatique, une individualisation plus poussée. Une autre évolution, en revanche, commença vers la fin des années 1980 à susciter des craintes plus justifiées, quoiqu’un peu exagérées dans la dramatisation de leurs conséquences.
Pas seulement sous l’influence d’un critique dominant, le public mondial avait pris l’habitude dans son appréciation des vins jeunes et dans leur prix de vente initial de favoriser la puissance, la concentration de la matière et de la couleur. Dans le même temps, on apprenait l’existence de nouvelles techniques de concentration des moûts et des vins. C’était oublier l’utilisation depuis longtemps de procédés plus primaires, comme la saignée de jus commençant à fermenter. La technologie progressant, deux nouvelles façons de concentrer ces mêmes moûts apparurent. Au milieu des années 1980, Michel Delon à Léoville-Las-Cases avait cherché un moyen de retrancher l’eau de vendanges par un risque de pluies pendant la période d’attente de la meilleure maturité possible du raisin. Comme c’était arrivé en 1974 ou 1984. Des procédés de soustraction du sel de l’eau de mer par osmose inverse, c’est-à-dire par l’utilisation d’une membrane soumise à une pression ne laissant passer que les molécules d’eau lui servirent de modèle. Une machine au début très bruyante et difficile à garder secrète. Le principe était sain mais exigeait un jus clair pour être efficace, filtré ou enzymé, ce qui ne pouvait qu’agacer les partisans d’une fermentation aussi naturelle que possible. Avec l’intelligence qu’on lui connaissait, il pratiquait le plus souvent une osmose partielle de cuve pour coller au plus près de la vérité initiale du raisin avant les pluies. Naturellement, chez beaucoup la tentation exista de concentrer des moûts dilués par excès de rendement dans les vignes jeunes et non par les pluies. Il y eut bien des exagérations, concernant d’ailleurs plutôt les seconds vins que les grands vins. Une autre technique plus facile à mettre en œuvre était de faire évaporer les jus à basse température en diminuant la pression atmosphérique dans les concentrateurs. La machine appelée anthropie, plus petite, descendait à 25 bars de pression pour abaisser la température d’évaporation à environ 25 degrés, ce qui respectait davantage le parfum initial et la texture originelle des jus. On augmentait ainsi le degré alcoolique potentiel du vin en évitant ou en diminuant la chaptalisation, objet d’un rejet irrationnel et violent chez de nombreux consommateurs ou critiques. Le réchauffement climatique rendit ces techniques de plus en plus inutiles à partir de 2005, faisant regretter paradoxalement à ces mêmes critiques ou consommateurs l’époque de l’usage honni, parfois exagéré et complaisant, souvent nécessaire, du sucre de canne ou de betterave.

Famille et incarnation. Deux propriétaires du château Ducru-Beaucaillou. En haut, Jean-Eugène Borie, en bas, Bruno-Eugène, son fils. Le Médoc est une affaire de famille où chaque génération apporte sa pierre à l’édifice et construit pour la suivante. C’est sans doute l’une des raisons de la régularité et du niveau affiché par ce cru classé de Saint-Julien.

Chapitre V : sélections intelligentes

Dans ces mêmes années 1980 et 1990, les vins changent aussi un peu de caractère, par une meilleure connaissance par les propriétaires traditionnels et surtout par les nouveaux venus des parcellaires de leurs propriétés.

L’argent commençait à rentrer. Le prix des terres agricoles n’augmentait pas encore trop et de riches industriels ou des compagnies financières, des assurances, des banques se mirent à vouloir placer de l’argent dans ces terres. Ils y étaient même encouragés par la loi. Pour maintenir des prix de vente rémunérateur, il fallut parfois savoir limiter les volumes produits, en gagnant, cerise sur le gâteau, l’estime de quelques critiques influents, prompts à souligner la rigueur de ces limitations. On ne limitait d’ailleurs que la proportion de premier vin, parfois inférieure à un tiers de la récolte totale. C’est sur ceux-là que la marge des propriétés et du négoce qui les distribue dans le monde est la plus importante. On procédait donc de plus en plus souvent à des sélections. Elles ne furent pas, jusque dans les années 2005-2010, aussi précises qu’il aurait fallu. Les cuves de fermentation étaient encore trop grandes, souvent égales ou supérieures à 200 hectolitres, ce qui correspond à la récolte d’au moins deux hectares de vignes. Comme de nombreuses propriétés s’étaient agrandies dans le périmètre de leur appellation, ce que la loi d’ailleurs exigeait pour conserver la marque de château – et hélas son classement en 1855 pour les veinards qui furent classés, il était plus facile de sélectionner les parcelles de vieilles vignes ou de grand terroir qui iraient dans le premier vin. Les autres entrant dans les seconds, voire dans les troisièmes vins.
Le premier à le faire, encore une fois avec une vraie intelligence, à partir de la dégustation et du caractère apporté par le terroir, fut le château Léoville-Las Cases. La grande parcelle de 50 hectares du grand enclos, qui voisine les vignes du grand vin de Latour, donnait de toute évidence un vin de caractère plus noble que le reste. Elle était surtout diluée par toute vendange supplémentaire, y compris celle des vignes appartenant au même château, proches des châteaux Léoville-Poyféré ou Pichon-Baron. L’enclos (et plus de 80 % de sa production) produisit exclusivement à partir de 1986 le grand vin de Léoville. Lafite ou Margaux, qui n’avaient que des grands terroirs depuis le XIXe siècle et ne se sont pas agrandis au siècle suivant, continuèrent à ne conserver que 30 %, ou à peine plus, de leurs vendanges. Ce qui exaspérait Emile Peynaud qui me disait que si ces crus n’étaient pas capables de produire 70 ou 80 % de grand vin, c’était ou de la maladresse ou une volonté de maintenir un prix de vente élevé. Ce qu’ils ont réussi d’ailleurs. Dans les années 1970, un premier cru classé valait à peine 50 % plus cher que ses meilleurs voisins. Il vaut aujourd’hui 200 % leur prix, voire plus. Quatre seconds crus classés célèbres – Cos d’Estournel, Ducru-Beaucaillou, Pichon-Lalande et Léoville-Las-Cases – avaient d’ailleurs cru se rapprocher du prix des premiers. La qualité de leur vin était indéniable, tout comme leur ambition, défendues par Robert Parker, critique le plus influent de l’époque. Le marché les a surnommés « super seconds ». Ils n’y sont pas arrivés, malgré le rôle leader de Michel Delon qui sortait toujours en dernier, un peu plus cher. On ne peut que constater leur impuissance par rapport à la primauté du super luxe sur le luxe. La masse actuelle d’argent venue d’Asie ou d’ailleurs qui se place dans le super luxe renforce encore plus ces premiers crus et, horreur, encore davantage les grands crus bourguignons de la côte de Nuits, infiniment plus rares, surtout ceux signés des meilleurs noms.
On ne peut que constater aussi et se réjouir de l’affinement actuel des sélections dans les bons châteaux par rapport aux décennies précédentes. Le travail des vignes est devenu de plus en plus précis, malgré la difficulté de trouver parfois la main d’œuvre nécessaire. L’augmentation des salaires agricoles, pour les crus pouvant se le permettre, nourrit un travail plus méticuleux et contrôlé par une nouvelle génération de directeurs techniques mieux formés et plus exigeants. Mieux formés parce que possédant un double diplôme d’œnologie et d’agronomie, comme ceux ayant étudié à Montpellier ou à l’Enita de Bordeaux. Pendant longtemps, le travail des vignes et celui des chais étaient idiotement séparés. Les ouvriers de chais se considéraient d’ailleurs supérieurs aux ouvriers agricoles. Primauté au dedans sur le dehors. Chacun se figeait dans ses privilèges ou ses exclusions. C’était à l’autre de se débrouiller avec les maladresses prétendues ou réelles des premiers. Connaissance plus précise des sols et de leur constitution (plus ou moins d’argile, de profondeur), de leur drainage et leur qualité d’exposition, plus grande exigence en matière de matériel végétal, avec le retour à des sélections massales qualitatives, bien meilleure compréhension de la vigne (de son enracinement, sa taille, son état sanitaire, sa longévité, sa conduite), de la vie des sols et de leur entretien, tout cela demande des savoirs considérables et une éthique tout aussi exigeante. Cette nouvelle génération d’ingénieurs en possède plus que la précédente. Elle dirige aussi les vinifications et gère les progrès technologiques du matériel nécessaire, de l’arrivée et du tri du raisin, jusqu’aux différentes possibilités d’élevage. Sans surprise, il y a plus d’homogénéité dans tout le cycle de production, du raisin jusqu’à la mise en bouteille. Je peux affirmer sans crainte de tromper les amateurs que les vins produits aujourd’hui par pratiquement tous les crus classés du Médoc en 1855, plus une bonne trentaine de crus non classés, sont les plus fidèles à leur origine et les plus réguliers en qualité jamais produits. Je ne connais aucune autre aire d’appellation en France montrant autant d’intelligence dans l’élaboration du vin, le respect sur le long terme de l’environnement, dans le respect et l’éthique des créateurs des appellations d’origine contrôlée.

Histoire et faste. Dans le Médoc, le concept de terroir a du sens. L’enclos du château Léoville Las Cases est à l’origine de la signature unique du grand vin. Il entre seul dans sa composition parcellaire. La réglementation n’oblige pas les crus classés à produire un vin strictement issu des délimitations géographiques du vignoble classé en 1855. L’appellation haut-médoc, plus vaste, permet d’envisager la construction d’une marque universelle, comme celle de La Tour Carnet (à droite).

Chapitre VI : le goût du progrès

Reste la question de la tenue de ces vins. Je sais que c’est un point sensible dans le public et chez les professionnels qui les jugent, les conseillent, les achètent et les vendent. Ils ont, au regard de l’évolution de trop nombreux vins des années précédentes, de sérieux arguments pour nourrir leur inquiétude.

De nombreux faux goûts ont en effet empêché les progrès agronomiques et œnologiques commencés au milieu des années 1980 de s’épanouir dans le vieillissement en bouteille. Les œnologues bordelais ont hélas sans doute mis trop de temps à repérer les causes et les conséquences de ces faux goûts. Je fais allusion ici, on s’en doute, aux nez et aux bouches phénolés, rappelant pour les uns l’écurie, pour d’autres la gouache. Elles sont dues au développement de certaines levures indésirables, de la famille des brettanomyces, qui se développent sur les raisins, mais aussi dans les cuviers et les barriques. Pour beaucoup d’œnologues étrangers, ce marqueur aromatique était la définition même des vins français, et pour les Français le caractère du terroir. Il était évident qu’il masquait la définition précise des arômes liés au climat de chaque millésime, à l’encépagement et aux sols de chaque propriété. On luttait férocement contre ces déviations en Californie et dans l’hémisphère sud en corrigeant parfois brutalement les acidités ou en rajoutant beaucoup de tannins. Ces « méchantes » levures se développaient davantage dans un milieu peu acide, donc sur des raisins bien mûrs, quand cela leur plaisait. Le remède était d’ailleurs souvent pire que le mal sur le plan de l’équilibre du goût et le plaisir de la dégustation. Les millésimes très mûrs comme 1989 ou 1990, souvent dévastés par ces déviations, ont fait prendre conscience en Médoc qu’il fallait rendre bien plus sévère l’hygiène du matériel technique et des lieux de vinification et d’élevage. Il fallait aussi surtout pratiquer dès le début des analyses minutieuses de tous les jus et de tous les milieux fermentaires. Je n’ai pu que constater d’immenses progrès sur ce point depuis 2005. Rares aujourd’hui sont les vins infectés.
Hélas, il a fallu encore plus de temps pour résoudre une autre déviation dans les vins, apparue au début des années 1980, causée par l’apparition de molécules chlorées de type tri ou tétra chloroanisole. TCA, pour les connaisseurs. Le chlore a surgi d’abord dans les eaux de ville qui servaient à humidifier ou à laver les lots de liège bruts servant à la fabrication des bouchons. Puis dans l’eau qui circulait dans les chais et les cuviers, les produits de lavage qu’on estimait nécessaire pour améliorer l’hygiène pour les raisons que je viens d’évoquer. Des doses ridiculement faibles sont capables de polluer l’air ambiant et de communiquer au vin la même pollution. Le bouchon était loin d’être le seul coupable. Produits de traitement du bois, charpentes des chais, portes et fenêtres, palettes en bois pour stocker les vins, peintures industrielles, bref, toutes les constructions et le matériel des années 1980 a progressivement contaminé les chais et les vins dans de nombreuses propriétés à Bordeaux. Et tout autant dans le reste du monde. À ma connaissance, la première propriété bordelaise à avoir eu conscience de ce désastre fut le château Pape-Clément à Pessac. Depuis cette période, les arômes des vins en bouteille manquaient de netteté. Je dois dire qu’on me cachait un peu les origines de ces déviations. Bernard Pujol, qui dirigeait la propriété avec beaucoup de conscience, m’avait averti qu’on y refaisait complètement la cuverie. De fait, à partir de 1985, les vins avaient retrouvé leur droiture. En particulier, un exceptionnel 1986. C’est sur la rive droite que j’ai assez vite eu connaissance de ces pollutions de chai que combattaient Michel Rolland et son ami Pascal Chatonnet. Ce dernier en avait trouvé la cause, ces désormais trop fameuses molécules de trichloroanisoles, et préconisait aux viticulteurs les plus intelligents du Libournais les bons remèdes. C’est-à-dire la suppression de tout ce qui pouvait donner naissance à ces molécules et le nettoyage des murs à la chaux. Surtout, il leur apprenait à sentir les notes de moisi propres à ces molécules. Sur la rive gauche et en Médoc, on était bien en retard.
Je me souviens que dans deux grandes et célèbres propriétés, dont un premier cru classé, le directeur technique m’expliquait que ces arômes étaient, en fait, la marque du terroir. Celle, en particulier, du cabernet-sauvignon. D’autres commençaient à avoir des soupçons, mais comme ils dégustaient dans des lieux déjà contaminés, ils pensaient que seules certaines bouteilles étaient atteintes. Il a fallu une dégustation de ses 1990 à Bordeaux, hors propriété, pour que la famille Borie se rende compte que son ducru-beaucaillou était pollué depuis quelques millésimes. La pollution venait du chai au centre de Saint-Julien où le vin était élevé. Très vite après, heureusement, mais avec beaucoup de discrétion, la famille décidait de construire un chai neuf sur la propriété qui a épuré les vins à partir du millésime 1995. Le premier cru classé avait aussi, comme par hasard, avec un changement de propriétaire, reconstruit un cuvier et un chai neuf. Pascal Chatonnet me confirmait que l’ancien était pollué, ce qu’avait vigoureusement nié le précédent directeur technique, avec un aplomb qui aurait fait honte à l’un de mes mentors Jean-Paul Gardère, dont la franchise de parole m’avait à la fois honoré et beaucoup appris sur le Médoc des années 1960 et 1970. Progressivement, entre 1995 et 2005, avec un retard de cinq ans sur la Rive droite, tous les bons crus médocains firent le nécessaire. Si encore trop de bouteilles plus récentes sont contaminées, seul le bouchon naturel en liège en est cause, malgré toutes les précautions prises et les engagements des bouchonniers. Les progrès de la connaissance œnologique ont permis de trouver également un remède aux lots de bouteilles contaminées. Un filtrage permet de diminuer après débouchage, voire de supprimer, la molécule incriminée. Beaucoup de bouteilles ouvertes par les châteaux qui ont procédé à ce nettoyage ne ressemblent pas à celles que des malheureux possesseurs ont dans leurs caves. Heureusement pour eux qu’une grande majorité ne ressent pas la contamination à la dégustation, ce qui a aussi beaucoup ralenti la prise de conscience du désastre par le négoce distributeur et par certains propriétaires.

Chapitre VII : droit du sol

Après le récit de ces infortunes, il faut revenir aux fondamentaux du Médoc qui font la célébrité méritée de ses meilleurs vins. Et s’interroger sur l’état présent de leur style et de son évolution probable avec le réchauffement du climat que nous connaissons et souvent redoutons.

On a longtemps simplifié la nature de ses terroirs et raconté au public les jolies histoires qu’il aime entendre. Le substrat principal du sol est bien sa nature de graves, c’est-à-dire de silice caillouteuse déposée il n’y a pas si longtemps par le fleuve sur les terrasses alluviales du Pléistocène moyen ou inférieur, au quaternaire, dans ses sous-divisions appelées Flandrien et Holocène, que les géologues actuels préfèrent à Günz ou Mindel, mots largement employés qui chantaient à mes oreilles il y a quarante ans. Ces sols légers et drainants ici ou là sont renforcés par de l’argile colluviale, lourde au bord de la Gironde, sur des palus impropres à la viticulture de qualité, dont l’herbe nourrit le fameux agneau local élargi à tout le département dans son appellation d’origine actuelle. Dès qu’on monte de quatre ou cinq mètres (le Médoc culmine à 40 mètres), cette argile permet aux graves de mieux retenir l’eau et de moins souffrir de la sécheresse des étés, de plus en plus marquée. Les vins gagnent en volume de bouche et en ampleur de texture ce qu’ils perdent parfois en finesse aromatique immédiate. C’est en profondeur que le terroir prend toute sa complexité avec du calcaire marin de l’Eocène ou de l’Oligocène à partir du nord de Pauillac, plus ou moins recouvert de graviers un peu plus gros qu’à Margaux. Plus on va vers l’ouest, plus les argiles et le calcaire alourdissent la texture des sols et sont plus favorables à la culture du merlot. On regrette les malbecs du XIXe siècle, plus qualitatifs que ceux plantés depuis trois générations, mais qui ont perdu leur force de caractère et ont pratiquement disparu. Le merlot, plus précoce, mûrit mieux que les cabernets sur des sols plus froids et souvent trop tardifs pour ces derniers. La prime donnée à la noblesse du cabernet-sauvignon fait souvent dire que ces vins d’argile ou de calcaire ont moins de complexité et de raffinement que ceux issus des graves. C’est souvent le cas mais un peu injuste envers un caractère original plus vite ouvert, plus onctueux, et même plus immédiatement savoureux. Il est dommage qu’un prix de vente insuffisant ne permette pas aux producteurs d’être toujours aussi rigoureux et sélectifs dans leurs assemblages. Quand ils le sont, les vins possèdent une remarquable originalité dans un équilibre océanique, harmonieux et propice à des accords gastronomiques plus larges que ceux, aristocrates, du cabernet-sauvignon, dégustés trop jeunes et trop réticents à délivrer tout leur potentiel à table. L’amateur de médocs conviendra pourtant, avec raison, que l’encépagement du vignoble, son influence sur l’assemblage retenu par le producteur et le climat de chaque millésime contribuent encore davantage à la diversité de caractère des vins qui fait la richesse unique et la gloire mondiale de cette région.
Au XIXe siècle, quand on classait les meilleurs vins du Médoc, les connaisseurs plaçaient le cabernet-sauvignon au-dessus de tous les autres cépages, suivi du cabernet franc et du malbec. Les verdots et les merlots étaient présents en appoint. On admire le réflexe qui fit appeler ainsi ce qui est réellement un croisement entre le cabernet dit franc et le sauvignon blanc, sans le traçage génétique dont nous disposons aujourd’hui, par simple observation de la vigne et de la saveur du raisin. Le malbec entrait souvent pour un tiers et plaisait parce qu’il apporte de la couleur, un parfum floral de violette, plus raffiné que celui du merlot. Le cabernet franc, largement plus planté qu’aujourd’hui, semblait bien mûrir et apportait peut-être une minéralité plus saline, affinant surtout la puissance tannique du cabernet-sauvignon. De toute façon, les propriétés produisaient déjà plusieurs types de vins. Elles étaient loin de tout mettre en bouteille sur place. Un négociant pouvait acheter le vin de Lafite ou Latour en barriques, à des prix différents. Les moins chères donnaient les vins les plus souples et les plus fruités, anticipant ainsi sur ce qui est devenu la règle, mais cette fois avec une mise intégrale en bouteille des vins à la propriété, entre 1945 et aujourd’hui. Dans les années 1950, le manque d’argent et les difficultés climatiques des fins de saison conduisirent beaucoup de producteurs à planter plus de merlots. En particulier, la famille Miailhe. En plus de ses propriétés de Saint-Seurin de Cadourne, elle joua un rôle déterminant dans des châteaux plus connus comme Palmer ou Pichon-Comtesse de Lalande. Les premiers crus de Pauillac ou les meilleurs crus de Saint-Julien – à l’exception de Beychevelle – ne suivirent pas cette tendance. Les crus bourgeois et artisans trouvaient dans le merlot une source plus régulière (et plus sûre) de rendement et de maturité. Son jus supportait mieux la chaptalisation que celui du cabernet-sauvignon. Il fallait souvent enrichir ces jus de deux degrés ou plus. Le merlot apportait aussi sa rondeur et des notes parfois plus animales qui plaisaient aux locaux, tous plus ou moins chasseurs et amateurs de gibier, mais aussi à un plus large public, habitué à des odeurs humaines ou environnementales, disons plus vigoureuses, que dans notre monde aseptisé actuel. Les vins de cabernets naissaient plus stricts, plus linéaires, avec des notes de cèdre raffinées, mais pour certains moins sensuelles, trop « intellectuelles ». On le disait aussi des cabernets francs de Touraine, encore plus légers et nerveux.

Nature et culture. Les paysages du secteur sont bien plus contrastés qu’ils n’y paraissent. Un jardin à la française impeccablement tenu, comme à Calon-Ségur, tantôt une rivière tortueuse, une forêt profonde et l’on se croirait en Irlande. Il s’agit d’un coin sauvage du parc majestueux de Cantenac-Brown. Du nord au sud, d’est en ouest, la géologie change tout le temps.

Chapitre VIII : une maturité nouvelle

Le réchauffement climatique a changé la donne et ouvert la voie à une nouvelle religion œnologique appelée « maturité phénolique », comme on l’entend si souvent.

Bon, nous savons tous ce qu’est un fruit bien mûr par rapport à un fruit qui ne l’est pas. Pas besoin de longues études universitaires. La science a pourtant démontré l’existence de plusieurs degrés dans la notion de maturité. Le degré « industriel », comme l’appelaient les vieux maîtres de chai, est le degré permettant de commencer à vinifier un vin buvable, de ceux que nous avons si souvent connu des années 1960 à 1980. Cela commence à 9,5° ou 10° dans les années dites convenables. Le degré supérieur, permettant une expression correcte du terroir (entre 10° pour les cabernets et 12° pour le merlot), fut celui des 1966 ou 1967, voire de 1975 et 1978. Dans les années 1980, la science a cessé de faire confiance confiance au seul indice du sucre et de l’acidité et cherché à comprendre mieux la maturité de la pulpe, de la peau des raisins et de leur rafle, même si l’égrappage total est ici de règle. La faculté de Bordeaux a alors créé le concept de maturité des tannins potentiels, appelée logiquement maturité phénolique, qui repose sur l’aspect et le goût des raisins et des peaux. Il oblige à venir faire des prélèvements et des dégustations de raisin dans les vignes et à considérer des indices quantitatifs de richesse en tannin, nommés IPT (indices de polyphénol total), qui s’enrichissent après l’étape précédente de mûrissement. On attend de plus en plus cette évolution des peaux. Avec le réchauffement climatique actuel, le sucre peut monter à plus de 13° pour les cabernets, 14,5° pour les merlots, parfois même 15°. Les vins ne peuvent éviter dans leur saveur de naissance de montrer l’évolution du raisin et de son niveau d’alcool potentiel. Les fruits ne sont plus rouges (cassis, fraise, framboise), mais noirs (mûres, myrtilles), voire de type pruneau et cacao quand le merlot est surmûri.
Avec inconscience, trop de viticulteurs renforcent cette sécurité d’obtenir une maturité « phénolique » en ajoutant un passerillage sur pied final, facilité par des effeuillages plus ou moins précoces. Une double augmentation de la richesse en sucre, par la voie naturelle (l’air et la lumière sur les feuilles) et par évaporation et dessication de la baie du raisin. On ne recourt pas encore, comme je l’ai vu faire en Italie, à des locaux ou l’on dessèche par des ventilateurs – là-bas, on dit plutôt qu’on perfectionne la maturité. Pas de surprise, de l’étonnement, puis de l’agacement d’un certain public devant la puissance alcoolique et le caractère jugé trop chaleureux de certains millésimes de grand soleil. Je constate une grande différence entre certains des crus les plus célèbres qui, pour limiter à 13° leur grand vin, se réjouissent d’assembler plus de 90 % de cabernet-sauvignon, voire plus de 95 %, et des crus jusqu’au-boutistes qui dépassent allègrement les 14° en pensant que ce qu’ils considèrent comme le degré de maturité le plus accompli donnera le vin le plus réussi. Avec l’évolution la plus actuelle du climat, entrevue en 2018 ou 2020, la prudence reprend le dessus. Que faire alors avec les merlots les plus riches ? On les retrouve dans les seconds vins, ce qui parfois leur donne une ampleur et une vigueur inconnues auparavant. Cela conduit à des rééquilibrages à la vigne où l’on replante plus de cabernets pour diminuer le pourcentage des merlots. Le vieillissement des vignes et les nombreux stress hydriques des dernières années ont affaibli la vigueur des pieds qui produisent de moins en moins. En 1982 et 1983, on a produit des vins de qualité à 70 ou 80 hectolitres par hectare. C’était un peu trop. Aujourd’hui, 40 hectolitres ou moins à l’hectare, avec toujours de la haute densité ou des nouvelles parcelles qui, de 6 500 pieds, reviennent aux 9 000 ou 10 000 de la tradition, ce n’est pas beaucoup mieux. Le rapport peaux-jus dans les cuves rend plus délicate l’extraction des tannins. Un raisin manquant naturellement d’équilibre ne donnera jamais un vin de parfait équilibre.
Au viticulteur de retrouver le bon compromis. La science et le matériel technique actuels le lui permettent. Le parcellaire des propriétés est surveillé avec une incroyable précision. Parfois rang de vigne par rang de vigne, avec photographie du feuillage, observation des signes extérieurs de stress, presque pied par pied. On palisse mieux les feuillages. On équilibre la production des pieds par un enherbement partiel et raisonné. On estime mieux les apports parfois nécessaires d’engrais. On progressera encore – je l’espère – dans la gestion de l’eau en retrouvant les secrets des vieux mondes qui savaient mieux conserver celles d’hiver, celles des orages de printemps ou d’été. Il faut, pour les dégustateurs, ne pas accorder trop d’importance à la dégustation précoce et immédiate, mondialisée en raison de la commercialisation des vins en primeur, même si elle détermine les prix de vente et la réputation des crus. Seul un vieillissement suffisant, de cinq ou même dix ans, permet de savoir si le terroir s’exprime en liberté et avec transparence, si le millésime mérite ou non sa réputation commerciale. On aura alors des surprises. Nos dégustations les plus récentes chez Bettane+Desseauve nous rendent bien plus confiants qu’il y a dix ou quinze ans. Les gros défauts évoqués plus haut deviennent rares. Nous nous réjouissons du nombre de plus en plus important de vins de qualité, de leur capacité de vieillissement et de leur fidélité à l’origine, en se fondant sur la mémoire des cinquante années précédentes et des constantes d’expression entre années chaudes et années moins chaudes. Plus que jamais, le Médoc est la grande région viticole française. Nous ne doutons pas qu’elle servira d’exemple au reste de la viticulture mondiale.

Le champagne, un grand bond en avant

Photo Leif Carlsson

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« La continuité n’existe pas. L’esprit est plus important que la reproduction ». À elle seule, cette petite phrase énigmatique de Richard Geoffroy semble être en mesure de résumer (et de justifier) les choix, les actes et les idées du vignoble champenois depuis le début de ce siècle. Visionnaire, l’homme qui a réveillé Dom Pérignon pour en faire une success-story sans équivalent dans l’histoire universelle du vin paraît avoir bien lu ce qui se jouait sous ses yeux. Ce qui était en train de se défaire aussi. À l’aube de ce millénaire, après cinquante années d’industrialisation et de productivisme, une partie de la Champagne décidait de s’éloigner de cette voie tracée, la jugeant sans issue. Mais inventer un nouveau modèle, vers plus d’artisanat, d’individualité et d’éthique, n’est pas un long fleuve tranquille. Surtout quand on produit 300 millions de bouteilles, consommées à peu près partout sur cette planète, en quantités différentes. Si cette rupture ne pouvait supporter d’être violente, elle n’a pas manqué de provoquer son lot de doutes, de crises et de remous. En même temps que de nombreuses possibilités et autant de chances.
Après la longue reconstruction de l’après-guerre et le printemps économique des Trente Glorieuses qui lui a permis de se transformer en profondeur, le plus désiré des vins pétillants est entré dans une phase nouvelle de son épopée vitivinicole. Celle de la reconnaissance culturelle de son champagne au rang de grand vin, agent d’émotions, miroir d’un ou de plusieurs lieux, expression d’un sol, d’une plante, d’un climat et d’une météorologie, volonté obstinée des femmes et des hommes qui l’élaborent.
Après Saint-Émilion (n°27), l’éthique (n°28) et la Bourgogne (n°29), En Magnum consacre son dernier grand récit de l’année 2022 au « grand bond en avant » de ce vin effervescent mondialement célèbre. Il débute par un saut en arrière dans son histoire moderne. Reims, janvier 1985. Il fait -25°C.

Le déclic des années 1980
La vague de froid laisse le pays endeuillé. Paris-Match titre sur le sujet : « Partout en France, le froid tue, détruit, saccage ». En Champagne, le mercure atteint des records de températures négatives. Dix pour cent du vignoble doit être arraché. Il faut replanter, reconstruire une nouvelle fois. L’hiver rappelle à tous que la Champagne est un vignoble du nord. Le printemps et ses nombreuses gelées portent le coup fatal, 50 % de production en moins. La réalité est brutale. Toujours en convalescence après une première moitié de siècle meurtrie par les guerres mondiales, le vignoble champenois peine à tenir sur ses deux jambes sans boiter. Par chance, le bel été 1985 permet de limiter les dégâts et donne des raisins de qualité aussi inattendue qu’exceptionnelle. La Champagne redécouvre l’esprit du grand millésime. Structurellement, l’épisode météorologique coïncide avec une époque de bouleversements.
Jusqu’ici, la production reposait sur l’activité d’entreprises familiales, essoufflées au début des années 1980 par les différents krachs boursiers et autres chocs pétroliers. Produit traditionnel échangé sur un marché classique, le champagne s’endort. La notion de qualité est marginale. Chaque maison applique sa formule de manière automatique, dans une logique semi-industrielle de « reproduction », pour reprendre le mot de Richard Geoffroy. Les petites maisons de marchands vivent avec le souvenir de leur glorieux passé entrepreneurial. Comme le marché est à la recherche de premier prix, certaines marques répondent à la demande. « À cette époque, le champagne est perçu par les consommateurs comme appartenant davantage à l’univers des spiritueux qu’à celui des vins », précise Thierry Desseauve. Dans le vignoble, depuis la fin de la Seconde guerre mondiale, la France rurale est épuisée par des récoltes faméliques. Le peuple paysan a délaissé plaines et coteaux pour l’usine, la machine, le contrat de travail et les congés payés. Chez ceux qui y croient toujours, on souffre. Les solutions d’un modèle de production intensif et fiable séduisent. Déstabilisée économiquement, la Champagne accueille à bras ouverts l’afflux de capitaux « étrangers » pour éviter la débâcle.
Si la naissance du géant LVMH, issue du mariage de Louis Vuitton et de Moët-Hennessy ne fait pas basculer immédiatement la Champagne viticole dans la dimension du luxe et de la rentabilité, la nouvelle union suscite de nombreux pronostics inquiétants sur l’avenir du vignoble. Elle ouvre surtout la voie à d’autres regroupements capitalistiques entre entreprises familiales, proies faciles des grands groupes de spiritueux ameutés par l’arrivée dans la place du cognaçais Hennessy. Les Canadiens de Seagram acquièrent Mumm et Perrier-Jouët (reprises vingt ans plus tard par Pernod-Ricard), Rémy Martin prend le contrôle de Krug (repris depuis par LVMH), Piper-Heidsieck et Charles Heidsieck (aujourd’hui propriétés de la famille Descours). C’est aussi le temps des self-made-men comme Gaston Burtin, qui se construit un empire avec le groupe Marne et Champagne, ou Paul-François Vranken et ses trois marques (Vranken, Heidsieck-Monopole et plus tard Pommery). On connaît aujourd’hui le succès commercial de ces rapprochements. On peut d’ailleurs facilement juger de leur pertinence, près de quarante ans plus tard, au regard de la place occupée par ces différentes marques sur le marché actuel. Il faut pourtant expliquer que ce changement de configuration a profondément modifié l’écosystème champenois en consolidant la place de Moët & Chandon au rang de numéro un, rang que la maison n’a pas quitté depuis.
La « grande maison » a joué un rôle fondamental au moment où le système du contrat annuel était abandonné. établi depuis l’après-guerre, ce fonctionnement quasi-soviétique garantissait l’achat de raisins à un prix fixe, valable pour tous. La reprise de cet indicateur par Moët – c’est encore le cas aujourd’hui – donne la tendance pour tous. Surtout, la maison d’Épernay fait rapidement le pari de mieux payer ses apporteurs de raisins, asphyxiant les maisons qui vendent des champagnes premier prix produits avec des raisins ou des vins payés au rabais. La répercussion de ces coûts supplémentaires ne manque pas de faire entrer la Champagne dans une ère nouvelle de valorisation. Bien sûr, à l’époque, la prise de pouvoir sur le vignoble par LVMH fait grincer quelques dents. Mais l’implication dans la vie champenoise de ce qui deviendra le premier groupe mondial de luxe semble avoir permis à la région viticole de se développer et de s’internationaliser. En première de cordée, la marque impériale a ouvert le chemin vers les marchés étrangers, voie sur laquelle négociants comme récoltants n’ont pas manqué de s’engouffrer. Lancées à la conquête du monde, ces marques liées entre elles par un capital commun, se sont organisées et structurées à la manière des multinationales de spiritueux, en s’adossant sur une distribution performante et tentaculaire.

Un vignoble à repenser
La montée en puissance de ces champagnes de marque sur les marchés internationaux réclamait aussi une croissance immédiate de la production. En dehors de quelques exceptions notables, chez certains vignerons, la recherche agronomique se résume à l’époque à trouver des moyens de produire plus. On double, voire triple les rendements à l’hectare. Presque partout, le vignoble champenois amende ses terroirs, épand des engrais, déverse des tonnes de « boues des villes » (ces composts urbains pollués interdits à partir de 1997, NDLR) et se protège avec des produits phytosanitaires pour « faire pisser » une vigne qu’on plante dans tous les secteurs historiques, y compris ceux anéantis par le phylloxéra à la fin du XIXe siècle et par les guerres du XXe. La Champagne grossit et rompt avec son passé de vignoble de pénurie, incapable de résister, en raison de sa situation géographique, aux aléas de la météo et à ses conséquences sur l’agriculture.
À la même époque, la qualité des vins profite du dynamisme général. Dans les cuveries, l’œnologie accélère, le travail sur les assemblages se fait plus précis, de nouveaux pressoirs sont construits. Le rôle de chef du cave change. Tout jeune retraité, Régis Camus, ancien chef de cave des maisons Charles Heidsieck et Piper-Heidsieck se souvient : « Quand j’étais jeune œnologue, j’avais pour habitude de porter une blouse blanche. C’était la règle. Les cavistes dans les cuveries m’appelaient le pharmacien. Pour eux, j’étais le chimiste. À partir de la fin des années 1980, lorsque les principales maisons de champagne ont quitté leur environnement familial pour être repris par des groupes agroalimentaires ou de luxe, le métier a évolué en profondeur ». Outre une œnologie plus respectueuse qu’autrefois de la matière première. Son rôle est désormais de parler des vins avec les consommateurs, de les expliquer, de les incarner. Dans l’histoire de sa mondialisation, l’accélération provoquée par la restructuration capitalistique des maisons engendre une période faste pour les ventes de champagne. Elle n’est pas exemptée de quelques épisodes chaotiques. La première guerre du Golfe (1991) marque les esprits, tend les marchés et porte un coup d’arrêt à l’économie mondiale. L’invasion et l’annexion du Koweït par l’Irak provoque le repli de la production des opérateurs champenois vers la grande distribution française. Les prix chutent. On doit créer des sous-marques pour éviter d’abîmer son image et prendre le risque de rompre avec la tendance de valorisation en cours. Le consommateur commence à se poser des questions sur ce qu’il trouve dans les bouteilles. Plusieurs scandales d’achat de bouteilles sur lattes éclatent. Les réputations se défont, auprès des particuliers, mais aussi des viticulteurs partenaires et, fait nouveau, auprès d’un cercle de prescripteurs qui s’intéresse enfin à ce renouveau du vin de Champagne. Sommeliers, critiques et journalistes commencent à exercer une influence sur le marché.
Cette marche forcée vers la valorisation ne s’arrêtera plus. Portée par la cohérence du discours de ses acteurs principaux, elle parviendra même à se remettre de toutes les crises économiques et politiques mondiales, rebondissant avec la même énergie après les attentats du 11 septembre 2001 à New-York, la crise des subprimes (2007-2008) ou, plus proche de nous, la pandémie de Covid-19 (2020-2021).

L’effet millénium
Attendu avec autant d’excitation que d’angoisse, le changement de millénaire a constitué un premier vrai point d’orgue pour le champagne dans sa conquête du monde. Effet escompté, le millenium n’a pas manqué d’ancrer encore plus profondément dans l’imaginaire collectif de l’humanité le rôle festif de la bulle française. Le niveau record des ventes de champagne en 1999 (327 millions de cols échangés, dont 37 % à l’export) couronne de lauriers la stratégie des nouveaux géants qui cherchent à faire des volumes importants de grande qualité toujours mieux valorisés.
Inspirante, la vision permet aussi le retour au premier plan de certains opérateurs historiques. Le monde coopératif (Nicolas Feuillatte, Jacquart, etc.) se réveille. Des entrepreneurs bien ancrés dans l’univers champenois tirent leur épingle du jeu en créant des groupes ambitieux. Citons, à titre d’exemple, Bruno Paillard et Alain Thiénot. Les maisons familiales de taille moyenne passent à la vitesse supérieure. Ces dernières commencent à mettre en avant leurs spécificités stylistiques et leurs différences. Les maisons Billecart-Salmon, Bollinger, Laurent-Perrier, Roederer, Deutz, Henriot, Pol Roger, Joseph Perrier, incarnent ce renouveau auprès des amateurs et des spécialistes des vins. Les discours changent quant à la manière de consommer le champagne. Les initiatives se multiplient pour en faire un vin à part entière.
Surtout, les profils organoleptiques de ces « nouveaux » champagnes rappellent à tous la grande qualité des terroirs champenois et la diversité incroyable des vins qu’ils peuvent donner, tantôt apéritifs et légers, tantôt complexes, fins et profonds. Le marché assiste à une atomisation de l’offre qui se traduit dans le vignoble par la redécouverte des différents secteurs, des possibilités d’assemblage entre cépages, entre crus. En cave aussi, on mène quelques révolutions. Ce fourmillement idéologique est incarné par quelques vignerons émergents. Anselme Selosse, Michel et Francis Égly, Nicole Moncuit (pour ne citer qu’eux) réveillent la champagne et interpellent les maisons en proposant des interprétations singulières de certains crus, s’éloignant quelque peu de la tradition de l’assemblage. Ces pionniers ouvrent la voie à une viticulture plus précise, mieux adaptée aux caractéristiques de sols du vignoble. Rapidement, cette nouvelle école, libre et imaginative, bouscule les hiérarchies. Interrogé sur le sujet, Philippe Jamesse ancien sommelier du restaurant Les Crayères et spécialiste mondialement reconnu du vignoble champenois souligne que cette révolution a rapidement été suivie par certaines maisons : « Roederer, Jacquesson, Bollinger ou encore Drappier, pour ne citer qu’elles, ont joué un rôle important dans cette révolution culturale. Chez les vignerons, cinq générations ont permis d’en arriver là. Jean-Pierre Fleury, Anselme Selosse en premiers, Pascal Agrapart, Francis Egly en héritiers de cette volonté, avant que des gens comme Jean-Pierre Bérêche ou Frédéric Savart ne prennent ensuite le relais. Depuis une dizaine d’années, les maisons se sont inspirées de leur travail. Elles ont adhéré à cette prise de conscience, modifiant profondément leurs pratiques culturales ».
Si la première décennie du millénaire achève de faire basculer le champagne dans l’univers des vins fins, elle engendre aussi dans le vignoble de nombreux questionnements liées à un dérèglement climatique dont on ne mesure pas encore tout à fait l’ampleur et à une opinion publique de plus en plus intransigeante quant aux réponses proposées face aux défis du siècle. Traumatisante par ses excès, l’année 2003 marque un tournant historique.

De nouveaux enjeux
« Le millésime 2003 restera hors norme pour une bonne raison. C’était le premier de ce genre et nous n’y étions pas préparés. Il nous a permis de grandir et de mieux comprendre ce à quoi nous allons être confrontés à l’avenir. » Successeur de Richard Geoffroy en tant que chef de cave de Dom Pérignon, Vincent Chaperon se souvient de ses doutes devant le profil gustatif des raisins de l’année 2003. Millésime caniculaire qui a précipité la récolte des raisins à des dates d’une précocité inédite, le violent épisode climatique modifie les équilibres des baies et interroge sur la tenue des vins dans le temps. Frédéric Panaiotis, chef de cave de la maison Ruinart, précise : « L’acidité a longtemps constitué un graal pour les champenois. Certaines personnes pensaient que ce niveau d’acidité élevée était le facteur déterminant pour permettre au vin de vieillir. J’ai ouvert les yeux sur ce sujet en dégustant de vieux millésimes comme les grandioses 1947, 1949, 1959 ou encore 1976 ou 1989. Tous ces vins ont bien vieilli. Pourtant, les acidités n’étaient pas très élevées ». À partir de ce millésime 2003 qui la bouscule dans ses convictions, la Champagne débute un travail de réflexion sur ses pratiques et prend conscience des dangers du changement climatique sur le profil de ses vins.
Elle s’éveille collectivement devant les nouveaux impératifs écologiques. Surtout, elle se rend compte, un peu à rebours, de la nécessité d’inscrire les enjeux planétaires dans sa démarche pour continuer à rester crédible auprès des nouveaux consommateurs. Pour le directeur de la maison Bollinger, Charles-Armand de Belenet, « les nouvelles générations évoluent vite dans leurs goûts et leurs habitudes. Les jeunes sont curieux, ils veulent savoir, comprendre, découvrir, avoir un contact direct avec la marque. On ne peut plus communiquer avec eux comme avec les générations précédentes ».
Les messages de marque changent, gagnent en transparence et en pédagogie. Cette révolution dans les vignes, dans la connaissance des terroirs, les sélections des raisins et des parcelles nécessite une prise de parole, avec des positions affirmées et claires. Sur ce sujet, le vignoble (et ses institutions) a longtemps été timide, comme le souligne Philippe Jamesse : « La grille de lecture a changé. Cette révolution a eu un impact considérable sur la qualité et sur la liberté de style. Pendant longtemps, le vignoble s’est enfermé dans des codes faciles en termes de viticulture, dans des habitudes dont l’appellation ne voulait pas sortir. La prise de conscience a eu lieu en voyant qu’on pouvait arriver à avoir une viticulture saine et de bons résultats. Bien sûr, tout ça implique plus de travail. Pour les plus jeunes, c’est une évidence. Ils veulent faire les choses de manière juste, en étant connecté à la réalité et au marché ».
Globalement, la Champagne d’aujourd’hui a bien intégré ces enjeux, convaincue du bien-fondé de ses démarches en faveur de la protection de l’environnement et de la planète. La viticulture biologique ou biodynamique, réclamée parfois de manière automatique par certains consommateurs, s’installe malgré le contexte climatique difficile propre à la région. La part du vignoble certifié Viticulture durable en Champagne (VDC) augmente et la région viticole s’engage à réduire de 25 % son empreinte carbone d’ici 2025. De nombreuses structures sont certifiées HVE et 25 % de la production est certifié ISO 14 0001. L’utilisation des engrais est réduite de moitié et les producteurs utilisent de moins en moins de produits phytosanitaires.
Cette démarche d’amélioration continue change profondément le paysage champenois. Pour Philippe Jamesse, « elle s’accentuera dans les années à venir, avec encore plus de sensibilisation concernant les intrants utilisés et leur impact sur la santé et l’environnement. Il y a une volonté de mettre en valeur la diversité des paysages de la région, d’apprendre à mieux gérer le traitement des effluents, notamment l’eau, et des déchets. De nombreuses structures entament des démarches de création d’écosystème ou d’agroforesterie. La Champagne prend le défi énergétique et écologique à bras le corps. C’est un vignoble qui avance vite sur ces questions ».

En quête de sens
Solide et bien structurée, la Champagne est aujourd’hui à la croisée des chemins. Si la forte demande pour ses vins l’incite à garder des rendements élevés pour se constituer des réserves, elle n’a jamais été aussi sensible aux questions écologiques, qui la poussent à interroger ses pratiques. Sans compter sur la pression (légitime) des consommateurs sur ces sujets qui l’oblige à remodeler en profondeur son image et son discours.
Cette quête de sens, qui fait suite à un siècle d’exploitation forcenée, semble avoir plusieurs leviers pour aboutir. Elle passe d’abord par une qualité irréprochable des vins proposés. Sur ce point, difficile de contester l’avancée spectaculaire des champagnes d’aujourd’hui en matière de définition stylistique et d’individualité de goût. La connaissance toujours plus poussée des terroirs, combinée à une œnologie de pointe et une viticulture en progrès constants, permet à une grande partie des champagnes produits de rejoindre l’élite des grands vins de la planète. Ensuite, le bon fonctionnement politique et administratif, qui réunit maisons et vignerons, continuera sans doute d’être déterminant dans le maintien du champagne au sommet de la catégorie des effervescents. À ce propos, Charles Armand de Belenet a sans doute raison de penser que « la croissance du prosecco, du cava, des effervescents anglais est une formidable opportunité » dans la mesure où « ce sont de nouvelles façons d’entrer dans l’univers des vins effervescents dont le champagne constitue un aboutissement naturel ». Cette hégémonie ne pourra d’ailleurs être maintenue qu’avec un positionnement confirmé tout en haut de la catégorie. Elle passera sans doute aussi par toujours plus de liberté d’entreprendre, de création et de communication. Un besoin bien exprimé par Vitalie Taittinger, présidente de la maison du même nom : « La feuille de route, c’est la liberté. La meilleure façon pour moi d’être libre dans cette entreprise, c’est de vivre l’aventure et d’être aux aguets sur la qualité de nos vins. Dans l’invisible, beaucoup de choses changent. Je ne crois pas à une communication sans nouvelle histoire à raconter ». Enfin et pour finir, elle devra s’appuyer sur l’énergie d’une nouvelle génération de vignerons, de propriétaires, de chefs de cave, de directeurs mais aussi de communicants et de commerciaux passionnés capables, par leur entêtement, de porter les couleurs du champagne dans le monde.
Finalement, Thomas Lombard, aujourd’hui à la tête de sa maison familiale d’Épernay synthétise assez bien cette quête champenoise. « Quand j’étais gamin, je voyais le champagne comme deux univers. Il y avait les vignerons, fiertés du pays, qui constituaient un cercle un peu fermé sur lui-même. De l’autre côté, les grandes maisons, internationales, dans le monde du luxe, ouvertes sur le monde. Aujourd’hui, les deux univers sont beaucoup moins clos qu’autrefois. On peut créer des liens plus facilement et trouver sa place. Maintenant, lorsque l’un de mes viticulteurs partenaires me parle de son terroir avec une approche technique, je l’écoute et je comprends que c’est ce qui permet à la maison de justifier sa position, de gagner en crédibilité. Désormais, et c’est peut-être en rupture avec les générations précédentes, nous allons plus loin. L’histoire de ce vigneron, on la raconte à nos clients. Aujourd’hui, c’est normal. Ce discours parle, plaît et intéresse. C’est ce qui m’intéresse dans mon métier. Faire des choses en phase avec mes valeurs, avec ce que j’aime. Et surtout, je veux créer quelque chose de nouveau. Personne n’a envie d’être la maison de plus. Ça ne m’intéresse pas de copier ce qu’ont pu faire les grandes maisons, même si ce sont des modèles de réussite inspirants. Comme nous, tout le monde cherche la différence. »
Existe-t-il meilleure définition du grand vin que cette recherche de singularité et de la différenciation ? Il y a peu, dans nos colonnes (En Magnum n°18), Michel Bettane répondait à cette question : « Dans notre environnement idéologique, le grand vin représente un scandale anti-démocratique. L’inégalité naturelle qui donne à certains lieux une supériorité reconnue de longue date dans les vins qu’ils produisent devient un fait non admissible. Le talent plus ou moins partagé par les hommes à en comprendre la valeur et à la perpétuer constitue une injustice qu’il faut combattre. Heureusement, ils ne sont pas seuls et c’est aux gourmands sans préjugés, avec leur enthousiasme et leur capacité à s’émerveiller devant les beautés et les bontés de la nature associées au perfectionnisme des hommes, qu’il revient de défendre et de maintenir ce qui leur a donné et leur donnera du plaisir. »
La quête de sens de la Champagne exprime un vieux rêve de nos sociétés modernes. Exister pour soi sans se désunir du monde.

La foi et le réel


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« Il y a longtemps, le vignoble était vert. Le seul engrais qu’on utilisait était le fumier, les insecticides n’existaient pas et le vigneron labourait sa terre avec un cheval fourbu. C’était comme ça depuis des siècles. En même temps, on crevait la faim. Et puis les Trente glorieuses sont arrivées. Le vin ne se vendait pas beaucoup plus cher, mais avec les engrais potassiques, bientôt les clones sélectionnés, on pouvait produire le plein de bons gros raisins. Quand le marchand de bonheur est arrivé avec son camion de produits phytosanitaires, plus besoin de piocher, bêcher, labourer, plus de craintes de ces fichus insectes, du black-rot, du mildiou, de la pourriture juste avant les vendanges. C’était le Progrès. » Avec esprit de synthèse, Thierry Desseauve résumait dans l’éditorial du premier numéro vert de En Magnum (n°4) ce changement de paradigme de la viticulture française au XXe siècle et, plus largement, la mue brutale du monde paysan, socle érodé, mais solide de notre nation. Ce constat, repris en détails dans un long dossier consacré aux agricultures biologique et biodynamique, interrogeait le bien-fondé de ces pratiques culturales au moment où elles cherchaient à convaincre de leur caractère inévitable l’ensemble des producteurs de vin de ce pays. Le phénomène de société n’était pas un feu de paille. Au contraire, il a grandi à mesure que l’urgence du changement climatique se faisait pressante. Force est de constater que les voies tracées par le bio et la biodynamie ont constitué pour certains des religions rassurantes et des guides spirituels vers la vertu, le bonheur. Elles ont été pour d’autres des chemins sans réponse et des routes sans issue. Bref, le clivage s’est accentué entre ceux qui croient et ceux qui n’y voient toujours qu’un horizon bouché.

C’était mieux avant ?
Pour un vigneron du début du XXe siècle, vivre de son travail est une idée impossible. En être heureux est inconcevable. Les campagnes sont pauvres, les paysans sont oubliés des élus et des puissants. Les richesses se concentrent dans les villes. Au pire sont-ils tout juste bons à être de la chair à canon pour les guerres à gagner ou à perdre. La fierté d’être paysan ne les quitte pourtant pas. Ils sont la nourrice de la France. Les vignerons font du vin pour les Français. Avec ce que ça implique d’aléas climatiques, de récoltes décimées, de disettes et de ruines. On s’arrange, on se serre les coudes. Pour certains, on coopère. L’idée n’est pas de produire bon. Comment faire d’ailleurs ? La replantation massive du vignoble dans la première partie du XXe siècle n’a pas été menée dans un but qualitatif. Faire du volume. La mission devient vitale avec la Première guerre mondiale. La notion de terroir, sauf en de rares endroits, est une idée dont on s’est écarté sans regrets. Les exploitations agricoles et viticoles du pays ne tiennent à rien. Les structures sont fragiles, comme les modèles économiques de l’époque, propres à ceux de l’agriculture vivrière. La caractéristique du monde agricole pendant des millénaires, c’était de vivre avec les accidents climatiques et l’irrégularité des récoltes. Profondément meurtrie par la Seconde guerre mondiale, la viticulture française a besoin de changer. Le moment est venu de réfléchir.

D’abord, l’agronomie
Les nouvelles variétés, les hybrides, les clones font leur apparition, encouragés par quelques penseurs de la viticulture de l’époque, dont le regretté Jacques Puisais. On cherche par tous les moyens à lutter contre les problèmes d’irrégularité des récoltes. Réinventer la viticulture pour faire du volume, c’est l’essentiel. À l’époque, le Français consomme en moyenne plus de 100 litres de vin par an. C’est une boisson alimentaire. Partout on replante, souvent mal et dans l’urgence, sans se préoccuper de la qualité des vins et du respect des terroirs. À partir des années 1950, les engrais potassiques proposés par l’industrie pétrochimique révolutionnent la productivité du monde agricole. Brutalement, le paysan découvre les récoltes abondantes et faciles. Désherbants, insecticides font leur entrée dans les vignes avec la mécanisation. Les tracteurs épandent des produits en quantité. La taille des exploitations, souvent modestes, rend difficile l’usage des machines. À la fin des années 1950, la France gaullienne acte les fondements de son « remembrement » moderne. Haies, bocages, fossés, talus, héritages des campagnes d’autrefois, disparaissent pour que la machine fonctionne sans entrave. Les parcelles s’agrandissent, leurs sols exposés aux vents s’érodent, ruissellent. Le travail de la charrue laisse place à des outils mécaniques, terriblement efficaces, qui soulagent le paysan de son dur labeur. Pour la première fois de leur histoire, les agriculteurs français vivent mieux.

Heureux qui consomme
La relance de l’économie française, dopée par les plans de reconstruction du territoire après la guerre, engendre une ère nouvelle de consommation qui prendra fin avec les chocs pétroliers et les krachs boursiers des années 1970. Parmi les Français qui se mettent à consommer en masse, certains commencent à développer une conscience du mieux boire et manger mieux. Ils s’intéressent aux bons produits. « C’est la génération Gault & Millau », explique Thierry Desseauve. « On voit apparaître une génération de cadres qui cherchent à consommer les meilleurs produits, avec une vision épicurienne et exigeante. On veut des produits de qualité, avec de la personnalité. En ce qui concerne les vins, leur médiocrité est affolante. Aucune surprise à ce qu’en 1976, lors du fameux Jugement de Paris, les vins californiens faits par des passionnés écrasent les vins français, produits pour bon nombre d’entre eux dans des logiques industrielles par des équipes qui répètent les mêmes gestes, sans se poser la question du goût. » Pourtant, le marché s’intéresse de près à ces produits de qualité. La perception de la société pour le vin change. Premier point de bascule. Premières limites de la politique agricole française. L’industrialisation à marche forcée de la viticulture donne une majorité de vins sans âme et sans saveurs. Volume énorme, qualité inexistante. La rationalisation des pratiques éteint quasiment toutes formes de réflexion empirique quant à la manière d’élaborer des vins de qualité. Hormis celle d’Émile Peynaud à Bordeaux, cas particulier, la réflexion agronomique universitaire en matière de viticulture n’existe pas. Au début des années 1980, seuls une poignée d’observateurs et de critiques alertent sur les dangers encourus par le vignoble français. Dangers pour qui ? Ces changements se traduisent par un bien-être des vignerons, incroyable et inédit par rapport aux siècles précédents. Avec les désherbants, les insecticides, on travaille moins et on revit. Pour les agriculteurs français, finis les corps brisés à 50 ans, finie la vie de misère. Peu considérés par cette génération qui commencent à jouir des bienfaits de la modernisation, les premiers doutes quant à la pérennité du modèle trouvent un écho auprès de la génération suivante.

Le retour des enfants
Le milieu des années 1980 coïncide avec l’entrée dans la vie active des enfants des paysans de l’après-guerre. L’amélioration des conditions de vie de leurs parents s’est traduite par une éducation plus soutenue. Mieux formée, la nouvelle génération revient dans les exploitations avec des idées et des projets. Surtout, un peu plus d’ouverture d’esprit et un sens aigu des envies des consommateurs l’amènent à mettre en doute les pratiques des aînés, responsables pourtant du bien-être nouveau. Pour beaucoup, il faut « tuer le père » et ses convictions. Lui expliquer que ces méthodes sont dramatiques pour la qualité, sans être encore persuadé soi-même de ce qu’il faut faire. Bien sûr, l’enjeu est de faire bon. L’écologie est un sujet marginal. Comme le marché suit cette tendance de recherche de qualité par certains consommateurs, certains vins – jugés bons par la critique – se vendent de plus en plus chers. Les producteurs commencent à sentir qu’améliorer la qualité peut leur permettre de faire du fruit de leur travail ce trésor national valorisé, dont ils peuvent être fiers. Le vin bascule dans un nouvel univers marchand. « Toute cette génération se pose beaucoup de questions, d’abord sur les vinifications. Sur ce point, les fondamentaux avaient été oubliés. On faisait des programmes pour simplifier le travail. La rébellion des enfants est d’abord sur la manière de faire les vins. Ils travaillent encore peu sur les rendements et sur la sélection », précise Michel Bettane. Si cette génération n’est pas encore « vigneronne », elle pose des repères de qualité pour la viticulture contemporaine, émergente à partir des années 1990. C’est elle aussi qui fait le tri dans l’idéologie fourmillante des années 1970 et 1980, inspirée des mouvements de contestation, notamment celui de mai 1968 pour son impact sur la manière de penser l’agriculture, les hommes et le rapport au vivant.

Naissance d’un mythe
Il faudra attendre la fin des années 1980 pour qu’émerge en France la figure moderne du vigneron. Portées par certains cavistes à Paris, et par certains importateurs à un niveau mondial, quelques vignerons charismatiques commencent à raconter leur démarche et leur travail. Bien aidés souvent par leur « gueule de l’emploi » et leur personnalité haute en couleur. À l’époque, peu de gens comprennent le combat qu’il mène. C’est la génération des Nicolas Joly (Domaine de la Coulée de Serrant), Mark Angeli (La Ferme de la Sansonnière), Noël Pinguet (Domaine Huet) dans la vallée de la Loire. En Bourgogne, Lalou Bize-Leroy prend la décision, lorsqu’elle quitte la codirection du domaine de la Romanée-Conti, de conduire immédiatement son vignoble en biodynamie. À l’époque, personne ne sait vraiment ce dont il s’agit. Anne-Claude Leflaive suit cette voie. Comme André et Bernard Cazes, dans le Roussillon, précurseurs extraordinaires qui n’ont rien à gagner au niveau du prix à changer leur pratique. Pour beaucoup, on apprend que cette nouvelle manière de faire est un véritable choix de vie. Parmi tous ces gens, nombreux sont ceux qui ne viennent pas du vignoble. Des enfants des villes, des lettrés, des ingénieurs, issus d’autres milieux. Tous ont cette prise de conscience, tous veulent faire des vins de qualité. Fait nouveau, tous pensent que tout se joue à la vigne et que seuls les bons raisins donnent les bons vins. La vision est incarnée par ces hommes et ces femmes isolés, souvent moqués, incompris. Les structures collectives ne comprennent pas. Le partage de cette sensibilité viendra plus tard.

Pardon et rédemption
À l’image de notre société vis-à-vis de son histoire, l’agriculture tricolore s’est vue contrainte d’envisager le futur tout en gardant un œil sur son passé, cherchant sans relâche pardon et rédemption pour avoir cédé, dans les années misérables de l’après-guerre, aux sirènes du productivisme mondial et de l’industrialisation mécanisée. Une attitude toujours reprochée par un consommateur à la fois juge et avocat de la défense, peut-être mal, quoique habilement, conseillé dans sa vindicte hâtive par les observateurs des modes et des tendances. La période heureuse du renouveau de l’agriculture française, au début des années 1970, a laissé place, dès les années 2000, à des sentiments de culpabilité tenaces. Avec humilité, parfois avec colère, les différents producteurs de vins en France ont soumis leurs pratiques culturales au jugement moral du consommateur. Rien de plus normal et de plus légitime dans la mesure où le vin s’affirmait de plus en plus dans la vie des Français comme une denrée d’exception, et non plus comme un produit de grande consommation. Depuis le début de ce nouveau siècle, ces pratiques n’ont pas cessé de tendre vers plus de respect des territoires, des écosystèmes, du vivant. Bio, biodynamie, agriculture raisonnée ou conventionnelle, leurs partisans ont développé une conscience écologique inédite, absente des préoccupations des générations précédentes. Pour bon nombre d’entre eux, cette conscience, associée à des modes de culture nouveaux et un sens quelque peu artistique du grand vin, s’est transformée en une forme d’éthique personnelle, ascétique et monacale, stylistique. Une dévotion – voire une foi – qui appelle ou non la bénédiction et la reconnaissance d’instances supérieures et certificatrices.

La quête de sens
Au début des années 2000, la recherche de la qualité par le changement des pratiques culturales n’est pas encore reliée à la prise de conscience écologique devant l’enjeu du réchauffement climatique. Seuls quelques lanceurs d’alerte essaient alors de faire évoluer les choses, dénonçant les errements d’une certaine viticulture enfermée dans des logiques de volume et incapable de mettre à jour ses logiciels de production en tenant compte d’une logique environnementale. Deuxième point de bascule. L’opinion publique commence à peiner à dissocier le fonctionnement du marché du vin propre à certains vignobles spécifiques, voyant peut-être de la richesse là où il n’y en a pas ou peu et exigeant l’impossible. Le vignoble est jugé coupable de ne pas aller assez vite dans la direction de cette voie vertueuse. Pourtant, le bio coûte cher et rapporte peu. Bref, le verdict est parfois injuste. En quinze ans, le fait que la planète était en danger a finalement été accepté. La production de vin en France en a pris conscience. À des degrés différents, selon les problématiques économiques et météorologiques propres à chacune des régions viticoles. Les labels, les certifications ont d’ailleurs contribué à ce réveil des consciences. En revanche, pour des raisons structurelles, leur système de validation et de reconnaissance n’a pas réussi à prendre en compte la réalité économique des lieux et des terroirs. Cette composante non négligeable de la vie des entreprises viticoles est encore trop largement niée et écartée dans la compréhension d’un écosystème. Collectivement, la société civile, la politique et les médias n’ont pas encore réussi à trouver les leviers méthodologiques qui permettraient d’intégrer les caractéristiques propres à ces localisations spécifiques. Aujourd’hui, la conscience écologique des producteurs dépasse souvent les cadres rigides d’un label. Une agriculture biologique, biodynamique, raisonnée ou conventionnelle qui ne prendrait pas en compte la dimension sociétale, économique, culturelle et climatique d’un terroir ou d’un territoire est une agriculture vouée à l’échec. Pire, hors de cette voie, le vin de lieu est une chimère. Pour éviter que ne s’écroule ce pan de la civilisation du vin, les hommes et femmes cités dans les pages suivantes ont quelques idées. Certes, il manque beaucoup d‘avis, de projets, de talents. C’est dire s’ils sont nombreux. D’autres les rejoindront et parmi eux, certains feront volte-face. La France est un pays qui réfléchit, même quand son peuple se divise. Son vignoble, en révolution permanente, aspire à des lendemains qui chantent.

La Bourgogne, l’impasse et l’issue

Photo Fabrice Leseigneur

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Les amoureux du vin de Bourgogne ne le savent que trop, jamais depuis trois siècles la Bourgogne viticole n’a été aussi adulée, aussi prospère et aussi anxieuse d’un succès qui lui fait plus peur qu’il ne la réjouit. Le cours des vins des meilleurs terroirs s’envole, souvent vingt à trente fois plus cher que celui des beaux terroirs voisins, mais méconnus des riches marchands et spéculateurs. Les caprices aveugles et violents du climat, joints à une plus grande rigueur dans la culture de la vigne ont entraîné une baisse des rendements, revenus au niveau des siècles derniers, ce qui n’arrange pas les choses. Les allocations au commerce sont de plus en plus maigres, tandis que la valeur foncière du vignoble atteint des sommets stratosphériques qui font obstacle à la transmission des patrimoines familiaux. Il faut désormais cent récoltes ou plus pour rembourser l’achat d’une vigne de beau terroir, chose monstrueuse pour un produit agricole, et qui voue cette agriculture de luxe à servir de patrimoine supplémentaire aux plus grandes fortunes. Et, bien entendu, à remplir les caisses de l’état à chaque transmission en raison d’une fiscalité confiscatoire unique dans l’Europe vinicole. Comment en est-on arrivé là ? Comment les efforts magnifiques de deux générations de producteurs et les vins produits, tout aussi remarquables, ont-ils abouti à une impasse que nous souhaitons tous réversible ? Je vais essayer d’en tracer la grande et petite histoire, ayant eu la chance d’en être le témoin de première main depuis plus de quarante ans.

L’affadissement

Il y a cinquante ans, la Bourgogne imagine s’extirper de ses difficultés chroniques en transformant ses pratiques viticoles. Le résultat est dramatique : elle y perd son âme et banalise ses vins.

Revenons aux fondamentaux, à commencer par la viticulture de la fin des années 1970. La décennie avait été très difficile avec au moins une récolte entièrement ravagée par la pourriture grise (1975) et de nombreux millésimes dilués par la pluie ou issus de vendanges sans bonne maturité. Quand je faisais mes premiers parcours complets dans les vignes bourguignonnes, je voyais partout des sols désherbés chimiquement et, pour lutter contre les caprices de la météo (déjà, mais très différents d’aujourd’hui), largement nourris par des engrais potassés qui ne contribuaient pas particulièrement à garantir un bon état sanitaire du raisin. Les baies gonflées par les premières pluies éclataient et la pourriture pouvait se développer en quelques jours. Jacques d’Angerville m’avait donné quelques explications à ces mauvaises pratiques en m’avouant que lui aussi, pourtant un des meilleurs viticulteurs de sa génération, abusait de ces mêmes engrais. Il faisait faire par les laboratoires des analyses de sol qui montraient un taux de potasse bien plus élevé qu’il ne le fallait, mais les mêmes laboratoires conseillaient de continuer à en ajouter. Il est vrai qu’un viticulteur influent de l’époque, Lucien Audidier, propriétaire de beaux crus à Nuits-Saint-Georges, avait fait une longue carrière à la tête des potasses d’Alsace, et qu’une forme de patriotisme pro-potasse et pro-alsacien faisait perdre à la viticulture tout recul critique, d’autant plus qu’on lui demandait de produire davantage à chaque nouveau millésime. Les déséquilibres du raisin nés de ces abus, trop de jus dans les baies et acidité instable et insuffisante, semblaient faciles à corriger par la chaptalisation, la saignée des cuves et l’acidification, pratiquement partout conseillées et pratiquées. Même un vinificateur méticuleux comme Charles Rousseau à Gevrey avait adhéré à ces pratiques quand ses vins de 1977 et, en partie, de 1978 et 1979 avaient tourné, devenus vinaigre et troubles. Il faudra presque vingt ans pour qu’une prise de conscience des défauts analytiques de raisins issus de vignes trop nourries d’engrais conduise à plus de discipline. Hélas, les excès de potasse mettent longtemps à disparaître et, inversement, des sols insuffisamment rééquilibrés en matière organique affaiblissent la vigueur des vignes et, souvent, le potentiel aromatique du raisin. On ne percevait pas encore comme il aurait fallu les méfaits de l’abus du glyphosate et des produits systémiques, d’autant que l’un d’entre eux, permettant de protéger dès 1980 les vignes contre le botrytis, donnait des résultats spectaculaires, sauvant chez le même Charles Rousseau la vendange 1980, remarquable. Jeune journaliste et encore bien naïf, j’étais plus obsédé par la chaptalisation que par ces questions plus générales d’agronomie, mais j’ai eu la chance extraordinaire de rencontrer quelques personnalités qui m’ont permis de mieux comprendre les enjeux d’une évolution obligatoire des habitudes locales. Jacky et Bernadette Confuron, couple exemplaire et travailleur de Vosne-Romanée, montrait ce que pouvait donner le travail du sol et, plus encore, les gestes indispensables dans la conduite de la vigne comme une taille qui la maintenait dans son espace individuel et une pratique de l’évasivage que 80 % de leurs voisins avaient abandonné. Cela consiste à éclaircir les doubles bourres et à mieux aérer les grappes pour garantir un meilleur état sanitaire et une maturité plus complète du raisin. Le pépiniériste Guillaume à Charcenne, de son côté, m’éclairait sur l’importance capital du choix du matériel végétal. Le grand débat qui courait alors dans les deux côtes, mais particulièrement en côte de Nuits, concernait le pinot droit, comparé au pinot fin, dit tordu. Un vigneron astucieux de Flagey-échezeaux, Louis Gouroux, pépiniériste local, avait sélectionné un pinot qui poussait droit, ce qui économisait de façon sensible les gestes des viticulteurs, dans le palissage comme à la vendange. Lui-même viticulteur précis en avait limité la vigueur par un évasivage systématique et produisait des vins de grande finesse. Mais d’autres, plus paresseux, laissaient surproduire la vigne et affadissaient l’expression de leurs vins. Les deux camps entretenaient des ragots et dénonciations réciproques. Les uns fustigeaient le recours à ce pinot droit, les partisans de ce dernier dénonçaient les mauvaises sélections de leurs collègues avec des vignes qui crachaient encore plus de volume de vendange.
Ce débat cachait en fait une dérive bien plus grave. Guillaume m’avait alerté à ce propos avec une grande honnêteté morale et intellectuelle. Un terrible virus, appelé court-noué, transmis à la vigne depuis les profondeurs du sol par des micro-insectes appelés nématodes, menaçait d’anéantir la productivité des vignes. Il fallait donc régénérer les vignes infectées. Mais comme on ne pouvait détruire les vecteurs du virus, il aurait été vain de continuer à replanter un matériel lui-même plus ou moins infecté dans les pépinières locales ou dans les sélections des derniers viticulteurs capables de les faire. La science agronomique bourguignonne de l’époque, sous l’autorité du très influent et respecté professeur Raymond Bernard, avait eu recours à une révolution dans la sélection par le clonage. Il était possible de débarrasser le matériel végétal du virus par des procédés physiques et de le reproduire sain à l’identique. Conscient de la simplification que ce procédé révolutionnaire pouvait apporter à la population de cépages née du greffage postphylloxérique, particulièrement pour le plus touché d’entre eux, le chardonnay, Raymond Bernard avait fait sélectionner et planter sur les hauteurs du mont Battois, au-dessus de Beaune, une grande variété d’individus nés de cette population, pour en étudier le comportement. Mais dans l’urgence, seuls quelques rares individus avaient été jugés dignes d’être clonés et replantés. On avait pratiqué cette sélection sur des critères de microvinification et de dégustation très peu clairs et complètement subjectifs. Guillaume avait senti les dangers d’une simplification outrancière et surtout celui d’une réaction en chaîne des maladies possibles qui, sur des clones, toucheraient l’ensemble des plantations. D’autres vignerons, à la vue des premiers raisins plantés, en particulier le fameux clone de pinot noir 115 plébiscité par les meilleurs viticulteurs de l’époque, les Seysse, les Montille, et même Aubert de Villaine, se montraient dubitatifs. Sur des chardonnays, quelques viticulteurs pointus comme Jean-François Coche Dury ou René Lafon étaient encore plus rebelles à se soumettre à cette simplification. Guillaume vendait les clones, mais m’encourageait à me battre contre cette nouvelle mode. Avec un argument massue : une population aura certes des défauts, et des individus malades, mais une microdiversité de caractère, de maturité qui seule pourrait exprimer toute la noblesse et la complexité d’un bon terroir. Un univers de clones identiques pourrait dégénérer à l’identique, tout comme affadir la saveur finale du vin. Je suis assez fier d’avoir écrit dès 1983 un article dénonçant les dangers du clonage, naturellement vigoureusement combattu par de bien plus savants que moi. Mais encore plus fier d’avoir convaincu Olivier Leflaive et quelques autres viticulteurs familiaux de qualité d’organiser pour la petite association qu’ils venaient de créer un débat public sur la question. Il eut lieu à Bouilland au milieu des années 1980 et j’avais invité pour l’occasion Jean Delmas, directeur de Haut-Brion et mon ami Denis Dubourdieu, agronome émérite (on oublie sa formation à Montpellier) autant qu’œnologue rigoureux. Jean Delmas avait conduit une passionnante étude du matériel végétal de Haut-Brion montrant les avantages d’une population massale sélectionnée avec précision. C’est en analysant tous les individus de la propriété qu’il avait repéré des merlots étranges, à la peau délivrant de forts arômes fumés, qui auraient été interdits de plantation après dégustation en microvinification en raison de l’étrangeté même de leur saveur. Mais en très petite quantité, c’étaient bien eux qui donnaient à ce cru prestigieux tout son cachet. Je pensais qu’il pourrait apporter le fruit de son expérience à ses collègues bourguignons. Denis Dubourdieu de son côté avait regardé, sidéré, les protocoles des microvinifications, si délicates d’ailleurs à réussir, qui ne s’intéressaient qu’au sucre, à l’acidité ou à la grosseur ou au poids des baies sans s’interroger sur la qualité des peaux du raisin et donc des tannins des vins, élément capital pour un vin rouge dont nul n’avait alors conscience en Bourgogne. Ce fut un beau moment où éclata alors le chauvinisme et l’inculture de toute une génération de professionnels locaux. De la même façon, et encore sous la suggestion de Guillaume, j’étais intervenu en défendant l’idée de sélectionner dans chaque village les meilleurs individus et de créer, par des associations de vignerons, des vignes témoins pour conserver les petites mutations locales des cépages qui contribuaient à l’individualité des caractères des appellations. Il a fallu plus de vingt ans pour que ces idées se traduisent par une prise de conscience généralisée de tous ces enjeux.

Renaissance

Portée par quelques vignerons idéalistes ou plus simplement conscients de leurs responsabilités envers un terroir aussi prestigieux, l’idée d’un sol vivant finit par s’imposer dans les années quatre-vingt-dix.

Dans les années 1990, un petit groupe de viticulteurs progressistes a créé l’association G.E.S.T. (groupement d’étude et de suivi des terroirs) pour étudier enfin les sols bourguignons et la meilleure façon d’en respecter l’originalité et d’assurer leur pérennité. Malgré des querelles scientifiques amusantes tout autant que stimulantes entre des agronomes aussi différents que Claude Bourguignon et ses contradicteurs, ils ont fait considérablement avancer l’idée de sol vivant et les différents moyens adaptés aux ressources de chaque viticulteur pour entretenir cette vie. De la même façon, et en lien direct avec sa défense du patrimoine des « climats », Aubert de Villaine, qui a su complètement changer d’orientation, a fondé avec quelques collègues un conservatoire du pinot fin qui va certainement contribuer à préserver une continuité de saveur et d’expression bienvenue. En même temps, la sélection dite clonale avait quand même progressé, en offrant au viticulteur une collection plus complète d’individus, et pas forcément les plus productifs ou ceux dotés d’un goût plus marqué et plus facilement identifiable. Le travail de clonage lui-même et de traitement du matériel pour le rendre sain était devenu moins violent sur le plan thermique et respectait davantage dans le clone les qualités de l’individu de départ. De toute façon, l’expérience permettait de se rendre compte de l’impossibilité d’assurer la pleine santé des vignes dans un sol contaminé où persistent en profondeur, indélogeables sans recours à un arsenal chimique dangereux, et d’ailleurs interdit, les affreux nématodes porteurs du virus. Au même moment, une plus grande évolution se mettait en place et c’est sans doute elle qui prendra en charge toutes les inquiétudes actuelles concernant l’évolution générale du climat. Le concept de viticulture biologique et sa dimension plus étroite ou plus large, selon les convictions de chacun, de viticulture biodynamique, est devenu le moteur principal de la transformation du vignoble. J’ai eu la chance de bien connaître un des inspirateurs les plus influents de la biodynamie en viticulture dès le milieu des années 1980. François Bouchet était un viticulteur de Saumur qui, avec une modestie et une précision dignes de l’école de la Troisième République, essayait de faire appliquer les principes nés des écrits de Rudolf Steiner, que quelques avant-gardistes comme Jean Claude Rateau (dès 1979) ou Didier Montchovet (en 1984) avaient repris de plus anciens pionniers encore, champenois ou rhodaniens. La conversion la plus spectaculaire à la biodynamie fut celle de Lalou Bize Leroy, négociante perfectionniste, devenue vigneronne par l’achat en 1988 du domaine Charles Noëllat, et assumant jusqu’en 1991 la co-administration du domaine de la Romanée-Conti. Dans les années 1982 et 1983, elle m’avait éduqué avec son talent extraordinaire de dégustatrice à toutes les subtilités des grands terroirs bourguignons et ses dégustations d’Auvenay resteront autant d’instants magiques dans la mémoire de tous ceux qui y ont participé. Amoureuse de ses vignes et approfondissant sa vision de la viticulture par la lecture en allemand, dans leur langue d’origine, des écrits de Steiner, complice aussi de ce qui se passait dans la Loire chez Nicolas Joly, Noël Pinguet et bien d’autres, elle convertit rapidement ses vignes prestigieuses à une biodynamie très personnelle, stricte dans l’observance des principes de l’anthroposophe autrichien, mais très originale dans l’utilisation des plantes et dans la conduite de la vigne, avec des résultats spectaculaires sur le plan de la qualité des vins. Leur rareté, leur prix en font rapidement des légendes. Cela entretient une rivalité au fond très positive avec d’autres viticulteurs, prestigieux ou non, parfois de sa propre famille comme son neveu Henry-Frédéric Roch. On ne compte plus aujourd’hui le nombre et la surface des conversions à des pratiques de maintien de la nature et de la vie des sols ou de renforcement de l’immunité naturelle des vignes et de leur résilience. Avec des degrés différents d’interprétation des mêmes principes, respect des phases naturelles de la lune et même des astres, labours plus ou moins profonds, enherbement, augmentation de la surface foliaire, taille et palissage plus conformes à la circulation de la sève, réintroduction de la présence animale, préservation de la faune et de la flore locales. En espérant que la violence de plus en plus grande du microclimat – gels cruels du fait de la précocité de la maturation des vignes, elle-même née du considérable réchauffement climatique, grêles encore plus cruelles à répétition, échaudage des raisins en été trop chaud et, hélas, blocages d’étés trop secs – ne réduise pas à néant ces grands efforts, soutenus par des prix de vente permettant de les rentabiliser.

Rectification

Dans les chais, corriger les faiblesses naturelles du raisin et les erreurs de vinifications fut longtemps la règle. La prise de conscience d’un changement de cap nécessaire fut longue, parfois chaotique et au final toujours d’actualité.

Les vinifications, tellement maladroites dans les années 1970 et 1980, se devaient de suivre la même courbe perfectionniste. À la fin des années 1970, l’œnologie bourguignonne, malgré la présence d’une université à Dijon, se montrait trop chauvine pour suivre le grand mouvement de ce qui se construisait alors à Bordeaux ou à Montpellier. Elle vivait dans le souvenir de ses origines, à savoir la pharmacie. Les vieux commerciaux des maisons de négoce parlaient même avec émotion et conviction du travail de leurs « chimistes », ce qui avait le don de me faire sourire. Attention, la pharmacie et les études pour devenir pharmaciens étaient capables de faire faire aux vinifications de grands progrès, comme en Champagne dans les années 1930, dans des domaines pointus comme la sélection de levures performantes. Mais en Bourgogne, la routine dominait, partisane d’une œnologie corrective bien plus que préventive. Le raisin manquait de sucre naturel ? On en rajoutait, et pas à la petite cuillère. Jusqu’en 1988, j’ai vu des pinots noirs de grands crus vendangés en toute illégalité en dessous de 11,5 degrés, voire en dessous de 11, et remontés à 13 degrés ou plus avec du sucre de betterave ou, pour les snobs, de canne à sucre. La loi autorisait la chaptalisation, mais en donnant le choix au vigneron soit de rectifier les sucres en lui interdisant d’acidifier, soit d’acidifier un raisin plus mûr à condition de ne pas l’enrichir en sucre. Une grande majorité faisait tout le contraire et arguait que l’augmentation du volume de jus lié à l’enrichissement en sucre obligeait en retour à acidifier pour rétablir l’équilibre de départ. La répression des fraudes faisait de temps en temps des vérifications et dressait des amendes, mais le plus souvent, elle laissait faire. Le raisin manquait de tannin ? On en rajoutait sous forme de poudre et on considérait même que cela facilitait l’hygiène des fermentations en fixant mieux l’acidité et les matières colorantes. Il est vrai que beaucoup de cuviers ou de caves n’offraient pas une hygiène parfaite et que les accidents en cours d’élevage conduisaient à des interventions physiques ou chimiques peu conformes avec le respect de la matière première originale. Les recherches les plus poussées venaient d’ailleurs de l’université de Reims et concernaient la microbiologie plus que l’œnologie. On ne voyait pas les professeurs d’université conseiller les domaines viticoles comme à Bordeaux, où la faculté était fort présente dans les châteaux. Les œnologues salariés étaient mal payés. Jacques d’Angerville se battait encore dans les années 1990 pour que le vinificateur du domaine des Hospices de Beaune ait un salaire décent. Les laboratoires privés étaient payés chichement à l’analyse et se rattrapaient par la vente de produits œnologiques. Beaucoup de vignerons bien ancrés dans leur fierté bourguignonne considéraient que c’était déchoir que de confier à un prestataire de partager avec eux l’acte de vinifier, se moquant de leurs collègues qui commençaient à prendre des œnologues conseils. Souvent, ces œnologues ne se rendaient même pas compte à la dégustation de sérieux défauts analytiques. Des déviations pourtant évidentes et dues à la malignité de levures indésirables, comme la tristement célèbre Brettanomyces bruxellensis, étaient assimilées à des expressions naturelles et authentiques du terroir. En vin rouge, on partageait largement la religion du pH. Entendez que le seul élément que l’on contrôlait dans le vin fait était son pH, sans vraiment s’intéresser à la qualité de la maturité finale du raisin. Pour les vins blancs, des formes graves d’oxydation précoce, perceptibles dès la fin des élevages, étaient rattrapées in extremis par des acidifications assassines ou, inversement, quand on avait exagéré, par des désacidifications tout aussi dramatiques, avant que les consommateurs et les critiques internationaux ne s’aperçoivent du désastre. Des centaines de pages ont été écrites pour dénoncer ce défaut ou trouver des solutions pour l’éviter. On a accusé tantôt le bouchon, tantôt des excès de remuage des lies en barrique, tantôt un mauvais équilibre en azote des sols, entraînant un déséquilibre dans les moûts, tantôt (et sans doute avec plus de justesse) la médiocrité du matériel végétal clonal. Tout cela a certainement joué un rôle pour les milliers d’hectolitres qui ont très mal vieilli entre 1985 et 2005. Ce n’est que récemment qu’on a compris que les mises en bouteille manquaient de précision dans les domaines qui s’étaient équipé d’un matériel moins performant que celui des embouteilleurs professionnels. Chacun a fait depuis des efforts et on peut affirmer qu’aujourd’hui, les meilleurs vins blancs vieilliront mieux. Mais à quel prix ! On vendange de plus en plus tôt pour éviter des excès de maturité, on recherche le maximum de réduction dans la saveur avec l’approbation d’un public et de critiques qui boivent et jugent les vins de plus en plus tôt et n’ont que le mot tension ou minéralité en bouche. Le réchauffement climatique complique de plus en plus le choix d’une date idéale de vendange, mais quelques fortes personnalités résistent à la mode et arrivent à nous épater avec certainement les plus beaux blancs des quarante dernières années, en prenant le maximum de risques et en les assumant.
Mais les progrès les plus spectaculaires sont venus des vins rouges. Un premier changement de taille a eu lieu vers 1985 avec l’arrivée de nouveaux œnologues qui s’installaient dans les laboratoires privés. Manque de chance, ils n’étaient pas Bourguignons et excitaient la tendance trop naturelle des locaux à faire preuve de chauvinisme : deux Grecs se sont succédé dans le laboratoire créé à Beaune par la famille Meurgey, Athanase Fakorellis, puis Kyriakos Kynigopoulos. Admirateurs de l’école bordelaise, ils ont commencé par offrir une plus grande précision dans l’analyse des moûts et des vins et à faire remarquer des défauts analytiques qui passaient, comme on l’a dit, pour l’expression du terroir. Avec une sensibilité particulière sur la propreté aromatique des vins blancs et la maturité plus accomplie des raisins rouges. Ils ont formé dans leur laboratoire tous les meilleurs conseillers œnologiques d’aujourd’hui, comme Dimitri Bazas, Sylvain Pataille, Pierre Milleman, avec qui j’ai partagé jadis tant de dégustations de vins jeunes. À Nuits-Saint-Georges, le Libanais Guy Accad, avec sa double et remarquable formation à Montpellier d’agronome – disciple des grands Branas et Champagnol, trop oubliés de nos jours – et d’œnologue, faisait beaucoup parler de lui et de sa fameuse « méthode ». Pour l’avoir bien connu, je peux à la fois souligner les faiblesses de l’homme et du savant, mais aussi la fulgurance de certaines de ses intuitions. Sa spécialité était d’abord l’analyse des sols et le conseil pour les entretenir. Avec le souci de récolter un raisin vraiment mûr et sans avoir besoin d’en corriger son caractère. Il avait bien sûr repéré les méfaits de surproduction et de banalisation du goût des clones certifiés, tout comme les inexcusables déviations aromatiques des fermentations mal maîtrisées. En bon mathématicien, il s’intéressait surtout à la cinétique des fermentations qu’il conduisait du froid à la température idéale avec une grande virtuosité, malgré des instruments bien imparfaits. Certes, il avait tendance à surprotéger le raisin au départ par le S02. Il avait compris que les doses qu’il recommandait, aux alentours de deux litres de solution par tonne de raisin, entraînaient une bonne sélection des levures naturelles (il ne préconisait jamais les levures du commerce) et les protégeaient de l’action des terribles brettanomyces. Ce qui le conduisait à ne jamais conseiller l’acidification des moûts comme la plupart de ses collègues. Il y eut hélas ensuite, après 1988, des exagérations, particulièrement dans le refroidissement initial des raisins, à la limite de la congélation, pour mieux en extraire les anthocyanes et leurs précurseurs aromatiques, au prix d’une réduction aromatique qui venait masquer la vraie expression du terroir. Mais les bruits les plus farfelus et les plus faux circulaient sur des manipulations, courantes chez d’autres, que les jaloux n’étaient que trop heureux de lui reprocher. Lui-même, pour des raisons liées à sa vie privée, se laissait aller à des imprécisions dans le conseil qui lui ont fait perdre peu à peu sa clientèle. Mais son influence a marqué de jeunes viticulteurs. Parmi eux, les plus influents ont peut-être été les frères Jean-Pierre et Yves Confuron, le premier ayant formé une génération de jeunes ou moins jeunes professionnels au centre de formation des adultes de Beaune. Les pré-macérations fermentaires à froid l’ont emporté sur les stupides vinifications à chaud qui caramélisaient les vins pour les protéger des méfaits de la pourriture partielle des vendanges. La mode de la vendange entière, qui avait produit les plus grands vins du siècle, domaine de la Romanée-Conti en étendard, et qu’Accad préférait nettement à la vendange égrappée, au rebours de viticulteurs célèbres comme Henri Jayer, s’est élargie avec la meilleure maturité finale du raisin. Certes, il arrive que l’excès de soleil perturbe le style des vignerons les plus perfectionnistes avec des degrés alcooliques élevés et un caractère bien plus sudiste que dans la moyenne des vins de la fin du siècle dernier. C’est oublier que des vins de même style en 1947 et, nous pouvons l’affirmer désormais, en 2003 ont retrouvé avec l’âge le chemin de l’excellence exceptionnelle, exception voulant bien dire ici une excellence pas conforme à la tradition. Une autre tendance privilégie les vins qu’on surnomme affectueusement « glou glou ». Les vins dits nature en font certainement partie. Il y en a certes beaucoup de déviants, qui ont leurs amateurs et leur public. Mais il y en a aussi beaucoup de très agréables qui, pour les entrées de gamme comme les blancs aligotés ou les appellations régionales, au prix encore fort accessible, jouent leur rôle d’initiateurs au plaisir de boire. Ce n’est pas aussi facile que l’on croit de produire un vin pur, souple, équilibré, charmeur, dont le marché a pourtant besoin. De plus en plus de jeunes viticulteurs idéalistes y parviennent heureusement. En revanche, il faudrait se montrer parfois un peu plus exigeant envers les vins de grande origine, issus de vinifications exagérément assouplissantes, avec des matières séductrices mais un manque évident de densité. Cette densité, on la retrouve chez les meilleurs stylistes, provoquée par le réchauffement climatique et l’amélioration de la viticulture. Ils redonnent aux grands rouges toute leur complexité, leur charme et leur séduction. Mais les volumes produits diminuent de façon inquiétante, entraînant des augmentations parfois spectaculaires des prix, mais surtout une raréfaction de l’offre. Dans tous les cas, on assiste en conséquence à une réorganisation complète de la propriété vitivinicole et de la commercialisation, ce qui doit commencer à inquiéter.

Grands et petits, vignerons et négoce

Fruit d’une longue histoire bousculée par les crises et les guerres, le commerce des vins de Bourgogne n’a rien d’un long fleuve tranquille…

La commercialisation du vin de Bourgogne influe en effet considérablement sur l’évolution du style des vins car, à chaque génération, le public imprime ses désirs et ses préférences en matière de goût. Préférences que le marchand, qu’il soit producteur ou distributeur, cherche à satisfaire, dans la logique même de son métier. À la fin des années 1970, on vivait encore dans le souvenir du demi-siècle précédent. Je m’explique : c’est un fait historique que le vignoble bourguignon a depuis ses origines été constitué, puis dirigé par des grands propriétaires, dont le principal était naturellement l’église. Avec toutes les disputes entre différentes chapelles qui ont opposé des abbayes jalouses les unes des autres, et des ordres monastiques rivaux, qui font le sel de l’Histoire. La vente des biens de l’église n’a pas mis fin à l’emprise des riches et des puissants. Le banquier Ouvrard possédait tout le clos Vougeot, la Romanée-Conti et bien d’autres grands crus. Les familles Latour, Bouchard, Chanson développaient progressivement et leur vignoble en propre et leur activité de négoce, tandis que les Liger-Belair, Rebourseau, Pasquier-Desvignes, Marey-Monge, Duvault-Blochet et leurs héritiers Chambon, et bien d’autres, participaient à l’extraordinaire amélioration des vins qui a marqué les années 1850 jusqu’à l’arrivée du phylloxera. Les paysans possédaient bien sûr des vignes, car il fallait bien produire du vin dans une activité de polyculture pour se nourrir soi-même et sa famille (rappelons que le vin est alors une boisson aliment consommée jusqu’à plusieurs litres par jour), mais très rarement dans les bons terroirs. Le phylloxera a ruiné les riches et puissants, qui ne faisaient pas confiance aux porte-greffes américains, et les violences de l’histoire (guerres, crise économique de 1929) ont fait le reste. La terre agricole, même en grand terroir, ne valait plus grand-chose et toute une paysannerie et petite bourgeoisie a pu alors acheter des vignes, les cultiver et même vinifier leur produit. Ce qui ne l’enrichit pas pour autant. Dans les années 1960, le viticulteur travaillait dur, les récoltes étaient très inégales en volume et en qualité et le négoce lui payait souvent mal son raisin. Car le négoce distribuait et commercialisait encore au moins 80 % de la production bourguignonne. Avec trop souvent de mauvais principes, le premier étant celui de préférer la marque à la notion d’origine et cela malgré la révolution de la création des appellations contrôlées. À vrai dire, il fallait distinguer les négociants partisans de la marque, souvent situés à Nuits-Saint-Georges, de ceux qui dès le début ont joué la notion d’origine, davantage situés à Beaune, les deux tendances ayant eu en plus un comportement différent pendant l’Occupation, dont le souvenir était encore présent dans les mémoires locales. La marque, cela pouvait dire la création d’un goût spécifique, y compris par l’assemblage avec des vins d’origine différente et considérés comme « médecins », donc le coupage. Le coupage était d’ailleurs presque servi à domicile puisque dans les années 1970, à Morey-Saint-Denis, au bord de la route des crus, un négociant bien connu pouvait proposer à toute la viticulture un choix de vins améliorateurs de la couleur ou du goût. La répression des fraudes réagissait mollement à l’activité de cet établissement. Je me souviens encore des paroles certes sages, mais trop conciliantes, prononcées avec un délicieux accent bourguignon qui roulait les r à plaisir par Charles Quittanson, le tout puissant directeur nuiton de l’organisme d’état : « On ne va quand même pas embêter les bons à multiplier les descentes de cave pour empêcher quelques abrutis de faire leur tambouille ! ». De façon plus insidieuse, et peut-être au contraire plus intelligente, cela permettait de préférer pour les vins d’entrée de gamme ou pour les appellations communales des cuvées dites rondes, nées de l’assemblage de différentes expositions, mais dans le respect de la loi. On décidait ainsi de la typicité de chaque village. Un beaune doit ressembler à cela, pas un pommard ou un volnay. Avec hélas, deux effets pervers. La création de stéréotypes qui ne tenaient pas compte des différences entre les millésimes ou le caractère original du raisin, et les rectifications pour les unifier, mais aussi une hiérarchie commerciale entre ces mêmes appellations. Comme il fallait fournir des vins dans toutes les gammes de prix, le négoce mettait des prix planchers pour chaque appellation, qui créaient à côté de vignobles-marques prestigieux comme pommard, des auxey-duresses ou monthelie plus abordables. De la même façon, il n’était pas question de vendre un bourgogne, même issu de vignes centenaires et d’une saveur remarquable, au prix d’un vin de jeunes vignes diluées d’un village célèbre. Ni donc de payer au producteur la vraie qualité de son raisin ou de ses efforts qualitatifs. Aujourd’hui encore, le marché se ressent de ces hiérarchies et le public croit toujours qu’un grand cru est meilleur qu’un premier cru, qu’un premier cru est meilleur qu’un « village », etc. Dans les années 1980, il n’y avait pas que ce type d’ambigüité. On venait à peine de se débarrasser, en 1973, de la très mauvaise habitude de la cascade. Entendez que sur une même vigne de grand cru, on pouvait par exemple produire une proportion donnée de grand cru, puis une petite proportion de premier cru, puis une plus petite proportion de « village » ou même de bourgogne générique. Au choix du producteur. On imagine que beaucoup ne se gênaient pas pour dire, comme on l’a souvent dit au jeune journaliste que j’étais : « Achetez-moi ce beau bourgogne. Vous savez, c’est un chambertin déclassé ! ». Cela ajoutait encore à la confusion créée par le nom même des communes viticoles qui avaient ajouté à leur nom d’origine celui de leur meilleur grand cru. En 1979, je visitais avec mon mentor Michel Dovaz un fameux viticulteur de Vosne-Romanée qui avait été longtemps maire de son village mais qui, rebelle et ennemi de l’esprit républicain, déclassait toute sa production. On lui achetait bouteille nue, étiquette à coller soi-même et paiement comptant en espèces, sans trop de différence de prix, trois appellations : richebourg, clos-vougeot et vosne-romanée. Comme je savais qu’il avait aussi des vignes superbes en échezeaux et Grands échezeaux, je lui demandais pourquoi il n’en proposait pas à la vente. « Jeune homme, personne ne connaît le nom de ces crus, mais tout le monde croit qu’en achetant du vosne-romanée, on achète du romanée-conti, donc j’assemble tout et j’en vends plus », me répondit-il. Cela a bien changé depuis et il est passionnant de comprendre pourquoi. D’abord, qu’on le veuille ou non la création des appellations contrôlées et leur contrôle ont beaucoup aidé à communiquer sur le fait que les plus grands vins locaux provenaient de terroirs spécifiques, bien délimités, bien hiérarchisés, qu’on appelait tantôt lieux-dits, tantôt crus. Le mot « climat », qui réunit parfaitement dans son acception les deux précédents, n’était pas encore à la mode, mais la conviction des bons producteurs et la nature de leur vin ont progressivement convaincu le public, d’autant que la mise en bouteille à la propriété se renforçait.

L’homme et son modèle

La Bourgogne a su construire un idéal vinicole qui parle au monde entier, sans pour autant renier les faiblesses et calculs humains.

Il y avait toujours eu des tirages de la propriété, mais pour des raisons de place, d’équipement et tout simplement d’argent, la propriété vendait au négoce une importante partie de sa production. Avec toujours derrière la tête une volonté de « revanche » contre le diktat des acheteurs qui, évidemment, refusaient de payer au bon prix la bonne marchandise et profitaient de leur puissance d’achat. Or la crise de 1929 a déstabilisé le commerce et donc le négoce. Le vin du millésime, comme celui de 1928, était d’une qualité remarquable. Le négoce ne l’a pas acheté, sinon à des prix bradés. Une génération de producteurs, il faut le dire assez aisés, mais courageux, parmi lesquels les familles Gouges, Rousseau, D’Angerville, Leflaive, a alors décidé de garder l’essentiel de sa récolte le temps qu’il faudrait pour la vendre directement. Et ce temps sera long puisqu’il faudra attendre 1959 pour qu’elle commence à gagner son pari. Entretemps, des observateurs de premier plan comme Raymond Baudoin, fondateur de La Revue du vin de France, polémiste influent ayant soutenu la création des appellations d’origine, maître à penser de jeunes américains qui seront de grands importateurs comme Alexis Lichine ou Franck Schoonmaker, ont largement diffusé dans les meilleurs restaurants de France l’idée que le vin de propriété était plus authentique que le vin de négoce. La sommellerie est conquise et les vins de négoce, même les meilleurs, ont disparu de la carte des grands restaurants. Dans le prolongement des AOC, l’Académie du vin de France fondée par le marquis de Lur-Saluces et le baron Le Roy, avec le soutien du même Raymond Baudoin, a regroupé les meilleurs domaines viticoles du pays et partagé l’idée de l’authenticité supérieure des vins de domaine. On s’est mis alors à lire les livres qui expliquaient la complexité de l’univers des appellations et au fur et à mesure que s’internationalisait la diffusion des grands vins, les prescripteurs de chaque pays importateur allaient trouver dans l’exception bourguignonne le modèle historique et éthique de tout grand vin véritable. À commencer par les producteurs de vignobles tout aussi historiques comme ceux du Piémont italien ou ceux des vallées allemandes de Moselle ou du Rhin, sans oublier les précurseurs de tous, y compris les Bourguignons, dans la classification historique du terroir, les Hongrois de Tokay. Cela encourage peu à peu les Bourguignons à défendre leur modèle et à revendiquer la reconnaissance mondiale pour leurs « climats », qu’ils obtiendront le 4 juillet 2015 par leur inscription au patrimoine de l’Unesco. Cette reconnaissance implique l’acceptation de petits volumes de production, en raison de la taille réduite de la plupart de ces climats et leur division entre de nombreux producteurs différents – ce qui renforce encore la demande, rareté et sentiment d’exclusivité obligent, pour les vins des meilleurs ou des plus connus d’entre eux –, et la spéculation sur leur prix. Comme le meilleur est parfois l’ennemi du bien, la “climatomania” peut aussi bien désinformer qu’informer. On passe par exemple trop souvent sous silence la longue histoire des climats, de leur constitution, où certes la nature a joué son rôle mais aussi les disputes humaines, et la part des tribunaux dans leur délimitation. En général à coup d’agrandissement successifs. Les Gaudichots ont agrandi le cru La Tâche, la combe d’Orveau (en partie), celui de Musigny, et le lieu-dit Dent de Chien, les crus Montrachet. Peu à peu, l’espace qui séparait au départ les clos de la Roche et Saint-Denis est devenu grand cru, une partie des Combottes a rejoint Latricières. Quand aux échezeaux, on imagine l’habileté avec laquelle dès 1936 on assemblait des terroirs voisins, mais aux microclimats, hauteur de pente et exposition si peu homogènes. On s’amuse de la délimitation souvent irrationnelle des crus Corton et Corton-Charlemagne, mais même des climats qui semblent coulés d’une pièce montrent des différences considérables, entre sols blancs ou noir, parties marneuses et parties plus pierreuses qu’on retrouve dans les vins si l’on connaît l’emplacement des vignes. Y a-t-il un rapport entre les terres blanches ou rouges du climat Bonnes Mares, entre Bonnes Mares nord et Bonnes Mares Sud, entre le haut et le bas du climat Les Rugiens, entre le clos des Chênes côté Taillepieds et sa partie haute, et même en Montrachet, entre son expression du cœur de Puligny et sa partie sud de Chassagne ? On pourrait allonger la liste et rendre les amateurs encore plus confus en parlant d’âge des vignes, de choix du matériel végétal, porte-greffe compris, des choix esthétiques ou économiques de rendement différents, de dates de vendange différentes, de traitement du raisin différent, pressurage des blancs, extraction et température de fermentation pour les rouges, origine et saveur des barriques pour les deux, etc. Tout cela contribue tout autant que le lieu à la construction du goût spécifique de chaque cuvée. Mais aussi à la surprise et au charme renouvelés de toute dégustation, qui entretiennent la conversation et les débats entre sensibilités différentes qui font tout l’intérêt humain et culturel de la chose. On se consolera quand même de la culture du clan et des différences dans notre contexte actuel. Fort heureusement en effet, les anciennes oppositions et rancœurs n’ont vraiment plus lieu d’être et l’évolution du commerce tend à rapprocher négoce et propriété. D’une part se reconstituent, en raison des prix des terres agricoles, des propriétés appartenant aux plus riches français, comme au XIXe siècle. Les Arnault, Pinault, Bouygues s’offrent de beaux domaines et leur permettent de travailler dans les meilleures conditions, tout comme les assurances et les banques, qui ne se limitent d’ailleurs pas à la Bourgogne. Ensuite, et de façon encore plus déterminante, de nombreux viticulteurs voient à chaque transmission la part des domaines familiaux diminuer, tout comme le volume de vin commercialisable. Comme la demande n’a jamais été aussi forte, nationale et internationale, ils compensent le manque de vin en adoptant le statut de négociant, ce qui leur permet d’acheter de la vendange à leur propre famille, à leurs voisins de vigne ou à leurs autres collègues et de comprendre ce qui se passe de l’autre côté de la barrière. Bref, par pragmatisme, ils se rapprochent du concept international de winery où le producteur peut aussi assembler ses raisins avec ceux qu’il achète. Avec un savoir faire reconnu par les acheteurs qui font de moins en moins la différence entre les cuvées issues exclusivement de la propriété et celles du négoce. La loi, en revanche, continue à exiger qu’on soit clair sur la provenance et que dans un cas, on indique sur l’étiquette “mis en bouteille au domaine ou à la propriété”, et dans l’autre “mis en bouteille par untel” sans faire apparaître la notion de propriété. Quelques petits malins compensent cette obligation par des artifices de marketing qui font se ressembler étrangement la typographie et le style des étiquettes, mais c’est de bonne guerre ! En revanche, et c’est plus inquiétant, la dispersion des approvisionnements diminue encore plus les volumes individuels produits et ne contribue pas à la stabilité des prix.
Mais il y a des facteurs beaucoup plus importants encore que la nature et la forme du commerce actuel, plus anxiogènes aussi. Toutes les intelligences agronomiques et œnologiques d’aujourd’hui s’attellent à trouver les réponses les plus adaptées aux considérables changements climatiques que nous connaissons et qui menacent non seulement le caractère traditionnel et unanimement apprécié des vins, mais leur existence même. Plus personne ne met en doute la notion de réchauffement. En quarante ans, le climat a connu une hausse moyenne de près de deux degrés, ce qui le rapproche de celui qui existait mille kilomètres ou presque plus au sud. Ce réchauffement a surtout modifié la constitution des raisins rouges. On ne vendangeait pratiquement plus les pinots noirs au-dessus de 12 degrés naturels. Ils dépassent largement aujourd’hui 14 degrés en année solaire, avec inversement une acidité de plus en plus faible. Les chaptalisations courantes naguère de deux degrés ou plus font parfois place à l’espoir de légaliser le « mouillage », à savoir l’addition d’eau au moût pour rétablir un équilibre dans la buvabilité exigée, et on le comprend, par le public comme les pouvoirs publics. Heureusement, d’autres pistes sont étudiées. Certains voudraient que l’on accepte d’introduire des cépages plus adaptés au réchauffement, d’autres, qui nous apparaissent plus crédibles, préfèrent que l’on se concentre davantage sur l’aide à apporter aux cépages historiques pour les adapter à ces nouvelles conditions. Pour le pinot noir, seul semble envisageable le changement du palissage pour protéger davantage le raisin des grillures. On voit clairement les effets bénéfiques des premiers essais dans ce domaine. On peut aussi jouer sur la densité de plantation si jamais l’eau vient à manquer, ou sur le sens des plantations en revenant, quand la pente le permet, aux plantations parallèles aux courbes de niveau. Pour les vins blancs, on pourrait davantage jouer sur l’adoption de porte-greffes plus tardifs qui retarderaient un peu la maturation du raisin tout en le préservant des gels précoces qui amputent de plus en plus les récoltes. Ou, encore mieux, réhabiliter les frères du chardonnay, les trop oubliés aligotés, melon, sacy, loin d’être aussi médiocres qu’on ne le croit et tous cousins génétiques des vignobles voisins du Jura ou de la Champagne, à commencer par le savagnin, pour leur apport en acidité et parfois leur plus faible degré alcoolique. Dans tous les cas, on s’aperçoit aujourd’hui de l’importance encore plus grande à accorder à la vie des sols et à leur entretien, qui favorise évidemment la résilience déjà naturellement remarquable des cépages de la famille Vitis vinifera. La gestion de l’eau devra aussi conduire à mieux conserver les pluies d’hiver pour mieux gérer les stress hydriques d’été trop secs. Reste l’épineux problème de la violence de certains phénomènes. La vigne bien palissée ne craint pas trop le vent mais le gel, la grêle et le développement des maladies, qu’il provienne de virus ou de cryptogames. Pour le gel, on ne peut rien contre les gels tardifs, sauf à adopter des systèmes de protection infiniment coûteux et complexes. Mais on peut rendre les gels précoces à répétition que l’on connaît moins nocifs en retardant la précocité des vignes qu’on avait tant recherchée quand il ne faisait pas assez beau et chaud. La grêle se combat aussi plus facilement, mais il faut pour cela légaliser la pose de filets, ou généraliser la lutte globale des canons anti-grêles. Les maladies sont bien plus difficiles. On a échoué à vaincre le phylloxera, mais on a adapté la vigne à ses nuisances par le greffage. On a aussi échoué à vaincre les nématodes qui transmettent les virus, mais à vrai dire le principal d’entre eux, le court-noué, favorise parfois la qualité en diminuant la quantité et seule son évolution finale est vraiment dangereuse. La meilleure solution, une jachère de dix ans au plus, est la plus difficile à appliquer sur le plan économique et de toute façon la loi stupide actuelle l’interdit qui exige que l’on replante trop vite un sol infecté. Les autres maladies inquiètent davantage, mais on arrive à limiter de plus en plus leurs effets par le recours intelligent aux plantes protectrices, à la rapidité des traitements et à leur efficacité. Un vigneron ne vivra jamais tranquille ou pleinement heureux, comme beaucoup d’agriculteurs d’ailleurs, mais une intelligence en éveil permanent, reposant sur l’observation quotidienne de la vigne et une réponse adaptée à chaque difficulté reste l’honneur de la profession. Aux vieux observateurs, il semble que les viticulteurs bourguignons de la nouvelle génération sont bien plus armés que ceux des générations précédentes pour y faire face.

Chablis, le modèle à suivre

Photo Mathieu Garçon

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Un seul cépage
Depuis la naissance des appellations d’origine, les Français ne jurent que par le terroir. Sauf que les consommateurs du monde entier ne connaissent, eux, que le cépage. Et justement, le chardonnay à l’honneur dans tous les vins de Chablis est l’un des plus connus, si ce n’est le plus apprécié, avec le sauvignon. Miracle bourguignon, qui dit cépage unique ne dit pas standardisation du goût. À partir d’un même terroir sont produites chaque millésime des centaines d’expressions différentes du vin de Chablis. Certes, il faut prendre en compte le découpage parcellaire, mais d’autres critères entrent en jeu, comme le choix de la date de vendange, le type de vendange (manuelle ou machine), la vinification (cuve ou inox), la longueur des élevages, la capacité à se projeter dans le temps, etc. Sans parler du type de viticulture pratiqué, pourtant fondamental.

Une hiérarchie simple
Autre point fort, la hiérarchie des appellations et sa facilité de lecture pour l’amateur comme pour le néophyte. Dans une Bourgogne où plus de cent appellations cohabitent, source d’approximations même pour les professionnels aguerris, lire l’étiquette d’un vin de Chablis est un jeu d’enfants. Tous les vins portent en eux le même patronyme, aussi bien le petit-chablis que le chablis au niveau générique, premier ou grand cru. Et contrairement à la Côte-d’Or, où les trente-deux grands crus bénéficient chacun de leur propre appellation, il n’y a qu’une seule appellation grand cru à Chablis, déclinée elle-même en sept climats (Les Clos, Blanchot, Vaudésir, Grenouilles, etc.). Cette hiérarchie transparente joue indéniablement en faveur de la géante de l’Yonne.

Des marques fortes, des vignerons stars
Toutes les familles du vignoble bourguignon sont présentes à Chablis de façon équilibrée. Les vignerons bien sûr, avec des domaines stars (Raveneau ou Dauvissat pour les deux icônes) et d’autres qui le deviendront (château de Fleys, domaine Laroche, domaine William Fèvre, etc.). Un négoce fort qui connaît l’importance des vins de Chablis à l’export. Plutôt Beaunois à l’origine, ce négoce n’hésite d’ailleurs pas à s’enraciner en Chablisien pour y devenir vigneron (Louis Latour avec la maison Simonnet-Febvre, Albert Bichot et le château Long-Depaquit, etc.). Enfin, la bonne santé de l’appellation doit aussi beaucoup au rôle joué par La Chablisienne, cave coopérative solide et ambitieuse qui produit près du quart des volumes de la région. Qui ouvre une bouteille de chablis n’a pas cette grille de lecture en tête, mais cette organisation contribue à la réussite des blancs de Chablis en faisant se côtoyer des volumes importants dont les marchés ont besoin avec des petites productions de petits domaines aux ventes contingentées. Tout cela sous le même nom, au service d’une même marque.

De quoi rayonner (malgré une météo sans pitié)
Certes, tout n’est pas rose. Vignoble septentrional régulièrement affecté par le gel ou la grêle, le Chablisien subit comme les autres régions françaises le dérèglement du climat et les caprices de la météo. Pas plus tard que ce printemps, Chablis a subi successivement des inondations avec la crue du Serein (en mars), quelques gelées sur les première feuilles (fin avril) et un terrible orage de grêle dans la soirée du 1er mai qui a ravagé plusieurs milliers d’hectares, anéantissant les espoirs de récolte dans les secteurs touchés (Fontenay-près-Chablis, Villy ou La Chapelle-Vaupelteigne). Funeste millésime pour quelques domaines, certes, mais tout le vignoble n’a pas été impacté dans les mêmes proportions. Surtout, les caves sont pleines du généreux millésime 2023. Pas de pénurie à l’horizon.

Un goût intemporel
On l’a compris, avoir une offre claire, lisible et compréhensible est un atout incomparable. Pour autant, qu’est-ce qu’un vin de Chablis ? La réponse est sans équivoque : on dira presque toujours de lui que c’est un blanc et qu’il est sec. Pas de déclinaisons en rouge ou rosé, jamais de sucres dans les vins. D’autres régions comme l’Alsace, par exemple, n’ont pas cette clarté. Comment résumer efficacement la nature du vin d’Alsace sans être obligé de préciser le cépage, le type de sols, le niveau de sucrosité, la couleur (même orange désormais), etc. Le modèle le plus proche de Chablis est celui de Sancerre, même si blancs et rouges cohabitent dans l’appellation du Centre-Loire. Là-bas aussi, un seul cépage, un même type de sol. La comparaison est d’autant plus amusante que les deux régions sont seulement distantes d’une centaine de kilomètres, toutes deux soumises aux dernières influences du climat océanique, toutes deux assises sur un même socle de craie kimméridgienne, qui apporte dans les vins de Chablis quand ils vieillissent cette réduction si prisée, reconnaissable par ses saveurs iodées (coquille d’huîtres) et récapitulée (un peu sommairement) sous la notion de minéralité. Si le goût du vin est simple à définir, il est aussi facilement reproductible. La marque Chablis est sans doute celle de vins blancs la plus contrefaite au monde, en dehors du cas particulier du champagne. Difficile d’estimer l’ampleur de cette production illégale, mais il se murmurait au début de ce siècle que pour une authentique bouteille de Chablis, six fausses étaient en circulation dans le monde, contenant d’ailleurs un vin pas forcément sec ni même blanc ni même toujours issu de chardonnay. Comme s’en amusait Oscar Wilde, « l’imitation est la forme de flatterie la plus sincère ».

Gautier Capuçon : « Mon initiation au vin, je la dois à des musiciens »

Photo Mathieu Garçon

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Qui vous a initié au vin ?
Mon initiation, je la dois à des musiciens. Elle a commencé avec les vins du Bordelais. Saint-Émilion, Pomerol, Pauillac, j’y suis beaucoup allé dès mes 20 ans et c’est au chef d’orchestre Hans Graf et au pianiste Myung-Whun Chung que je dois mes premières dégustations. Après, j’ai découvert la Bourgogne avec deux autres grands parrains, toujours musiciens, le chef d’orchestre Charles Dutoit et le pianiste Jean-Yves Thibaudet. Sans oublier bien sûr Bernard Hervet, qui lui n’est pas musicien, mais qui est un grand homme du vin et notamment des vins de Bourgogne. J’étais dans de très bonnes mains.

Profitez-vous de votre festival Un été en France pour découvrir des vignobles ?
Je n’ai pas le temps d’aller me balader dans les vignes et de faire des dégustations dans les chais parce que nous voyageons le matin et donnons un concert le soir. Mais j’aime bien goûter les vins des régions que je traverse, comme j’aime goûter les spécialités culinaires et les produits du terroir.

Qu’est-ce qu’on trouve dans votre cave ?
La moitié des bouteilles viennent de Bordeaux. On trouve des pomerols, des pauillacs, des saint-émilion, dont quelques bouteilles de 1981 (son année de naissance, NDLR), même si ce n’est pas une très bonne année. J’ai des lynch-bages, des mouton-rothschild, quelques sauternes. Le dernier château dans lequel je suis allé, c’est à Figeac. C’est là que j’ai été intronisé au sein de l’académie des Grands vins de Bordeaux.

Et l’autre moitié ?
De Bourgogne. J’ai été intronisé chevalier du Tastevin. En rouge, j’ai des vosne-romanée du domaine Grivot, des clos-des-lambrays et des charmes-chambertin de Bichot. En blanc, des bouteilles du clos-des-mouches de Drouhin. J’ai aussi quelques grands vins du Rhône, comme des condrieux de chez Colombo ou des hermitages La Chapelle de chez Paul Jaboulet Ainé. Enfin, pas mal de champagnes et peu de vins étrangers. Pourtant j’ai goûté des vins assez formidables récemment en Californie et en Australie, à Margaret River. Et quand je suis en Allemagne, j’ai beaucoup de plaisir à boire leurs blancs.

Avec qui aimeriez-vous boire un verre ?
Tous les grands compositeurs, les grands violoncellistes que j’aurais adoré rencontrer et connaître. Si je devais n’en choisir qu’un, je dirais Antonín Dvorák, puisque je suis en pleine tournée et que je joue tous les soirs son concerto, le plus grand concerto pour violoncelle selon moi. J’adorerais un soir en sortant de scène déguster un grand vin avec lui.

Votre plus grand souvenir de dégustation ?
C’est en 2018, au domaine de la Romanée-Conti avec Aubert de Villaine. Il m’a fait goûter un bouleversant grands-échezeaux 1943. Puis il a sorti une bouteille, évidemment sans étiquette, et il m’a demandé de deviner ce que l’on était en train de boire. J’avais peur de dire une énorme bêtise. J’ai réussi à reconnaître que c’était un romanée saint-vivant. En revanche, je n’ai pas pu donner le millésime, c’était nettement trop complexe pour moi.

Votre définition d’un grand vin ?
Celui qui reste gravé dans notre mémoire sensorielle. Il est souvent lié à un moment, à des amis, à des gens qui comptent pour vous.

Pavie, la route du géant

Photo Fabrice Leseigneur

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Lorsque Gérard Perse acquit en 1998 le château Pavie, le cru était depuis longtemps une légende de Saint-Émilion et le producteur faisait déjà partie des hommes qui étaient en train de réveiller une appellation longtemps endormie. On a raconté dans ces colonnes l’incroyable saga de cet entrepreneur devenu vigneron hors normes. Celle de Pavie mérite d’être rappelée. Le cru est indissociablement associé à la côte éponyme, dominant la vallée de la Dordogne et ouvrant, sur le flanc oriental du village de Saint-Émilion, une succession de coteaux viticoles qui courent jusqu’à Castillon. Pourtant, la propriété, qui a intégré aujourd’hui le vignoble de Pavie-Decesse, situé sur le plateau qui surplombe Pavie, compte une bonne part de son vignoble en deça et au dessus de la côte, retrouvant d’ailleurs peu ou prou une taille qui fut la sienne sous le Second Empire. Elle s’appuie de fait sur trois parties qui apportent chacune leur contribution au style du vin. Au plateau calcaire, on doit une finesse caractéristique qui complète l’exposition plein sud et les sols bruns et également calcaires de la côte. Le pied de côte, non calcaire mais sableux, joue quant à lui un rôle dans le velouté caractéristique des vins.
Le cru appartenait depuis plus d’un demi-siècle à la famille Valette qui le gérait de manière très traditionnelle. Dès son arrivée, Perse, qui avait fait sensation avec la plénitude et la profondeur atteinte par le vin du château Monbousquet, son premier investissement saint-émilionnais en 1993, transforma radicalement la philosophie de production de la propriété. Vignoble restructuré, vendanges vertes, recherche d’une maturité optimale du raisin, refonte totale du parc de barriques avec une utilisation de barriques neuves systématique et logique au vu de la constitution des vins (même si elle a été réduite dans les deux dernières décennies) et durée d’élevage bien supérieure à ce qui se pratique habituellement à Bordeaux. Perse est un condensé des bonnes pratiques viticoles et œnologiques de cette première partie de siècle. Contrairement à ce qui a été souvent avancé par des prescripteurs plus ou moins désintéressés, le pavie de Perse n’est pas le produit d’une époque, celle du « goût Parker », celle des blockbusters hyper boisés. Plus insidieusement, il n’est pas non plus (ou pas seulement) ce « monstre de puissance » que certains ont trop décrit dans les dégustations en primeur.
Au contraire, cette exceptionnelle dégustation verticale révèle à quel point Pavie exprime les nuances de son immense et complexe terroir dès lors qu’on lui donne le temps de s’exprimer. La fraîcheur, marqueur des grands bordeaux, est ici exceptionnelle. Elle dessine, avec les années de maturité, une trame racée et éclatante, qui apporte à la constitution ample, charpentée et profonde de ce cru solaire une dimension unique. Avec des notes florales et minérales qui s’associent au fruit éclatant de merlots mûrs (mais jamais surmûris, y compris dans le millésime de la canicule, 2003, qui déclencha une polémique restée fameuse et aujourd’hui ridicule), la palette aromatique diversifiée s’est enrichie de notes de fruits rouges frais au fur et à mesure de l’implantation de cabernet-sauvignon (10 % aujourd’hui) et cabernets francs (25 %). Enfin, l’élevage, ambitieux et long, permet avec le temps de garantir l’épanouissement optimal de chaque millésime. La plus importante leçon de cette « intégrale Perse » est de constater l’excellence de chaque millésimes produit. Pavie est au sommet depuis 1998 et il a continué à grimper.

1998
Le premier millésime de l’ère Gérard Perse a toujours impressionné lors des nombreuses dégustations que nous avons réalisées tout au long de son histoire. Un quart de siècle après sa naissance, le vin apparaît dans toute sa splendeur et sa pureté : un joli nez de truffe noire relevé par des nuances de fruits noirs frais, une attaque saline et somptueuse qui se prolonge avec une texture raffinée. Le niveau d’extraction du tannin est idéal et la fusion de la matière avec le bois exemplaire.
99/100

1999
Nez un peu plus léger et floral que le précédent, précis dans la salinité et la tension, délicat, profond et subtil. Le vin développe un style en délicatesse, personnel, dans un millésime moins intense que 1998. La propriété a eu la chance de ne pas subir de grêle comme certains de ses voisins et le vin possède le corps d’un joli millésime et beaucoup de raffinement de texture.
98/100

2000
Le millésime a été plus long à s’épanouir que les précédents, mais cela valait le coup d’attendre car le vin se révèle aujourd’hui à la fois profond et raffiné avec son inimitable parfum de truffe noire sensuel
et sa merveilleuse onctuosité. Cette combinaison de puissance et de fraîcheur, liée au calcaire du sol et
à une acidité surprenante cachée sous des nuances florales racées a produit un vin de grande sève, d’allonge musclée et juvénile. Bref, ce millésime dans sa maturité affiche un grand style complet.
99/100

2001
Sévère en attaque avec néanmoins de jolies notes de pivoine. La subtilité minérale s’impose ensuite, mentholée, développant une brillante fraîcheur. Après plus de deux décennies de garde, le millésime 2000 se révèle maintenant plus complet que ce 2001 pourtant si charmeur pendant les vingt premières années.
96/100

2002
Après une première bouteille marquée par un bouchon imparfait, la seconde retrouve la brillance et la profondeur habituelle. Avec ses notes de pivoine et de truffe noire, le vin séduit dès le premier coup de nez. En bouche, la longueur moelleuse et tendre séduit avec beaucoup de charme.
96/100

2003
Dans ce millésime si particulier en raison de la canicule d’été, ce vin prodigieux a été mal perçu à sa naissance par beaucoup d’experts peu éclairés mais très sûrs d’eux. De fait, sa matière imposante exigeait un long élevage en fûts que trop peu de propriétés ont osé faire, parfois pour des raisons de logistique, mais souvent par routine. Aujourd’hui le vin touche au sublime comme aucun autre vin de la rive droite n’y est parvenu, avec un extraordinaire retour de fraîcheur mentholée qui coiffe un corps au moelleux exceptionnel. Un chef d’œuvre, à apprécier à une température de service ne dépassant pas 18° pour le percevoir à sa vraie dimension.
99/100

2004
Vin complet et racé, au charme de texture évident. Fin, floral et brillant, de la souplesse et de la grandeur, très beau fruit frais. Soutenu par un boisé exemplaire, le tannin se fait extrêmement charmeur.
96/100

2005
Robe brillante et juvénile. Le bouquet, très complexe et riche, se développe dans le verre et idéalement après un carafage. Intense et énergique, le vin affiche une longueur svelte et minérale, pour dévoiler un profil sculptural, avec cette magique combinaison de maturité et fraîcheur qui rend ce terroir incomparable.
98/100

2006
Epoustouflante réussite : grande robe brillante opaque, truffe et minéral, grand fruit précis, longueur svelte, musclé et profond. Le millésime a favorisé l’ADN truffe du cru qui développe ce caractère avec une intensité sans rivale, tandis que commencent à s’épanouir les notes de fruits rouges du cabernet franc.
98/100

2007
Comme pour le 2004, le vin se développe avec un corps et une élégance de texture supérieurs à ce qu’on attend parfois du millésime, avec une touche saline et minérale en finale bienvenue. L’ensemble est velouté, floral et tendre, parfait pour accompagner un gibier à plumes.
96/100

2008
Puissant, d’un bloc, long, encore assez austère dans sa définition. À ce stade, pas dans sa présentation optimale, mais le potentiel paraît inentamé.
94/100

2009
Une jeunesse éternelle, toutes les nuances aromatiques d’un registre floral et fruité, la complexité en plus, signe d’une vendange d’une perfection de maturité encore supérieure à celle des grands millésimes précédents. Longueur généreuse et chair raffinée, grain de tannin subtil, complet et profond. Un nouveau 1929 avec tous les progrès de l’œnologie moderne.
100/100

2010
Un vin de très grand corps et de grand avenir, d’un caractère vraiment différent du précédent avec une minéralité calcaire et truffée impressionnante et une énergie encore un peu sauvage. Mais quelle qualité de boisé et de tension noble dans la fin de bouche !
99/100

2011
Fruité, floral, agréable et long. Beaucoup de nez avec les constantes du cru, truffe, pivoine et minéralité. Une jolie bouteille évidemment un ton en dessous des deux millésimes précédents.
94/100

2012
Avec ses notes de cassis mûr s’associant aux touches minérales et salines, le coup de nez est délicieux et original, le caractère du cabernet franc commençant à entrer en plus grande proportion dans l’assemblage. Beaucoup d’élégance qui le rend prêt à boire.
96/100

2013
Robe brillante et grenat, sveltesse musclée, grande finesse fruitée florale, longueur svelte. L’année fut tardive
et difficile, mais l’on ne s’en rend pas compte avec ce pavie raffiné dans ses notes florales et sa texture, sans évidemment la profondeur des plus grands millésimes.
95/100

2014
Un bouquet solaire avec ses notes de fruits noirs mûrs, une longueur onctueuse et profonde, pleine d’énergie,
une remarquable persistance. Il fera un pavie exemplaire avec désormais la touche un peu plus « intellectuelle »
d’un cabernet franc de maturité accomplie, mais donnant encore plus de droiture dans le soutien tannique.
97/100

2015
Riche, juteux, profond, expressif en bouquet avec ses notes florales, fruitées, ses épices, long et dense, volumineux. Un pavie idéal et sans doute le plus accompli depuis 2009. On adore cette merveille de corps
et de texture et son allonge déjà impressionnante. Mais il faudrait avoir le courage de l’attendre encore au moins dix ans pour un épanouissement absolu.
98/100

2016
Le vin, encore très jeune, impressionne par la précision de son fruit, à la fois mûr et très frais, relevé par des touches salines. En bouche, il affiche un profil intense et profond, développant une grande sève énergique, d’une persistance aromatique remarquable. Encore très loin de son apogée, mais assurément parmi les grands.
98/100

2017
Brillant dans un registre puissant et intense : grand caractère généreux et musclé, bouquet de fruits noirs relevé
par des nuances salines et minérales, profond et lumineux.
97/100

2018
Floral et finement poivré, raffinement de texture, généreux et intense. Corps un peu plus sévère que celui du 2015, moins avancé dans ses dimensions aromatiques, un rien plus simple. Mais quelle énergie !
98/100

2019
Juteux et profond, long et charnu, grande intensité subtile : plus de raffinement aromatique que dans le 2018, texture aristocratique, boisé idéalement fondu, tannin velouté sans égal. Un charmeur, encore dans son adolescence.
98/100

2020
Grande classe, séduction, précision et race, longueur veloutée. On retrouve l’élan, l’éclat et la séduction
des plus grands millésimes avec le même caractère de terroir et cette petite fraîcheur supplémentaire de cabernet. Très grand avenir pour ce monument contemporain.
100/100