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La coopération au pied du mur

Photo Mathieu Garçon

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20 % de caves coopératives sont au bord de la faillite (37 % en Occitanie, 40 % dans le Bordelais et 50 % dans le Rhône selon les estimations des vignerons coopérateurs). Les procédures judiciaires, redressements et sauvegardes ne cessent de faire les titres des quotidiens régionaux. Pourtant, quatre caves coopératives sur cinq s’en sortent (encore). Certaines ont même le vent en poupe. C’est le cas de celle de Cairanne, qui était dans le rouge foncé il y a tout juste dix ans. Le 20 février 2014, une suite d’errances dans la gestion la mène au redressement judiciaire. De 4 millions, elle tombe à 800 000 cols vendus. Ses 52 coopérateurs sont déterminés à sauver la barque avec leur président. Le trou est énorme : 7,8 millions d’euros. À l’époque, les langues se délient sur le net pour tenter d’expliquer ce marasme. Parmi elles, des adhérents mécontents. Les mots sont durs : « Cave mal gérée depuis la période des années 2000. Paiement des coopérateurs tronqué. Pertes de volumes. Surprotection des employés par les directions successives. Non-paiement de récoltes. Fuite des coopérateurs. Prochaine étape : liquidation ? Ça risque de faire mal, et pas qu’à ceux qui restent » (Vitisphère, 26 février 2014). On règle ses comptes. « La coopérative a entamé un long naufrage qui ne surprend que les naïfs et les pleutres qui ont laissé faire ! », voit-on écrit ailleurs.

Construire par le travail
Combien de caves sont-elles confrontées à ce genre de bévues ? Cairanne, au bord du gouffre, va pourtant s’en sortir. En décembre 2015, un plan de remboursement sur quatorze ans est proposé. Dès 2016, son volume de production double par rapport à 2015 et la confiance revient. Assainissement de la structure, reconnaissance de l’appellation cairanne, nouveaux adhérents et une direction toute fraîche et efficace sous la baguette de Denis Crespo. L’homme providentiel vient de Bordeaux, mais il a fait ses débuts à Rouge Garance, la propriété de Jean-Louis Trintignant dans le Languedoc. Un jour, deux vignerons d’une cave coopérative sont passés le voir. « Votre monde ne m’intéresse pas », leur a-t-il dit d’abord. « Je le voyais comme une industrie sans intérêt. Ils sont revenus. J’ai compris qu’il y avait un côté humain. De solitaire à meneur d’hommes, ça vous transforme. De 1 200 hectolitres (soit 180 000 bouteilles), j’ai bondi à 22 000 hectolitres. La première semaine, j’avais l’impression d’être un Playmobil au milieu de mes 144 cuves, un truc de malade. » Tandis qu’il réveille le terroir et relève la cave de Fournès, ce « vilain petit canard qui ne fait que du vrac », il fait de l’urticaire. Le médecin lui dit que « c’est le stress ». Quinze ans plus tard, il est appelé au chevet de Cairanne. Cette fois, il est rôdé. « Il faut reconstruire par le travail. Pas le droit au découvert, pas de ligne de crédit. » Si la cave se maintient, c’est qu’elle vend des produits de qualité à des prix cohérents pour l’amateur, rémunérateurs pour les adhérents. En 2019, la coopérative fusionne avec ses deux voisines. Là encore, ça jase : « Deux malades ne font pas un bien-portant ». Et pourtant, la nouvelle entité poursuit son chemin. Elle passe de 13 000 à 45 000 hectolitres, de 52 à 122 vignerons, de 330 à 1 088 hectares, prouvant que « même avec une entreprise en difficulté, on peut faire de la croissance avec des produits valorisants et valorisés ». Vins sans soufre, vrac de qualité, export boosté à 20 %. La clé de la réussite tient dans une direction ferme et déterminée et un conseil d’administration impliqué. « Nous étions les premiers à tomber dedans et nous sommes les premiers à nous en sortir », conclut Denis Crespo. « On finit notre purge. On est des précurseurs. » Étape suivante, étaler la dette, en accord avec les banques.

« Démocratie absolue »
La cave de Tutiac, à Bordeaux, relève aussi un sacré défi. Être la plus grande coopérative d’une région qui va mal et qui arrache à tour de bras, est-ce une force ou une faiblesse ? Quand d’autres entités ferment ou revoient leur modèle, par exemple en se délestant de bâtiments, ce groupement situé à Marcillac, en Haute-Gironde, maintient sa route avec ses 500 vignerons couvrant 5 600 hectares de vignes et ses 160 salariés, le tout faisant vivre 1 300 familles. Créée en 1974, la cave des vignerons de Tutiac est issue de plusieurs fusions et n’a eu que deux présidents en tout. Quand l’actuel, Stéphane Héraud, est arrivé il y a vingt ans, il a changé le système de vote. Avant on levait la main, maintenant c’est à bulletin secret. Et quelle que soit la taille de son exploitation, l’adhérent n’a qu’une seule voix. « La démocratie absolue », estime-t-il. À cela s’ajoutent des décisions à long terme, bien réfléchies, des produits plus en phase avec le goût du jour (vins rouges légers type clairet), des clients gardés au chaud et au jus, un développement à l’export sur de nouveaux marchés, des décisions stratégiques essentielles. « Nous fonctionnons avec des contrats pour chaque vigneron. Pour chaque parcelle et chaque type de vin. Cela permet d’être plus ciblé et plus précis. » Résultat ? « Nos trois produits clés progressent quand le rayon Bordeaux baisse. » En 2019, les vignerons de Tutiac ont même rallié des vignerons de Sauternes à leur démarche et vendent 2 000 hectolitres de liquoreux. « La tendance est peut-être compliquée, mais grâce à l’organisation de Tutiac, les portes des revendeurs s’ouvrent et facilitent les ventes là où il y a un besoin. » La coopérative sauve des marchés et des vignerons. Elle joue un rôle de facilitateur. Depuis son arrivée, Stéphane Héraud n’a pas vu un seul adhérent quitter la cave. Un signe. Aujourd’hui, ils sont nombreux à frapper à la porte pour rejoindre le groupement.
Si les caves sont un point de ralliement en période de crise (comme elles le furent toutes à l’origine), elles se montrent efficaces également dans les appellations qui marchent. Leur positionnement offre alors un rapport qualité-prix bienvenu au consommateur, comme La Chablisienne à Chablis ou la cave de Tain-l’Hermitage dans le Rhône nord. Elles sont une mise en commun des outils de vinification et des forces de vente. Chez Clairmont, à Beaumont-Monteux, ils ne sont que quatorze adhérents pour 135 hectares (AOC crozes-hermitage et IGP collines-rhodaniennes). Cette « petite » cave coopérative est née à l’initiative de trois familles, en 1972. Tout est basé sur l’échange et le communautaire. De quoi faire rêver n’importe quel vigneron qui se sent contraint de tout posséder au prix d’investissements pharaoniques, terres, cave, matériel, jusqu’à la chaîne d’embouteillage dernier cri. Ici, on partage tout. Une Cuma (coopérative d’utilisation des matériels agricoles) permet l’accès aux tracteurs et aux machines trop onéreuses. Cela forme comme un grand domaine commun. « On n’apporte pas nos raisins à la coop’, mais « chez nous », ça fait toute la différence. C’est une famille de familles », atteste Frédéric Borja, le président. Pendant les vendanges, pour soulager les salariés le week-end, ce dernier assure lui-même les vinifications avec une ronde de vignerons. Quand il y a un coup dur, grêle ou autre, tout le monde est présent autour d’un verre, se remonte le moral. Jamais seuls. Au sein du conseil d’administration, chaque vigneron est un associé, qu’il ait deux ou quarante hectares. « On est tous concernés par les décisions, on peut mieux s’exprimer, avec des limites : on est vite mis à notre place si ce n’est pas rationnel. » L’appellation est favorable, c’est plus facile pour le commerce. Revers de la médaille, on n’est pas à l’abri d’une fuite d’adhérent, d’un départ de terres pour d’autres destinations, le négoce par exemple, lors des successions. « Il faut pouvoir garder les associés, en accueillir de nouveaux en restant actifs avec des prix de rémunération attractifs. » Des leviers, il y en a. Comme aider financièrement les potentiels candidats en supportant les premières années de plantation, des cours de taille ou d’entretien des vignes pour devenir de parfaits vignerons. La coopérative se transforme, aide à l’installation, accompagne et forme.

Les caves qui réussissent sont celles qui s’appuient sur le savoir-faire d’un technicien hors pair, respectueux des terroirs, à la pointe techniquement et expert en dégustation. Guillaume Roffiaen (à gauche) le chef de cave de Nicolas Feuillatte en Champagne et Xavier Frouin, l’œnologue de la cave de Tain, comptent parmi les plus doués.

Projet de vie
C’est comme cela qu’Aurélien Fournié a pu mettre le pied à l’étrier. Lui qui rêvait d’une vie équilibrée, loin des bureaux et des audits qui avaient occupé sa vie active après ses études. « Je bossais dans un environnement anglo-saxon qui ne collait pas à mes valeurs de terroir franchouillard », sourit-il. Fonder sa famille à la campagne, entre poules et potager, avoir sa vigne et faire du vin, voilà ce qu’il voulait. Mais le ticket est cher là où il veut s’installer, « chez lui », en Provence, à l’est de Brignoles. La concurrence est forte. La terre, inaccessible pour un jeune qui vient de quitter son poste de salarié. Les marques fortes sont très présentes et les propriétés valorisées. Le rosé de Provence tire son monde. Impossible de s’installer. Aurélien, encore dans sa vingtaine, s’adresse alors à Philippe Brel, le directeur de la cave d’Estandon, une union de coopératives qui commercialise entre 150 et 160 000 hectolitres, soit l’équivalent d’une vingtaine de millions de bouteilles en vins de Provence, essentiellement rosés. Aurélien Fournié s’installe sur neuf hectares, soutenu par la structure d’aide le temps que son modèle économique se cale. Il livre ses raisins à la guilde des vignerons du Torronet, petite cave elle-même partenaire d’Estandon. « Dans dix ans, je serai propriétaire de mes vignes. L’histoire sera encore plus belle. Tout cela, c’est grâce à la coopérative et à Estandon, où je trouve du soutien humain, technique et matériel, et de l’entraide. » Un vrai projet pour « ne pas perdre sa vie à la gagner », comme le dit joliment Philippe Brel. Après quinze ans de croissance, de développement et de valorisation en Provence, Estandon bénéficie d’un environnement porteur, explique ce dirigeant solidement formé (ingénieur agro, œnologie et MBA de gestion) : « 60 % des volumes sont vendus sous cette marque. Elle nous donne notre solidité quand les autres offrent au plus offrant. Les viticulteurs sont mieux armés et professionnels, ils ont investi et se sont approprié la valeur dans la durée. On a souvent craint de se faire dépouiller de nos adhérents, d’ailleurs, mais la coop’ est plus sécurisante. » Pour être encore plus efficace, la cave est passée en SCIC (société coopérative d’intérêt collectif) en 2023 et comprend caves coopératives et particulières dans son giron. « Le statut nous permet de prendre la décision tous ensemble, tout ceux qui vivent du litre vendu. Éviter les stocks, surtout en rosé. La clé, c’est d’être au plus près du marché. »

Le cas champenois
Être au plus près du marché, c’est le propre des Champenois, dont le fonctionnement est unique. La coopérative se fond même en marque, ainsi que l’exige ce vignoble dont la production est commercialisée à 72 % par les maisons de Champagne. Même les groupements de vignerons doivent s’y mettre afin de faire face à la concurrence. Créée en 1972 suite à une vendange excédentaire, la marque Nicolas Feuillatte est devenue au cours du temps la troisième la plus vendue en volume derrière Moët & Chandon et Veuve Clicquot. C’est aussi la marque de champagne préférée des Français. Il fallait passer à l’étape suivante. Après s’être unie à la Coopérative régionale des vins de Champagne (CRVC) en 2021 pour devenir TEVC (Terroirs et vignerons de Champagne), Nicolas Feuillatte se donne les moyens de son ambition. Avec ses 6 000 adhérents couvrant 2 750 hectares (le viticulteur en Champagne ne possède que de toutes petites surfaces), le groupe coopératif est un modèle de fonctionnement avec Vignoble et Qualités, ses « académies » qui réunissent tous les acteurs annuellement, des adhérents aux chefs de cave pour faire face aux défis majeurs de leur vignoble, flavescence dorée en tête. Quant à la stratégie commerciale, Christophe Juarez, le directeur général du comité de direction, explique : « Après avoir franchi le cap des 10 millions de bouteilles commercialisées, nous sommes passés au cran suivant, s’adjoindre d’autres marques pour être plus forts sur le marché. » Castelnau, au parti pris vigneron, la haute couture avec Abelé, et tout fraîchement Henriot, figure emblématique.

Le clos Cristal dans la vallée de la Loire, proche de Saumur. Idée folle d’Antoine Cristal, les vignes traversent et s’adossent à des murs pour que les raisins gagnent en maturité. L’exploitation de ce terroir unique, rarissime dans le monde, a été confié
à la cave Robert & Marcel qui a immédiatement consenti à d’importants investissements pour y produire un grand vin de lieu.

Un potentiel inouï
N’est-ce pas là le propre de la coop’ ? Partager les outils, les forces de vente, prendre des risques, assumer les échecs, être le relais du vigneron, lui donner la possibilité de lever le pied au lieu d’être le nez dans le guidon, week-end compris ? Ainsi, Joël Boueilh, le président des vignerons coopérateurs de France, ne saurait en rien être producteur indépendant. Avec ses 20 hectares de vignes à Saint-Mont, il n’imagine pas la cuve remplie de son seul labeur. Faire une cuvée tous ensemble, c’est tellement plus enrichissant. « On partage la réussite ! » Il faut dire que sa région s’y prête, habituée à la polyculture (kiwis, céréales) et marquée du sceau de la communauté. Dans le Gers, la coopération va d’ailleurs bien au-delà de la solidarité entre adhérents. Elle valorise et sauve des territoires. Olivier Bourdet-Pees rappelle l’état lamentable du vignoble avant la création de la cave de Plaimont, dont il est le directeur : « On faisait la pire qualité de France ». En 1979, le colombard est vendu localement, 150 000 bouteilles. Cinq ans plus tard, c’est un zéro de plus avec seulement 2 % qui part à l’export. Puis, en 1994, dix millions de cols qui inondent pour moitié l’étranger. On ajoute encore trente années de croissance. Avec 4 500 hectares de vignes appartenant à 450 viticulteurs et 29 millions de bouteilles vendues au dernier exercice, Plaimont maintient en vie des producteurs très peu structurés, qui ne pourraient exister sans la coop’. « À plusieurs, on est tellement plus forts pour affronter les tempêtes. » Mais l’union ne limite pas à la production de vin. « Dès lors que nous vivons à 100 % des IGP et AOP, nous nous devons de préserver et mettre en valeur le territoire et son patrimoine. » Dès 1988, les vignerons prennent la décision de faire appel au portage foncier. Ainsi, le château de Sabazan, situé dans le Bas-Armagnac, a pu être rénové et son vignoble restructuré. Les chais réhabilités produisent un tannat léger et valorisé. « Sans nous, ces propriétés auraient été soit abandonnées, soit vendues à des Anglais qui en auraient fermé les portes. » Douze châteaux sont concernés et même le monastère de Saint-Mont, où un hôtel-restaurant bat son plein grâce aux trois millions d’euros d’investissement. « Le plus bel endroit du Gers. Seuls les milliardaires ou les coopératives peuvent faire aboutir une telle démarche. Celles-ci se doivent de jouer ce rôle. » À condition de ne pas perdre récolte après récolte, les producteurs de Plaimont sont la plus belle réponse à la concurrence mondiale, comme toutes les coopératives dynamiques et intelligentes : offrir des vins de lieux uniques, typiques des terroirs français. Imaginez le potentiel inouï qui dort dans nos campagnes !

À Saint-Mont, dans le département du Gers, les vignerons de Plaimont ont décidé de se doter d’un outil de production ultraprécis avec ce cuvier moderne, composé de petites cuves de vinification. Il doit permettre aux excellentes équipes techniques de la cave d’aller encore plus loin dans leurs recherches sur le goût des cépages autochtones.

Peter Gago, le roi du nouveau monde

Photo Mathieu Garçon

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Peter Gago, vous êtes venu au vin un peu par hasard. Racontez-nous.
Je suis né à Jarrow, près de Newcastle, où mes deux familles sont établies depuis longtemps. Du côté de ma mère, les Lawson ont des racines profondes en Angleterre, tandis que du côté de mon père, la famille venait d’Espagne. J’ai enseigné la chimie et les mathématiques pendant huit ans et demi à l’université de Melbourne en Australie. J’ai eu la chance d’avoir des amis qui connaissaient le vin et qui m’ont initié. Je suis rapidement devenu un amateur, puis un collectionneur et finalement un viticulteur. C’est un chemin qui s’est tracé naturellement, au fil du temps.

Comment s’est passée votre première rencontre avec les grands vins ?
Il n’y a pas eu de révélation soudaine. Les premiers vins que j’ai goûtés n’étaient pas particulièrement bons. Je me souviens avoir dégusté de vieux vins oxydés, sans grand intérêt. Avec le temps, j’ai commencé à découvrir des vins plus sérieux, puis des grands crus. Petit à petit, j’ai réalisé que cette passion prenait une place centrale dans ma vie, mais que le défi serait d’en faire un métier. Souvent, nos loisirs restent à l’écart de notre travail quotidien. Pour moi, le vin est rapidement devenu une priorité. Comme on dit, quand on aime ce que l’on fait, on ne travaille jamais vraiment.

Cela fait trente-cinq ans que vous êtes chez Penfolds. Mais dès le début, vous avez envisagé d’être vigneron.
Ma femme et moi avons acquis des terres rapidement, sans pour autant vouloir créer une dynastie. Nous avons acheté un vignoble à Marananga, dans la Barossa Valley. L’idée était de cultiver de la vigne et de produire du raisin. Quand j’ai rejoint Penfolds, mes amis se sont demandé ce que je faisais. Pour beaucoup, il s’agissait d’une immense structure.

Elle était déjà grande à l’époque ?
Et elle l’est devenue encore plus aujourd’hui. On a souvent tendance à penser que plus une structure viticole est grande, moins la qualité est au rendez-vous. Ce n’est pas une fatalité. Beaucoup de mes amis du secteur ont commencé dans de petites caves artisanales ou des vignobles familiaux. Pourtant, presque tous ont fini par rejoindre de plus grandes structures. Après tout ce temps chez Penfolds, j’ai le sentiment d’avoir évolué au sein d’une entreprise en perpétuel changement.

Lorsque vous l’avez rejointe, quelle était votre opinion sur le style des vins de la maison ?
Penfolds a toujours été une société innovante et audacieuse. Récemment, j’expliquais au Premier ministre chinois que la maison exportait du vin en Chine dès 1893. Nous avons des factures datant de la fin du XIXe siècle qui en attestent. J’ai également échangé avec Olivier Krug, qui m’a raconté que Krug vendait du champagne dans l’État de Victoria, en Australie, dès les années 1860 et 1870, à l’époque de la ruée vers l’or. Krug a été fondé en 1843 et Penfolds en 1844, un an plus tard. Mon avis sur les vins n’a pas tellement changé depuis mes débuts. La taille de Penfolds nous permet d’avoir accès au meilleur équipement et d’optimiser nos vignobles. J’ai commencé en vinifiant des effervescents, ce qui est amusant quand on sait qu’aujourd’hui nous collaborons avec la maison Thiénot en Champagne. Ce n’est pas un savoir-faire nouveau pour nous. Dès 1912 et jusqu’en 1978, Penfolds produisait un sparkling issu de sa winery de Minchinbury. Les vins effervescents ont toujours fait partie de notre identité, tout comme les vins tranquilles.

Penfolds a également longtemps produit des vins fortifiés.
Et nous continuons à le faire. Nous avons récemment élaboré un tawny de 50 ans d’âge, intégrant des vins datant des années 1800. C’est une réplique fidèle de ce que nous produisions à l’époque. Ce que j’aime chez Penfolds, c’est notre parcours, jalonné d’expériences et parfois d’erreurs. Nous en faisons probablement plus que la plupart des entreprises, mais nous avons toujours su rebondir rapidement.

L’offre de vins proposée est d’ailleurs très large. Comment est-elle structurée ?
Le portefeuille est vaste, même si de nombreuses références ont été abandonnées. Au fil des ans, notre gamme s’est redéfinie. Nous avions par exemple un sémillon de la vallée de Barossa qui n’a pas marché et qui n’existe plus. Le shiraz St. Henri remonte à 1888, le Bin 28 remonte sans interruption à 1959. Notre portefeuille évolue, mais il ne doit pas être trop florissant. De temps en temps, un recalibrage s’impose.

Vous parlez souvent des valeurs de Penfolds. Quelles sont-elles ?
Quand je suis arrivé en 1989, Max Schubert était encore en vie. Il nous a quittés en 1994. John Duval était alors responsable des vins et j’étais également proche de son prédécesseur, Don Dieter. Dès mon arrivée, j’ai été frappé par l’éthique de l’entreprise et la richesse de sa culture vinicole. Ce sont des valeurs qui perdurent. Lorsque l’on parle de Penfolds, il ne s’agit pas seulement d’une marque, mais aussi d’un héritage culturel. Ce n’est pas uniquement une question de production de vins rouges, de blancs, de mousseux, de vins fortifiés ou même de producteurs partenaires. C’est un esprit qui transcende ces dimensions.

Cet esprit justement, de quoi s’agit-il concrètement ?
Dès ses débuts, en 1951, Max Schubert a pu créer Grange grâce à l’expertise de Ray Beckwith, un chimiste du vin avec qui il collaborait. L’esprit de collaboration était déjà bien ancré à cette époque. Le secteur viticole traversait une période difficile. Le contrôle de la fermentation malolactique n’était pas encore maîtrisé. En visionnaire, le Dr Beckwith a mis en place chez Penfolds des méthodes de contrôle et de surveillance de l’humidité dans les années 1940. Ces avancées ont été menées en interne, chez nous, et ce n’est que bien plus tard que leur importance a été reconnue.

Perçue comme une maison traditionnelle, Penfolds n’a pourtant jamais cessé d’innover et de repousser ses limites.
Nous avons déjà écrit le premier chapitre de notre histoire. L’enjeu est désormais d’anticiper les 180 prochaines années et de préserver ce qui fait notre excellence aujourd’hui. Nous devons renforcer nos références australiennes incontournables, Grange, St. Henri, Yattarna, mais nous devons aussi être attentifs aux opportunités. C’est notre ADN depuis toujours. Les fondateurs de Penfolds possédaient un petit domaine viticole, Michael Estate. À l’époque, le concept de « terroir » leur était inconnu, mais ils en ont tout de suite incarné l’esprit. En raison de la demande croissante, ils ont commencé dès 1911 à s’agrandir et à explorer la région de Barossa, puis celles de Coonawarra, de la Nouvelle-Galles du Sud et enfin de la Hunter Valley.

Comment qualifieriez-vous le style des vins de Penfolds ?
Nous produisons des vins issus de vignobles uniques, d’une seule région, mais nous sommes aussi connus pour nos assemblages multirégionaux. Pour chacun de ces assemblages, nous recherchons un style précis qui s’adapte à la diversité des matières premières. Les raisins et les sols de Coonawarra sont différents de ceux de la vallée de Barossa, et nous jouons avec ces spécificités pour créer des vins équilibrés et complexes.

Vin le plus renommé d’Australie, élaboré à partir de raisins de shiraz, Grange est issu de vignobles répartis entre trois régions (McLaren Vale, Barossa Valley, Clare Valley Fort). Il est produit de manière ininterrompue depuis 1951.

Au début du siècle, les médias qualifiaient le vin australien de vin du Nouveau Monde, en opposition à ceux produits par la viticulture européenne classique. Les choses ont beaucoup changé.
Peu de gens voyageaient alors et la viticulture en Australie n’était pas aussi développée. Depuis, beaucoup de winemakers sont partis en Europe après leurs études. Aujourd’hui, l’influence française y est très présente. Les gens apprécient le progrès technologique, mais ils reviennent aussi aux méthodes traditionnelles. Ce n’est pas une question de classicisme, mais de valorisation de l’expérience. Par exemple, sur notre domaine Magill, nous utilisons des fermenteurs ouverts, une technique que l’on utilisait déjà au milieu des années 1800. La technologie permet d’en faire plus, pas de faire nécessairement un vin meilleur. C’est là sa véritable utilité. En Barossa Valley, on utilise beaucoup la robotique. Dès 1989, nous l’utilisions déjà pour des tâches comme la manipulation des caisses de vin. Parfois, dans l’industrie du vin, certains pensent qu’ils sont plus avancés qu’ils ne le sont vraiment. Ce que j’ai remarqué ces vingt dernières années, c’est qu’il y a plus d’ouverture d’esprit dans le monde du vin. Autrefois, on était très « tribaux » à défendre nos régions et nos vins. Aujourd’hui, on peut avoir des discussions ouvertes, notamment avec les sommeliers. Il y a vingt ans, c’était impossible.

On parle plutôt de « vins du monde » désormais et le terme semble adapté pour Penfolds, qui cultive cette spécificité.
Nous sommes des assembleurs et nous aimons mélanger des vins de régions différentes. Par exemple, Bin 149, l’un de nos « vins du monde » historiques, issu principalement de cabernet-sauvignon de la Napa Valley, est né d’une expérimentation. Après une dégustation, j’ai fait le pari d’ajouter 15 % de vin australien, ce qui a créé quelque chose d’unique. À l’époque, nous ne savions même pas si c’était légal. D’une certaine manière, le terme vin du monde est né d’une erreur.

Penfolds travaille avec certains de ses partenaires producteurs depuis très longtemps. Quels sont les enjeux de cette collaboration ?
Nous travaillons avec des centaines de producteurs répartis entre la Tasmanie, le Victoria, la Nouvelle-Galles du Sud et l’Australie-Méridionale. Nous entretenons des relations de longue date avec eux, au point que certains n’ont même pas de contrat formel. D’autres, en revanche, sont liés par des accords très solides. Certains producteurs travaillent avec nous depuis des décennies. Par exemple, en avril 2024, une famille nous a livré sa centième récolte consécutive. Nous avons également acheté des vignobles lorsque leurs propriétaires sont partis à la retraite. Nos bureaux de liaison jouent un rôle clé auprès des producteurs en les aidant à améliorer la qualité de leur production. Nous avons aussi mis en place des initiatives comme le « Grange and Yattarna Growers Club » qui récompense les viticulteurs pour leur engagement.

Pour une structure comme la vôtre, on imagine que le réchauffement climatique s’accompagne de nombreux défis.
L’Australie est un pays où l’eau est une ressource précieuse. Nous avons appris à gérer des conditions extrêmes en diversifiant nos sources d’approvisionnement. Nos assemblages multirégionaux nous permettent de compenser les variations climatiques. Nous avons aussi investi dans des vignobles en altitude, notamment en Tasmanie, pour chercher des zones plus fraîches. Récemment, nous avons protégé des vignobles entiers du soleil. Nous explorons toutes les options pour anticiper les défis climatiques.

Les cépages dits internationaux sont-ils toujours adaptés ?
Nous avons repensé notre approche. Si le shiraz et le cabernet-sauvignon restent les piliers de notre production, nous avons introduit des variétés mieux adaptées à la sécheresse comme le grenache, le mataro, le tempranillo et le sangiovese. Ces choix nous permettent d’assurer la pérennité de nos vins dans un contexte climatique incertain. Le changement climatique nous pousse à expérimenter des variétés adaptées à la chaleur intense comme certaines variétés grecques. Le marché joue un rôle clé dans ces évolutions. Nous avons eu des débats concernant notre choix de produire un chardonnay haut de gamme. Certains pensaient que nous devrions plutôt nous concentrer sur des cépages comme le riesling ou le sémillon, mais nous pensons que le marché n’est pas encore prêt à percevoir le potentiel de ces cépages.

Vous avez mentionné Grange, l’icône du vin australien. Comment faire pour qu’il soit toujours aussi constant dans le temps ?
Grange est un assemblage multirégional, ce qui nous permet de sélectionner les meilleurs raisins chaque année, peu importe les variations climatiques. Il est toujours vieilli en fûts neufs de chêne américain, ce qui fait partie de son identité. Nous avons bien sûr ajusté quelques détails au fil du temps, mais l’esprit du vin est resté le même. Chaque millésime doit incarner l’excellence, c’est notre engagement.

Grange est aussi un témoin des nombreuses tendances de l’histoire récente en matière de vinification.
À une époque, l’utilisation du bois était omniprésente. Aujourd’hui, il y a un retour au cabernet franc. Il y a toujours des tendances. Comment les gère-t-on dans notre processus de vinification et avec nos contraintes en Australie ? Ce qui fonctionne aujourd’hui ne sera sans doute plus pertinent demain. Nous avons toujours voulu offrir une alternative aux consommateurs en proposant d’une part des vins d’une seule région, comme RWT Shiraz, issu de la Barossa et élevé en chêne français, et d’autre part des vins issus de plusieurs régions, comme Bin 707, notre cabernet-sauvignon emblématique qui rencontre un grand succès partout dans le monde. Il s’agit d’un assemblage multirégional, élevé en chêne américain, vendu à des prix proches de ceux du Grange. Nous cherchons à donner du choix.

Avec la volonté de ne pas vouloir plaire à tout le monde ?
Grange est une valeur sûre, tout comme Bin 707. L’enjeu est de les maintenir à ce niveau tout en restant à l’écoute des tendances. Quand j’ai commencé, des vins comme Bin 150, Bin 169 ou encore RWT n’existaient pas. Ces créations ne sont pas de simples distractions, mais des réponses aux évolutions du marché et aux goûts des consommateurs. Aujourd’hui, nous sommes fiers de Grange parce qu’il est fidèle à lui-même. D’autres vins, comme Bin 389, surnommé « Baby Grange », peuvent évoluer légèrement d’une année sur l’autre, notamment au niveau des proportions de cabernet-sauvignon et de chêne neuf pour l’élevage. Grange, lui, est toujours élevé à 100 % en chêne neuf. D’ailleurs, pour nous, c’est un bon indicateur. Si un vin ne peut pas supporter cet élevage, alors ce n’est pas du Grange.

Anticiper les attentes des consommateurs, notamment des jeunes générations, est aujourd’hui essentiel. Que fait Penfolds sur ce sujet ?
Depuis 1998, nous avons une gamme expérimentale de vins et nous avons développé notamment notre premier « vin naturel » à partir de sangiovese, bien que nous ne le présentions pas comme tel. Nous proposons également un pinot noir et un tempranillo destinés à une clientèle et à des sommeliers qui veulent des nouveautés.

Pour la première fois, à l’échelle mondiale, les ventes de vins rosés et blancs ont surpassé celles des vins rouges. L’Australie, qui produit majoritairement des vins rouges, envisage-t-elle un rééquilibrage ?
La dynamique du marché est complexe. Nous ne devons pas être arrogants et rejeter la production de rosé sous prétexte qu’il ne serait pas assez noble. Nous avons déjà exploré cette catégorie et proposons actuellement un rosé d’entrée de gamme dans le cadre du programme Max’s. Ce n’est pas un segment à ignorer. Les tendances évoluent. Le rosé n’a jamais disparu en Australie, mais il connaît un regain d’intérêt. Nous proposons aussi des rouges qui répondent à ces tendances, des vins plus légers issus de pinot noir ou de syrah. Beaucoup de nos vins sont d’ailleurs moyennement corsés et ne sont pas élevés en barriques de chêne neuves. Bin 138, par exemple, est un vin de la Barossa dont l’assemblage varie d’une année sur l’autre : parfois dominé par le grenache, parfois par le mourvèdre ou la syrah. Il est moyennement corsé. Il y en a donc pour tous les goûts. Mais l’innovation ne doit pas être une fin en soi. Je dis souvent qu’une nouvelle voiture est nouvelle seulement pendant six mois. On doit aussi faire attention à cette obsession du renouveau. Les lancements de nouveaux produits génèrent des revenus, mais le véritable défi est de vendre des vins qui existent depuis dix ou vingt ans. C’est pour cette raison que le développement de nouveaux produits doit reposer sur la qualité.

Arianna Occhipinti, l’indomptable


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Des terres noires de l’Etna aux plaines luxuriantes des abords de Palerme, il se dégage de la Sicile une certaine dureté, une énergie indomptable, si bien décrites dans les nouvelles de Pirandello, que l’on se plaît à retrouver dans ses vins tantôt fumés, souvent amers, rarement légers. Bénie par un climat qui lui permet d’échapper à nombre de ravages, la première région viticole d’Italie en termes de superficie apparaît encore difficile à appréhender, à la fois sauvage et rustique, majoritairement dominée par les cantina social, produisant des vins de table et de pays qui peinent à exister hors de ses frontières. Touchée plus tardivement par la crise du phylloxéra, elle a été utilisée par plusieurs pays européens comme une commode solution de repli, ce qui semble expliquer que l’on y trouve encore aujourd’hui plusieurs cépages internationaux aux côtés de variétés autochtones qu’une nouvelle génération de vignerons s’évertue à remettre au goût du jour, parmi lesquels la désormais célèbre Arianna Occhipinti.
Regard félin, cheveux de jais et charisme de madone, Arianna semble incarner à elle seule le potentiel immense d’un vignoble sicilien qui échappe à l’indolence des paysages de Méditerranée. Installée depuis 2004 au cœur de la DOCG Cerasuolo di Vittoria, sur une terre d’un rouge profond balayée par les vents descendant des monts Hybléens, la vigneronne originaire de Marsala a suivi dès l’adolescence le chemin tracé par son oncle Giusto, fondateur de la cave COS, tout en revendiquant avoir été profondément influencée par la première génération de vignerons « nature » de l’autre côté des Alpes : « Des figures telles que Marcel Lapierre, Vincent Joly ou Stéphane Bernaudeau m’ont beaucoup inspirée. Ils représentaient pour moi le meilleur chemin à suivre, et sans doute le seul ». Avec une production initiale limitée à 2 000 cols de Frappato et 2 000 de Nero d’Avola, personne n’aurait pu imaginer qu’elle se retrouverait un jour à la tête d’une production de 160 000 bouteilles se déployant en une dizaine de cuvées issues de cépages autochtones aux noms délicieusement baroques (Albanello, Grillo, Zibibbo, Catarratto) et distribuées dans plus de soixante pays.

Un projet durable
Ce succès s’explique en partie par la singularité d’un modèle agricole ayant piqué la curiosité de la presse internationale et des bistrots parisiens, basé sur la polyculture, l’expression brute du terroir et l’incarnation : « Nous vivons une époque où le désir de boire a été remplacé par celui de paraître, avec pour conséquence une déconsommation qui touche majoritairement les gros producteurs au bénéfice de ceux qui parviennent à sortir du lot, à mettre en valeur les cépages locaux et à créer un écosystème vertueux sur leur territoire ». Vignes, oliviers, céréales, câpres et arbres fruitiers cultivés sur des sols sains et sans aucun intrant chimique ont contribué à la propulser au rang de véritable modèle de vertu agricole. Un statut dont elle ne nie pas les potentielles zones d’ombre, qui l’ont forcée à faire preuve d’une discipline raide comme la justice. « Le monde du vin est éminemment narcissique. Il faut l’être un peu, y puiser ressource et motivation, mais j’ai choisi de refuser une médiatisation qui devenait trop forte afin de garder les pieds sur terre », souligne-t-elle avec sagesse. « Il ne faut pas oublier que le vin nature est un moyen et non une fin », poursuit celle qui déplore les dérives d’un milieu gangrené par l’opportunisme, où l’on finit par parler exclusivement de vinification et non de viticulture, ce qui contribue à brouiller les pistes et à faire exister des vins bourrés de défauts qui nuisent à l’image du vin nature dans son ensemble. Si elle n’ignore pas les risques auxquels va devoir faire face un vignoble dont le climat tend à rejoindre celui des déserts d’Afrique du Nord, elle se défend de toute tentation d’abandon. « On me demande pourquoi je n’arrête pas pour “vivre ma vie” », s’étonne-t-elle dans un éclat de rire. « Mais je la vis déjà au maximum, je suis très heureuse d’être là où je suis et d’avoir réussi à fédérer une équipe soudée, qui est la condition sine qua non d’une vision à long terme. La Sicile doit se concentrer sur ce qu’elle a de plus précieux : ses cépages, son terroir et sa biodiversité. Quant à moi, je dois encore passer un cap. Mon objectif ultime, c’est de créer un projet qui me survive. »

Un monde sans cuivre


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Le mildiou (mildew) est arrivé en France il y a 150 ans. On le décrit pour la première fois à Coutras, dans le Sud-Ouest, en 1878, suite à l’importation de vignes américaines pour lutter contre le phylloxéra et l’oïdium. La France, durement touchée par le phylloxéra, se lance dans l’innovation variétale en hybridant ses vitis vinifera avec ces vignes sauvages afin de profiter de leur résistance à ce ravageur. Le mildiou qui les accompagne se répand à ce moment-là dans le monde entier. Le vitriol bleu, notre sulfate de cuivre, est déjà bien connu des alchimistes ainsi que des agriculteurs. Il est en effet utilisé pour la conservation des semences et des pommes de terre. Dans le Médoc, au château Dauzac, Ernest David faisait ainsi badigeonner de vitriol bleu les vignes bordant les voies de circulation pour empêcher vols et grappillage. En 1882, l’ampélographe Alexis Millardet, professeur de botanique à la faculté de Bordeaux, travaille sur l’hybridation des vignes. Il remarque que les vignes ainsi traitées ne sont pas atteintes par le mildiou. Avec Ulysse Gayon, il a l’idée de neutraliser le vitriol bleu en diminuant son acidité à l’aide de chaux éteinte pour en faire un outil de protection. La « bouillie bordelaise » naît en 1885, fongicide de synthèse permettant de prévenir le mildiou obtenu par action de l’acide sulfurique sur le cuivre, puis ajout de chaux. En viticulture, parler de cuivre revient ainsi le plus souvent à parler de « bouillie bordelaise ». Seul produit homologué en viticulture biologique, le cuivre détruit les spores de mildiou, sans action curative. Strictement préventif, il impose au viticulteur de ne pas se laisser dépasser par la pression de contamination. Ceci est d’ailleurs vrai pour tous les vignerons puisqu’il est aussi utilisé par ceux qui ne sont pas en bio.

Chacun sa dose
Le cuivre est un « produit de contact », c’est-à-dire qui ne pénètre pas la plante, à la différence des produits dits « systémiques ». Il reste à la surface du feuillage. Son action est dite « multisites » car elle agit à plusieurs niveaux. Sur l’activité respiratoire du mildiou, sur son activité membranaire et, plus généralement, sur ses enzymes. Cette capacité lui permet d’échapper aux phénomènes de résistance que, tôt ou tard, le mildiou développe contre des fongicides à l’action moins diversifiée. De nombreux produits systémiques perdent ainsi de leur efficacité. Le seul moyen de retarder l’émergence de souches résistantes est d’appliquer ces produits en alternance avec du cuivre. Ceci permet aussi de limiter les quantités utilisées pour ce dernier. Puisqu’il agit de manière préventive en s’attaquant aux spores du mildiou avant que celles-ci ne se développent, il faut l’appliquer avant les pluies favorables au champignon et à son développement. Bonne nouvelle : le cuivre étant très stable, il n’y a théoriquement pas besoin d’en remettre souvent. Mauvaise nouvelle : puisqu’il s’agit d’un produit de contact, les jeunes pousses ne sont pas protégées si elles se forment après le moment du traitement. On considère généralement qu’une croissance de vingt centimètres impose une nouvelle application. Lessivée par les pluies (à partir de vingt millimètres d’eau), la vigne n’est plus protégée par le cuivre appliqué, ce qui impose un nouveau traitement pour que la prévention reste efficace. Encore faut-il que l’état des sols permette d’entrer dans la vigne pour le faire. Il existe heureusement des formulations de cuivre permettant une certaine adaptation. Didier Charton, vigneron bio en appellation montagny au domaine Charton-Vachet mixe ainsi les formulations : hydroxyde en début de campagne si la saison est facile ; oxyde cuivreux en cas de fortes pluies annoncées et fin de campagne. « Une année comme 2024, durant laquelle il a plu sans arrêt et de manière intense, j’ai systématiquement eu recours aux deux formulations. L’oxyde cuivreux résiste mieux au lessivage et libère les ions plus lentement. L’hydroxyde est libéré rapidement, mais se lessive vite. » En raison de sa toxicité, le cuivre est soumis à une dose maximum d’utilisation. Celle-ci a récemment été fixée à vingt-huit kilos lissés sur sept années consécutives, soit une moyenne de quatre kilos de cuivre par hectare et par an. Une dose que l’on peut parfois dépasser, à condition de respecter la moyenne septennale. Par exemple, en Touraine, au domaine de la Rochette, Vincent Leclair a dû utiliser six kilos de cuivre par hectare en 2024, répartis en quatorze traitements, tandis qu’en 2022, année plus sèche, il n’avait eu recours qu’à moins d’un kilo par hectare, répartis en cinq traitements. Lors d’une climatologie dégradée, ce lissage peut être problématique. Des années comme 2023, et surtout 2024, caractérisées par des pluies régulières, obligent à traiter sans cesse, au risque de largement dépasser la dose moyenne et au point de ne plus pouvoir parfois respecter le seuil des vingt-huit kilos sur sept ans.

Le cauchemar du bio
En période de risque de contamination maximum, avec une forte pression du mildiou lors du développement du feuillage de la vigne, on peut appliquer jusqu’à 500 grammes de cuivre en un seul traitement. Il est parfois nécessaire d’effectuer plus de dix, quinze, voire vingt traitements au cours de l’année. La pression de mildiou peut devenir ainsi tellement importante, et de façon si répétée, que certains vignerons en viennent à devoir choisir entre maintenir une culture biologique certifiée et perdre tout ou partie de leur récolte, ou l’abandonner pour sauver ce qui peut l’être. Sur la rive droite de Bordeaux, Nicolas Thienpont, vigneron connu autant que reconnu, précise : « En conversion bio depuis 2021 sur mes presque 90 hectares en appellations francs et castillon, je me suis vu contraint d’arrêter en mai 2024 pour avoir recours à des produits de synthèse face à la trop forte pression du mildiou. Nos équipes de tractoristes ne tenaient plus psychologiquement et physiquement. Au cours d’une même semaine, elles ont parfois appliqué jusqu’à trois traitements, tous systématiquement lessivés par plus de vingt millimètres de pluie. Le merlot, cépage sensible à cette maladie, avait déjà donné des petites récoltes les années précédentes. Nous avons donc préféré abandonner le bio, de peur de tout perdre, alors que notre certification allait être acquise à la fin de l’année. Nous sommes restés en bio pour nos blancs, qui sont moins sensibles. Si nos rouges n’étaient que du cabernet, ou si nous étions dans une autre région moins atlantique, l’issue eut été différente ». Au-delà de ses contraintes réglementaires, le bio a un impact considérable sur le temps de travail et les besoins en personnel. Il implique des passages plus fréquents et donc une majoration de la consommation de carburant et plus d’usure de matériels, qui sont des investissements lourds. Après une carrière dans l’informatique, Vincent Leclair a repris l’exploitation familiale en 2014. Encouragé par une succession d’années sèches, il a commencé la conversion bio en 2019. Conversion graduelle sur cinq ans, quatre, puis dix, puis vingt hectares et enfin tout le domaine. Soit cinquante hectares à basculer en bio et les investissements qui vont avec, aussi bien en termes de matériel qu’en ressources humaines : « Ce doit être une conviction personnelle avant tout. Mais je ne pensais pas que ce serait aussi contraignant. Rien n’est facile. En 2023, on y est arrivés. En 2024, on a été débordés de tous les côtés. Ce n’est vraiment pas agréable à vivre. Tout ça pour récolter un quart de récolte normale. Heureusement que la récolte 2023 avait été bonne, mais ce sera juste de passer l’année. Et s’il y en a une deuxième comme ça… À chaud ? J’arrête tout. En y réfléchissant, je me dis que c’était exceptionnel. Bien sûr, on le revivra. Le plus tard possible ! Je crois que je n’ai pas d’autre solution que le bio pour valoriser mon travail et la qualité de mes vins. J’exporte 75 % de mes vins et certains pays y restent sensibles ».
Un sujet de recherche
Et ce cuivre, que devient-il, une fois lessivé par la pluie ? On va le retrouver dans les eaux et dans les couches superficielles du sol. Il est néfaste à la vie microbienne et peut s’accumuler dans le sol. Plus le sol est acide, moins il est riche en matière organique, plus cette accumulation de cuivre lui est préjudiciable et peut mener jusqu’à l’impossibilité de nouvelles mises en culture de vignes ou de blé. Cela est cependant peu probable aux doses actuelles en vigueur. Et sur les raisins ? Peut-il y avoir des résidus de cuivre sur la vendange ? Aucune inquiétude pour notre santé, il ne reste que très peu de cuivre dans le vin. Les levures le fixent sur et en elles, de façon automatique, passive et naturelle. Celui-ci est ensuite évacué avec elles. La problématique du cuivre en cave est d’abord fermentaire. Comme il s’agit d’un fongicide, il cible les champignons microscopiques responsables de la fermentation. Si certaines levures y sont plus tolérantes que d’autres, le cuivre diminue leur aptitude au transport des sucres, ce qui peut causer des troubles fermentaires. C’est encore pire pour les bactéries responsables de la fermentation malolactique, nettement plus sensibles. On a ici l’explication de troubles fermentaires, en particulier en flore indigène. De plus, il est fréquemment rapporté que la présence de cuivre dans les moûts blancs et rosés déprécie l’aromatique du vin en diminuant sa teneur en composés thiolés comme en esters. De surcroît, des travaux récents semblent indiquer que certaines levures se sont adaptées au cuivre et que cette résistance a un prix, en favorisant notamment la surproduction de sulfure d’hydrogène, la molécule responsable de l’odeur d’œuf pourri. Le cuivre reste l’unique solution pour des pans entiers de la viticulture. Ce n’est pas une panacée mais, malgré ses limites, il semble aujourd’hui impossible de s’en passer. Les professionnels cherchent à diminuer son utilisation à l’aide de moyens différents et convergents : amélioration des modèles prédictifs, outils d’aide à la décision, meilleure utilisation des produits de traitement, développement de méthodes différentes et complémentaires, etc. La recherche avance. Il faut simplement que le climat et les législateurs lui laissent un peu de temps. Car c’est bien d’une course contre la montre dont il s’agit.

Château Dassault, supersonique


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Marcel Dassault, fondateur du groupe du même nom, acquiert le château Couperie, situé dans la partie nord de l’appellation saint-émilion, en 1955. L’homme d’affaires donne alors une seconde vie à cette propriété, rebaptisée Dassault, dont le vignoble est posé sur le substrat sableux et argileux propre aux molasses du Fronsadais. Rapidement, le cru acquiert une certaine notoriété, notamment grâce aux réceptions que l’on y donne en l’honneur des clients étrangers venus visiter les usines de l’entreprise d’aéronautique, situées à Mérignac et Martignas. L’histoire continue de s’écrire aujourd’hui avec la même ambition. Succédant à Romain Depons, Valérie Befve, qui pilotait l’activité commerciale jusque-là, a pris début février la direction générale de la propriété. Femme d’expérience, elle a aussi une fibre vigneronne très forte : « Mon grand-père était propriétaire du château La Tour de Mons à Margaux. J’y ai fait les “quatre saisons” et je suis restée passionnée par ce monde. Après mes études et dix ans au sein du groupe Accor, cette passion a repris le dessus. Je suis revenue dans ce monde fascinant, à Saint-Émilion, en prenant avec mon mari la co-gestion du château Milens, de 2005 à 2018, tout en travaillant au château Dassault, où j’ai participé dès mon arrivée aux assemblages ». En 2022, le vignoble du château Faurie de Souchard, acheté par la famille en 2013, intègre l’assiette foncière du château Dassault, permettant à ce dernier d’atteindre 39 hectares. Qualitatifs, les meilleurs terroirs de Faurie de Souchard sont situés sur le fameux plateau calcaire de l’appellation. Le vin gagne ainsi en profondeur et verticalité. Côté technique, « le nouveau chai procure un confort supplémentaire pour la sélection parcellaire », précise Romain Depons. Toujours à partir de 2022, l’œnologue Thomas Duclos accompagne la propriété en tant que consultant. Pour les équipes, l’enjeu est de donner au vin plus de fraîcheur aromatique tout en traduisant une expression fine et fidèle de son terroir, mieux compris « suite à des carottages et au creusement de fosses pédologiques réalisés en 2014 ». Depuis 2015, les sélections massales sont privilégiées pour les parcelles replantées. « Nous pratiquons une culture bio et sommes certifié HVE 3 et ISO 14001. L’idée est de continuer dans cette pratique vertueuse. » Pour y arriver, le trio à la tête de la propriété peut compter sur la dizaine de vignerons fidèles et motivés. « En 2024, ils n’ont pas hésité à travailler les week-ends et jours fériés quand c’était nécessaire. Au regard de l’année, c’est déterminant. » Le style du vin a gagné en vitalité et en distinction, affichant plus d’élégance grâce à un grain de tannin aussi précis que savoureux. La finale a également beaucoup gagné en nuances, sa dimension minérale habituelle étant renforcée par des touches florales qui lui donnent un caractère aérien du plus bel effet.

La verticale

Château Dassault 1990
Au fruité encore présent se mêlent des accents de sous-bois. L’attaque est caressante
et la bouche à la fois fondue et alerte. Ce vin sensuel a tenu le coup, contrairement à bon nombre de ténors au boisé trop présent. Sa bonne acidité naturelle, donnée par le sol de ce terroir, lui a permis de se bonifier.
91/100

Château Dassault 2005
Large bouche veloutée, sur les saveurs de fruits à l’eau-de-vie, aux tannins légèrement serrés en finale. Comme beaucoup dans ce millésime, il attend encore son heure. Son profil élégant traduit le style recherché par Laurence Brun, alors directrice du cru, qui n’a jamais succombé à la mode de la surextraction des tannins, préférant donner au grand vin du château Dassault des nuances subtiles, ce que confirment les millésimes suivants.
90/100

Château Dassault 2010
Il affiche une jeunesse éclatante et beaucoup d’énergie, déployant toujours une matière fruitée, tendue et suave à la fois. Plein et intense en bouche avec une finale tout en fraîcheur sur les notes de truffes. Très belle réussite.
94/100

Château Dassault 2015
Le charme du millésime est toujours bien présent avec sa bouche soyeuse et un tannin parfaitement bien tenu. Deux heures en carafe lui ont permis d’exprimer sa pleine mesure et il s’exprime à merveille en soutien d’une côte de veau d’Objat.
93/100

Château Dassault 2016
Romain Depons, qui a participé aux côtés de Laurence Brun à l’élaboration de ce millésime, explique : « C’est le style que j’aime, avec cette profondeur portée par de l’énergie, des tannins veloutés et de grands équilibres ». Ce 2016, dans la lignée du 2010, se montre très précis par sa structure tannique.
94/100

Château Dassault 2018
Fruitée, dense, crémeuse et avec une touche d’épices, la matière présente une charpente très sûre et finit sur les saveurs de cassis qui traduisent la maturité du millésime. Un 2018 équilibré et avec de la fraîcheur.
93/100

Château Dassault 2019
Soyeux, parfumé et frais, il impose son style par sa bouche caressante et le beau rebond des saveurs en finale qui confirme la qualité du millésime, une référence de ces dernières années pour la propriété, mais aussi pour l’appellation.
94/100

Château Dassault 2020
Très belle texture de velours côtelé, intensité et générosité. La finale marquée par le poivre noir de Sichuan redonne une belle vitalité à l’ensemble. Millésime prometteur, à attendre encore pour le moment.
94/100

Château Dassault 2021
Bel équilibre en bouche, qui s’appuie sur un tannin rigoureux dans sa construction. Séduisant par sa finesse aromatique, c’est un vin qui se mariera très bien avec un filet
de thon rouge.
92/100

Château Dassault 2022
L’assemblage intègre les parcelles du château Faurie de Souchard et le nouveau chai
permet un gain de précision. Mâche plus importante, large cœur de bouche et finale savoureuse, ce vin témoigne des progrès du cru quant à l’élevage. Une nouvelle ère débute.
95/100

Charlotte Mignon : « La clé, c’est de surprendre »

Photo Camille Tinon.

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Charlotte, vous venez d’être nommée directrice générale du château Larrivet Haut-Brion avec la volonté de continuer à y déployer un projet fort, intitulé « vignoble du futur ». Concrètement, en quoi consiste-t-il ?
Tout a commencé il y a quatre ans, lors d’une discussion avec Bruno Lemoine et François Godichon au sujet d’une parcelle très particulière du château. Située en plein cœur du vignoble, elle ne parvenait pas à produire de grands raisins, malgré une belle veine de graves qui, en théorie, aurait dû garantir de bons résultats. Cette parcelle, achetée à une autre propriété dix ans plus tôt, avait pourtant fait l’objet d’études de sol approfondies. Mais rien n’y faisait et il fallait prendre une décision quant à son avenir. Nous avons d’abord tenté d’adapter notre manière de la cultiver, sans succès. Il ne restait alors que deux options, arracher totalement ou complanter progressivement. La seconde solution demandait trop de temps, nous avons donc choisi la première.

On imagine que la question s’est posée de savoir s’il fallait replanter à l’identique ou tout repenser ?
C’est là que tout a basculé. À peu près au même moment, par hasard, un naturaliste s’est passionné pour le parc du château, un espace de 12 hectares que nous voyions tous les jours sans en mesurer pleinement la richesse. Il nous a demandé carte blanche pour l’étudier et, pendant un an, il a réalisé un inventaire des espèces présentes. Les résultats ont été une révélation. Nous avons découvert un écosystème exceptionnel, avec des martin-pêcheur, des loutres et bien d’autres espèces. En prenant du recul, nous avons aussi constaté que le château était entouré de 70 hectares de forêts, auxquelles s’ajoutaient celles de nos voisins. Et cette fameuse parcelle se trouvait justement au carrefour de tous ces espaces naturels.

Le projet a donc été de les relier entre eux ?
Et de recréer des corridors écologiques entre ces différentes zones, les forêts, le parc, les étangs et les rivières. Pour cela, nous avons opté pour l’agroforesterie. Un projet ambitieux, puisque nous engageons 12 hectares, soit 17 % du vignoble de la propriété. C’est un pari risqué, à la fois en termes de rendement et d’incertitude sur les résultats, mais c’est un projet de long terme, pensé sur quinze à vingt ans. Les premières vendanges auront lieu en 2030 et, pour obtenir de grands raisins, il faudra attendre encore au moins quinze ans.

Avec quels arbres la vigne va-t-elle cohabiter ?
Nous avons repensé la parcelle en intégrant des haies de différentes hauteurs tout autour et à l’intérieur du vignoble, ainsi que des rangs de paulownias. Ces derniers, considérés comme des « arbres du futur », poussent vite et haut, créant de l’ombre et favorisant l’évapotranspiration. Ils possèdent aussi des racines pivotantes qui aèrent naturellement les sols. Nous avons travaillé avec l’association Arbres et Paysages en Gironde pour sélectionner des végétaux endémiques, parfaitement adaptés à notre terroir. Nous avons alterné les rangs d’arbres et de vignes, car intégrer des arbres au sein même des rangs n’était pas envisageable d’un point de vue viticole. Toute la subtilité du projet réside dans cet équilibre, innover sans compromettre la conduite du vignoble. Nous avons bon espoir que cette approche produise de grands vins, mais il faudra être patient. Sur l’échelle du domaine, c’est le premier projet d’une telle envergure depuis son rachat par la famille Gervoson en 1987. Il reflète l’identité du château, moderne, novateur et tourné vers l’avenir.

Et quels outils vous permettront de mesurer son impact ?
Nous avons installé des boîtiers développés par le Muséum d’Histoire naturelle de Paris. Ils mesurent le passage d’insectes, véritables indicateurs de biodiversité, et captent aussi les ultrasons des chauves-souris. Pour l’instant, la parcelle est encore en transition, mais l’objectif est de suivre son évolution dans le temps. Nous avons également fait appel à l’agence Biosphères, un cabinet de conseil qui ne se spécialise pas dans la vigne. C’était une volonté de notre part de travailler avec des experts extérieurs à la viticulture, capables d’apporter un regard neuf. Ils collaborent notamment sur le verger du futur d’Andros et nous trouvions intéressant de croiser les approches. Ce projet s’accompagne d’un suivi attentif. Bien sûr, nous évaluerons la qualité gustative des raisins, mais aussi l’impact sur la biodiversité. Dans cette dynamique, nous avons rejoint la Convention des entreprises pour le climat (CEC), un collectif national. Nous débutons le programme Nouvelle-Aquitaine, qui réunit entre 60 et 80 entreprises de secteurs variés, afin de repenser nos modèles économiques vers des pratiques plus régénératives. À mes yeux, le « vignoble du futur » n’est qu’un point de départ. L’ambition est d’étendre cette démarche à toute l’entreprise. Il faut toujours questionner nos pratiques, se remettre en cause et avancer.

À ce sujet, comment avez-vous convaincu la famille de s’engager dans un projet aussi ambitieux ?
Ils nous font confiance et sont conscients qu’il faut faire évoluer les choses. Le temps est le seul véritable enjeu, mais au-delà de cette attente, il n’y a pas d’obstacle majeur. La famille, présente depuis quarante ans sur la propriété, soutient pleinement notre démarche et notre quête de qualité. Au départ, c’est une expérimentation. Nous verrons comment elle fonctionne et, si les raisins gagnent en qualité, nous pourrons envisager d’adapter cette approche à d’autres parties du vignoble. Sur le plan parcellaire, je ne m’interdis rien. Durant les dix premières années de récolte, pourquoi ne pas vinifier séparément cette parcelle, voire explorer la voie du monocépage ? Ce serait intéressant d’expérimenter.

Parlez-nous un peu de vous et de votre parcours.
Je suis originaire de la région parisienne et j’ai toujours voulu travailler dans le vin. Ma première expérience dans le secteur s’est déroulée au Brésil, lors d’une année de césure. Cela m’a permis de confirmer mon intérêt pour cet univers. J’ai alors travaillé pour un importateur qui possédait une boutique et qui organisait des dîners avec les clients. Un soir, lors d’un événement consacré à la Champagne, nous avons projeté des images des vignobles sous la neige. L’émerveillement dans le regard des convives a été une révélation pour moi. C’est à ce moment-là que j’ai compris que je voulais en faire mon métier. Après mon école de commerce, j’ai commencé en Champagne. J’ai rejoint la maison Krug, où je travaillais sur la partie commerciale et la formation des équipes de vente. Très vite, j’ai échangé avec Julie Cavil au sujet de son parcours et découvert qu’elle avait effectué une reconversion par passion, quittant le monde de la communication et de la publicité pour devenir œnologue, avant de devenir la cheffe de cave que l’on connaît aujourd’hui. Cela a semé une graine en moi, je me suis dit que c’était possible. Travailler chez Krug a été une chance inouïe. Découvrir une maison prestigieuse, échanger avec des passionnés et m’imprégner du produit a été une expérience fondatrice. J’y ai passé trois ans, entre la Champagne et les États-Unis, où je formais les équipes de vente. Puis, j’ai exploré le secteur des vins du monde au sein de la division Estates & Wines de Moët-Hennesssy, alors dirigée par Jean-Guillaume Prats.

Et ensuite ?
À un moment donné, j’ai ressenti le besoin d’approfondir ma connaissance du vin. J’avais passé plusieurs certifications, notamment le WSET, mais cela ne me suffisait pas. Je voulais apprendre à faire le vin, car jusqu’alors, je me contentais de le vendre. Il me manquait une connexion plus intime avec le processus de vinification. J’ai donc tout quitté et je suis venue à Bordeaux, où j’ai travaillé comme ouvrière de chai pendant trois ans au château Léoville-Poyferré, tout en passant mon diplôme national d’œnologue (DNO).

Pourquoi avoir choisi Bordeaux ?
J’ai choisi Bordeaux avant tout pour des raisons pratiques. Mon DNO était dispensé à Toulouse, l’un des rares établissements acceptant des profils atypiques. Au lieu de le faire en deux ans, j’ai suivi une remise à niveau et l’ai complété en trois ans. De plus, j’ai toujours aimé les vins de Bordeaux et cette opportunité me permettait de me former tout en restant proche d’une région viticole que j’appréciais énormément.

En quoi consiste désormais votre rôle ?
J’ai maintenant un rôle plus stratégique et transversal, en me concentrant sur le développement de la propriété. J’ai d’abord intégré le château en tant que saisonnière, avant de prendre le poste de maître de chai. Très vite, mon naturel curieux m’a poussée à m’intéresser aux différents aspects du domaine, notamment à la manière dont nous communiquions sur nos techniques de vinification. En réalisant que nous ne mettions pas assez en avant notre savoir-faire, j’ai travaillé sur une refonte complète de notre discours technique.

Votre regard extérieur sur Bordeaux vous donne-t-il envie de bousculer certains codes ?
Évidemment ! C’est d’ailleurs ce qui me plaît ici. J’ai travaillé dans des environnements plus traditionnels, et découvrir qu’un grand cru classé pouvait sortir des sentiers battus, c’est passionnant.

Est-ce devenu une nécessité ?
Oui, il faut être créatif. Pour redonner à Bordeaux une place de choix, il faut susciter l’intérêt des prescripteurs, sommeliers, restaurateurs, etc. Ils veulent comprendre le vin, voir de l’innovation, sentir une modernité. Cette modernité, nous l’avons dans notre approche du vin, même si elle n’est pas toujours visible à travers l’étiquette du château, qui a peu évolué en trente ans. Mais derrière, il y a un travail colossal. Nous innovons aussi pour les consommateurs. Nos dégustations sortent du cadre classique. Accords insolites, poissons fumés, viandes maturées, bouchées végétariennes, fromages affinés au lait cru, etc., nous sommes la propriété qui propose le plus d’accords mets-vins à ses visiteurs. La clé, c’est de surprendre.

Comment faire ?
Récemment, à Londres, j’ai pris un petit risque en organisant une dégustation pour un club de vin. J’ai inversé l’ordre habituel. Rouges avant blancs, vieux millésimes avant jeunes. Cela a intrigué, ce n’est pas une approche courante pour des consommateurs. L’idée était de leur faire ressentir l’évolution de notre style. J’ai aussi proposé une dégustation à l’aveugle sur deux blancs, en leur demandant d’identifier une différence. J’ai eu toutes les réponses possibles alors que c’était le même vin. Simplement, l’un avait été élevé en demi-bouteille, l’autre en magnum. Ce genre d’expérience marque les esprits, suscite l’intérêt et casse les clichés sur Bordeaux. C’est ça, l’ADN du château Larrivet Haut-Brion, innover, surprendre et toujours chercher à offrir du plaisir, que ce soit aux consommateurs, aux clients ou aux négociants.

L’un des freins pour certaines propriétés bordelaises, c’est d’être trop associées à une image figée par des consommateurs qui estiment que Bordeaux peine à se réinventer. Est-ce que votre vision pour les dix prochaines années est justement d’aller à contre-courant ?
Le projet du « vignoble du futur », c’est déjà une prise de risque pour Bordeaux. Il va à l’encontre des habitudes du vignoble, et surtout, nous avons choisi d’en parler dès le début. D’ordinaire, on ne communique qu’une fois les résultats obtenus. Nous, nous sommes dans une logique de partage, de nos connaissances, de nos expériences, sans rien cacher. Si ça fonctionne, tant mieux. Sinon, on apprend, on s’adapte et on avance. Nous avons la chance d’avoir le soutien de la famille Gervoson, ce qui nous permet cette liberté. Et puis, au-delà du discours, il y a les vins. L’étiquette Bordeaux n’est plus un argument de vente suffisant aujourd’hui. Mais quand on fait goûter Les Demoiselles de Larrivet Haut-Brion en rouge, un vin sans bois, où le merlot est majoritaire, élevé à 70 % en amphore, les réactions sont unanimes. Les gens sont surpris que ce soit un vin bordelais et ils adorent. Il n’y a pas de secret, il faut ouvrir des bouteilles et faire déguster.

Safer, ton univers impitoyable


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Une Safer est une société d’aménagement foncier et d’établissement rural. Chaque région a la sienne et chaque département, au moins un conseiller technique qui la représente. C’est lui, sur le terrain, qui gère les dossiers de vente et conseille les agriculteurs ou viticulteurs. Les Safer sont encadrées juridiquement par le code rural et de la pêche maritime. Leurs missions et leur fonctionnement sont régis par les articles L141-1 à L141-9, remis à jour en décembre 2023 afin de leur permettre d’intervenir dans les échanges de parts de société qui échappaient jusque-là totalement à leur pouvoir. Sans but lucratif, elles rémunèrent leurs salariés, mais pas leurs actionnaires propriétaires. Comme toutes les entreprises, elles ont une trésorerie et des objectifs. Si elles perdent de l’argent, elles ferment. Concrètement, leurs conseillers techniques, présents dans tous les départements, conseillent, encadrent et pilotent les besoins des agriculteurs dans la gestion de leur patrimoine foncier. Les dossiers soumis à la Safer, ou dans lesquels elle intervient de sa propre initiative, sont étudiés par des comités techniques départementaux. Il s’en est tenu 956 en 2023, qui ont permis à 2 500 représentants des territoires ruraux d’intervenir. Réunis en général une fois par mois, ces comités regroupent différents acteurs locaux de l’aménagement du foncier rural. Y siègent ainsi le président de la Safer concernée ainsi que des représentants de la chambre d’agriculture, de l’association des maires, du conseil départemental, de l’assureur Groupama, du Crédit Agricole (ou d’autres banques), des différents syndicats agricoles, des chasseurs, des associations environnementales et du conseil régional. Ils sont « encadrés » par un représentant de la direction départementale des finances publiques (DDFP) et de la direction départementale des territoires et de la mer (DDTM). Leur rôle est d’émettre des avis à propos des dossiers à l’étude et des décisions à prendre en conséquence, via un vote qui assure, en théorie, un fonctionnement démocratique. Ces avis sont ensuite transmis au conseil d’administration de la Safer qui les avalise. Dans de très rares cas, le conseil d’administration peut aller à l’encontre des avis du comité technique. Ce fut le cas dans le dossier de vente du château Beauséjour Héritiers Duffau-Lagarrosse à Saint-Émilion, le conseil d’administration ayant attribué la propriété à un autre acheteur que celui retenu par le comité, lui-même différent de celui à qui la famille voulait vendre. En général, pour éviter d’avoir à gérer ce genre de dossiers compliqués, les Safer veillent à harmoniser les décisions, ne serait-ce qu’entre le comité technique et le conseil d’administration.

Un objectif ou des objectifs ?
Ces mécanismes d’encadrement permettent un contrôle du foncier agricole ou viticole qui échappe ainsi à la simple règle de l’offre et de la demande. Cela évite que l’acheteur le plus riche l’emporte systématiquement. Cela justifie aussi les fameuses missions de service public, comme par exemple acheter des terres pour des aménagements publics (route, rail) ou afin de préserver l’environnement. Ce contrôle du foncier permet enfin de préserver une diversité des exploitations en favorisant l’installation de jeunes agriculteurs et en privilégiant des modes d’exploitations qui préservent les équilibres environnementaux. Évidemment, les Safer sont obligées de faire des arbitrages. Encadrées, elles ont une grande latitude dans la gestion de leurs missions et de leur fonctionnement. Pour faire preuve de plus de transparence, ces sociétés établissent des programmes pluriannuels d’activité (PPAS) et se fixent des objectifs annuels dans le but de suivre le respect de la pluralité de leurs missions et de réajuster leurs décisions si des déséquilibres sont constatés. Laurent Vinciguerra, le directeur général de la Safer Paca depuis octobre 2022, connaît bien ce mode de fonctionnement. Il précise : « De grands pouvoirs imposent de grands devoirs. Nous sommes contrôlés et nous sommes transparents. Les appels d’offres sont consultables, les prix sont publiés. Pour vraiment comprendre ce que les Safer apportent, il faudrait qu’elles cessent d’intervenir pendant cinq ans. Et là, on verrait les conséquences sur les prix ou l’aménagement du territoire ». Un des sujets les plus discutés autour des attributions des Safer est leur pouvoir de préemption. Afin d’assurer leur mission de contrôle du territoire agricole et de contrôle des prix, elles peuvent en effet intervenir dans des dossiers sans y avoir été conviées, ce qui provoque souvent la colère des intéressés, vendeurs et acheteurs, qui auraient voulu s’entendre entre eux. Mais ce pouvoir de préemption permet aussi à des villes de consolider leur fonctionnement (gestion de l’eau, espaces naturels, etc.), d’installer des jeunes agriculteurs ou d’éviter la spéculation. Mal utilisé, ou de manière abusive, ce droit peut aussi favoriser certains acteurs par rapport à d’autres. Dans certains cas, l’acheteur peut aussi faire intervenir délibérément la Safer dans un dossier, le plus souvent pour obtenir des avantages fiscaux sur la future vente. Passer par la Safer permet de faire des économies sur les droits de mutation, celles-ci étant privilégiées par l’État à ce niveau-là. Quand elle acquiert en vue de rétrocéder, la Safer est tenue de faire un appel d’offre auquel tout le monde peut participer. Elle décide ensuite à qui elle vend le bien.

Attention tensions
Bien menées, les interventions des Safer permettent de mieux aménager le territoire et d’équilibrer les enjeux. Mais ce mécanisme de contrôle de l’État empêchant de vendre à qui l’on veut (si le statut des terres est bien soumis aux textes de lois qui encadrent les missions des Safer) peut aussi devenir le réceptacle des luttes entre les pouvoirs locaux. Pour beaucoup – et pour les gens qui témoignent anonymement dans cette enquête, critiquer la Safer revient à critiquer le système. C’est aussi l’assurance quasi certaine de ne plus avoir accès aux terres, voire d’être l’objet d’une préemption. Acteurs au pouvoir très étendu, mais pas illimité, les Safer œuvrent à bien ficeler leurs dossiers. Il n’est pourtant pas rare que ceux-ci échouent devant la justice, quand les parties prenantes décident de contester leur intervention ou décision. Un grand nombre de dossiers, souvent mentionnés par la presse locale, donnent lieu à des décisions de justice qui contredisent les Safer. Évidemment, ces dossiers judiciarisés ne représentent qu’une infime proportion des milliers de transactions annuelles réalisées dans ce cadre. Certains sont plus marquants que d’autres. Ainsi de celui d’une agricultrice du Finistère qui a mis vingt ans à faire annuler une préemption de la Safer Bretagne. En 2005, elle avait acheté 71 hectares aux enchères, immédiatement préemptés par la Safer. Il a fallu dix ans au tribunal de Quimper pour déclarer cette préemption illégale, jugement que la Safer n’a pas accepté. À nouveau contredite en appel, la société a finalement été condamnée à verser à l’agricultrice plus de 800 000 euros en 2022. En 2024, la cour de cassation a rejeté l’ultime pourvoi de la Safer. Certes hors norme, ce cas illustre les divergences d’interprétation de la loi, mais aussi des combats de certaines Safer contre des agriculteurs pas toujours prêts financièrement à batailler contre elles plusieurs années devant la justice. Bref, le pot de terre contre le pot de fer.

Des luttes de pouvoir
Une Safer est aussi l’antichambre des enjeux de pouvoirs entre syndicats locaux. La Fédération nationale des syndicats et exploitants agricoles (FNSEA), principal syndicat agricole, y est très puissante, notamment via les chambres d’agriculture qu’elle contrôle historiquement, même si les dernières élections agricoles de janvier 2025 ont légèrement entamé sa mainmise (elle ne contrôle plus que 80 % des chambres d’agriculture) au profit de sa principale opposition syndicale (Coordination rurale, Confédération paysanne). Dans le cadre de cette enquête, plusieurs adhérents de la Confédération paysanne, dans différentes régions, nous ont fait part de leur rejet de voir les FDSEA (antennes départementales de la FNSEA) peser de tout leur poids sur le fonctionnement des Safer. En théorie, chaque syndicat a un seul représentant au comité technique. En pratique, la FNSEA en a plusieurs dans la mesure où, souvent, le représentant de la Fédération des chasseurs est un de ses adhérents, tout comme ceux des maires ou du Crédit Agricole, etc. Un vigneron bourguignon qui a eu plusieurs fois affaire à la Safer ne mâche pas ses mots : « Ce sont des voyous de la République. Chaque département est autonome. Cela peut bien fonctionner ou pas. Mais ma critique concerne la FNSEA, avec des agriculteurs qui se distribuent les terres. Les gens qui siègent dans les Safer ne le font pas pour le bien commun, mais pour leur bien à eux. Quand ils ont eu ce qu’ils voulaient, ils arrêtent de siéger ». Même région, autre département, un vigneron nous parle d’un dossier qui a fait l’objet d’une forte mobilisation de la Confédération paysanne : « Il s’agit de trois hectares qui se sont vendus entre deux viticulteurs. La règle locale est de ne jamais préempter quand c’est un agriculteur ou un viticulteur qui achète à un autre. Mais dans ce cas, c’était un vigneron qui cédait en sous-main ses terres à un investisseur bien connu, en commençant par les lui louer. Les référents locaux de la Confédération paysanne ont demandé une préemption. Mais il faut la justifier, idée à laquelle tout le monde était assez frileux, car si la Safer préempte sur une vente entre deux viticulteurs, cela fait jurisprudence. Les vignerons locaux se sont beaucoup mobilisés et la Safer a convoqué un deuxième comité technique, ce qui est exceptionnel. La société de viticulture locale a appuyé la préemption. Mais, à la dernière minute, la chambre d’agriculture, qui est dans les mains de la FDSEA, a donné consigne de voter contre. Ça s’est joué à une voix. La vente a eu lieu. Il y a de gros enjeux derrière tous ces achats, avec des avocats très puissants ». Une histoire presque inoffensive tant la diplomatie parallèle va évidemment bon train sur nombre d’affaires foncières où des centaines de milliers d’euros, voire des millions, sont en jeu. Il peut ainsi y avoir des pressions. Certains parlent de « dessous-de-table ». Un exploitant agricole nous explique ainsi qu’il siège dans une Safer parce qu’il en a été victime : « Je voulais acquérir des terres mitoyennes de mon exploitation. Elles ont été cédées à quelqu’un qui n’est pas agriculteur car le technicien de la Safer a touché un pot-de-vin ». Au-delà de ces pratiques sans doute marginales et invérifiables, du discours « tous pourris » à la mode et des reproches virulents de tel ou tel agriculteur ou viticulteur, parfois simplement furieux d’avoir vu ses terres partir à un rival local malgré lui, les Safer forment un système de maîtrise du foncier viticole vertueux quand il est bien mené. Certains acteurs ont à cœur de bien le faire fonctionner, avec un juste équilibre entre les différents intérêts locaux. Mais il peut aussi être influencé, voire dévoyé, par des acteurs influents pour qui l’intérêt général ne pèse rien face à l’intérêt du profit.


La loi et l’ordre

L’histoire des Safer remonte aux années d’après-guerre. Le paysage rural français, alors très morcelé, ne correspond pas aux exigences d’une agriculture moderne qui doit nourrir une population grandissante. Les agriculteurs, qui comprennent l’importance d’une politique générale pour piloter le progrès, décident de créer en 1946 la Fédération nationale des syndicats et exploitants agricoles (FNSEA), rejointe dix ans plus tard par le Centre national des jeunes agriculteurs (CNJA). Avec le concours de l’État, les Safer sont créées en 1960 lors de la promulgation de la loi d’orientation agricole et opérationnelles à partir de 1962. L’idée est d’encadrer la gestion du foncier agricole via des sociétés privées pilotées par les acteurs locaux. Leurs missions initiales, encadrées par des textes de loi, sont d’intérêt général et ont plusieurs objectifs : dynamiser l’agriculture française (y compris la gestion des forêts), accompagner le développement local, agir en faveur de l’environnement (c’est plus récent) et réguler le marché foncier rural avec une transparence des prix. Les missions des Safer ont évolué vers plus de performance économique à partir des années 1960 pour favoriser l’extension des exploitations et leur solidité économique, dans un contexte de mécanisation toujours plus important. Ces enjeux existent toujours, complétés désormais par ceux liés à la protection du foncier agricole contre l’urbanisation et au déploiement d’une agriculture plus en adéquation avec les défis environnementaux.

Axel Marchal : « La reconquête doit passer par des vins accessibles »

Photo Gunther Vicente.

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Depuis une quinzaine d’années, le goût du vin de Bordeaux semble avoir changé, après une période d’errements stylistiques. Pourtant, cette réalité n’est pas encore perçue par de nombreux consommateurs. Pourquoi ?
Il y a effectivement eu un changement dans le style des vins. Mais c’est un état qui est inscrit dans l’ADN même de la région. Émile Peynaud disait : « Le vin est le fils du client. » Je crois que c’est donc logique, selon les époques, que le vin varie en style et en goût. Bordeaux a souvent été critiqué dans les années 2000 à propos de ses vins, alors très influencés par ce que l’on a appelé le « goût Parker ». Il faut rétablir quelques vérités à ce sujet. D’une part, cela n’a pas été le cas pour tous, et surtout, cela correspondait au goût d’une époque. À mon sens, réduire la situation des années 2000 à la seule influence de Robert Parker est trop facile. Certes, il aimait un style en particulier, mais qui correspondait aux attentes des consommateurs de l’époque. Il n’aurait pas eu un tel succès sinon. Cette génération aimait les vins mûrs, riches et extraits. Aujourd’hui, les attentes ont changé. Si l’on fait une dégustation de vins en primeur proposés par un large panel de propriétés, le style des vins sera très différent de celui d’il y a vingt ans.

Est-ce que le goût de cette époque s’est éloigné de l’idéal du vin de Bordeaux ?
Je crois plutôt qu’il s’agissait d’une interprétation différente. Le même vin, avec un goût traversant les époques, mais vu sous un angle nouveau. C’est pour cette raison que je ne suis pas à l’aise avec les ruptures radicales, surtout quand elles sont revendiquées. Dire « cette propriété produisait tel style de vin, on change tout », me semble un peu extrême. Pour moi, l’histoire d’un cru doit être une continuité. Cela ne veut pas dire qu’il ne doit pas y avoir de changements, mais ces derniers doivent se faire progressivement, sans imposer une décision stylistique brutale. Par définition, la révolution est excessive. C’est évidemment important de faire évoluer le style des vins pour répondre aux attentes des consommateurs d’une époque, seulement cela doit se faire de manière réfléchie et progressive.

Malgré des évolutions marquées de son profil depuis l’époque d’Émile Peynaud, le vin de Bordeaux est toujours associé aux notions de fraîcheur et d’élégance. Est-ce un mythe ou une réalité ?
Les grands vins de Bordeaux réussissent à présenter de la fraîcheur sans pour autant être végétaux. C’est leur force : avoir de la fraîcheur sans perdre en typicité. Ils réussissent à conjuguer ces deux aspects. Ensuite, il y a l’élégance. Les grands vins de Bordeaux sont élégants, mais ils possèdent souvent, paradoxalement, une structure tannique plus présente que celle donnée par d’autres cépages, comme le pinot noir ou le gamay, par exemple. Cela peut expliquer les difficultés actuelles rencontrées par certains vins de Bordeaux sur le marché. Cette structure tannique peut s’avérer être un frein pour certains consommateurs, surtout dans un contexte où la consommation des vins rouges à table décline.

Le désamour pour les vins de Bordeaux semble avoir commencé lorsque les propriétés se sont éloignées de ces idéaux de fraîcheur et d’élégance au profit de vins riches, avec des structures tanniques et très extraites.
Dans les années 2000, il y avait une vraie demande pour ces vins riches et puissants, ce qui a naturellement influencé la production. En même temps, d’importants progrès en viticulture ont conduit à une concentration plus forte du raisin. Et comme elle était aussi encouragée par la demande du public, cette concentration a été accentuée par des extractions plus poussées. Le vrai problème, c’est que ces vins-là, produits dans les années 2000, ont commencé à être dégustés bien après, à une époque où les goûts avaient déjà évolué. Cette forme d’inertie, c’est d’ailleurs l’un des problèmes de Bordeaux. Certains consommateurs ont du mal à reconnaître la qualité des bordeaux faits aujourd’hui parce que ceux qu’ils boivent en ce moment ne sont peut-être pas encore ceux de la nouvelle ère.

Beaucoup de consommateurs, notamment parmi les nouvelles générations, reprochent aux vins de Bordeaux d’être trop boisés. Pourtant, c’est une réalité plus complexe. Quelle est votre analyse sur ce sujet sensible ?
Il y a effectivement eu une période où certains vins de Bordeaux étaient perçus comme très boisés. À vrai dire, c’est surtout l’adéquation entre le vin et le bois qui pouvait poser un problème. Par exemple, il y a eu une utilisation excessive de copeaux dans l’élaboration de bordeaux d’entrée de gamme qui n’avaient pas la structure pour supporter ce genre de pratiques. Je crois que c’était plutôt un problème stylistique d’ensemble. Denis Dubourdieu, à juste titre, l’avait entrevu très tôt. À l’époque, son analyse n’était pas vraiment en vogue, il aurait certainement eu plus de reconnaissance aujourd’hui. Il avait mis en garde contre le vieillissement prématuré des vins rouges à Bordeaux. On connaissait ce phénomène pour les blancs de Bourgogne. Dès les années 2000, il avait alerté sur les risques liés à une récolte très tardive, à une surmaturité des raisins, mais aussi à l’impact d’apports excessifs d’oxygène pendant l’élevage, notamment par l’utilisation de bois neuf. C’est ce qui a donné ces vins où le fruit est très confit et les notes boisées encore plus prononcées. Cela dit, je ne suis pas critique envers tous les bordeaux d’il y a vingt ans. Certes, il y a eu des excès, mais le vignoble a aussi produit de très grands vins. C’est difficile pour moi de juger l’histoire. Je n’étais pas là à l’époque et je ne veux pas critiquer ce qui a été fait. Il y a eu certains excès, au niveau de l’œnologie, mais aussi de la viticulture, comme ces effeuillages qui ressemblaient plus à une sorte de « plumage ».

Vous expliquiez qu’il n’y avait pas eu de véritable révolution dans l’évolution du goût des vins de Bordeaux. Pourtant, on observe un retour à une maturité jugée « plus juste ». Est-ce que c’est une rupture ? Et est-elle dictée par une approche scientifique ?
Il y a effectivement une démarche scientifique, même si la décision quant au moment de récolte du raisin ne repose pas toujours sur des outils scientifiques, mais sur un jugement empirique et des perceptions personnelles. La science montre que lorsque le raisin est récolté trop mûr, cela peut entraîner des arômes de vieillissement prématuré, comme des notes de pruneaux. Les travaux initiés par Denis Dubourdieu et poursuivis aujourd’hui par mon collègue Alexandre Pons à l’Institut des sciences de la vigne et du vin (ISVV) ont clairement démontré ces effets négatifs. Globalement, dans le domaine du vin, les choses reposent encore largement sur l’empirisme et ce n’est pas simple d’alerter sur ce que nous pouvons constater dans les travaux scientifiques que nous menons. Petit à petit, cette tendance évolue. De plus en plus de vinificateurs, mais aussi de consultants, rencontrent ces problèmes de vieillissement prématuré liés à une surmaturité des raisins et commencent à y prêter attention.

Vos travaux de recherche ont montré que l’élevage en barrique pouvait accentuer une maturité tardive du raisin dans la mesure où il peut donner une sensation de sucrosité supplémentaire. Cette interaction constatée entre maturité et élevage influence aujourd’hui le profil des vins de Bordeaux.
À une certaine époque, on a pu penser parfois que l’élevage corrigeait toute la qualité de la récolte, peu importait ce qu’il s’était passé. Bien au contraire, l’élevage peut accentuer certains défauts. Les travaux que nous avons menés ont en effet montré que l’élevage pouvait apporter une certaine sucrosité, ce qui peut être intéressant lorsque la maturité est équilibrée, mais problématique quand les raisins manquent naturellement d’acidité. L’un des axes majeurs de recherche pour l’ISVV est l’étude de l’identité des vins. C’est l’un des sujets fondamentaux de nos recherches. Nous essayons de comprendre les molécules spécifiques qui confèrent aux vins de Bordeaux leurs caractéristiques uniques, tout en identifiant les facteurs qui peuvent les menacer. La surmaturation des raisins, mais aussi certains défauts en font partie. Il y aussi des menaces à très long terme, comme l’impact du changement climatique. De nombreux travaux sont en cours pour analyser cet impact sur la composition des raisins et des vins. Ces recherches font partie des thématiques stratégiques pour l’ISVV et elles sont cruciales pour anticiper et préserver l’identité des vins de Bordeaux.

Justement, parmi les réponses apportées par le vignoble bordelais face au changement climatique, l’une des grandes évolutions de ces dernières années se caractérise par une approche plus fine des terroirs et une compréhension parcellaire des propriétés grâce à un niveau de lecture inédit. Est-ce la bonne voie ?
C’est un point crucial. Dans chaque région viticole, la notion de cru est différente. Il s’agit du village en Champagne ou d’un climat en Bourgogne. À Bordeaux, le cru, c’est la propriété. Pendant longtemps, Bordeaux s’est focalisé sur la propriété en communiquant moins sur le fait qu’il existe au sein d’un cru bordelais des parcelles avec des cépages distincts et des sols différents avec des particularités uniques, comme en Bourgogne où l’on revendique les caractéristiques variées propres à chaque parcelle.
Aujourd’hui, pour affiner la définition de ce qu’est un cru à Bordeaux, on se rend compte qu’il est nécessaire de travailler et de communiquer sur cette diversité interne. Cela peut sembler paradoxal, puisque le vin de Bordeaux est un vin d’assemblage de terroirs. Mais c’est une erreur de penser que l’assemblage implique une uniformité de l’ensemble. Dans un assemblage de terroirs, chaque parcelle est à l’image d’un musicien dans un orchestre. Elle joue un rôle spécifique. En l’adaptant avec précision, tant dans la viticulture que dans la vinification, on fait en sorte que chaque élément joue de manière optimale, contribuant à obtenir un ensemble symphonique et donc harmonieux.

Si elle a des avantages, cette approche parcellaire a un coût important et implique des aménagements et des infrastructures conséquents, comme une cuverie adaptée. Faire des bons vins à Bordeaux semble plus coûteux qu’autrefois, ce qui contribue à créer des écarts entre les propriétés. Comment faire pour que ce fossé ne se creuse pas ?
On peut toujours aller plus loin dans cette lecture, mais la question est de savoir jusqu’à quel point il est raisonnable de pousser la compréhension. Comme pour le développement d’une photo, à quel moment considère-t-on que la bonne résolution est atteinte ? Si l’on augmente trop celle-ci, on risque de la « pixeliser » et donc de la rendre mauvaise. Maintenant, ce dont nous parlons est une réalité propre à Bordeaux, en particulier aux grands crus, voire plus spécifiquement à ceux dont les vins sont bien valorisés. Michel Bettane a l’habitude de dire que « la nature n’est pas démocratique » et je suis d’accord avec lui. Sur un grand terroir, il est plus facile de réussir à produire un grand vin. Sur un terroir moins favorable, les défis sont bien plus nombreux. Finalement, cette différence conduit principalement à une augmentation des inégalités entre les propriétés.

Et dans le contexte actuel, y a-t-il toujours un avenir pour ces terroirs plus difficiles à travailler ?
Je crois beaucoup à l’intérêt de ces terroirs. Même s’ils sont moins réputés et surtout moins médiatisés, ils ont un rôle essentiel à jouer. Mais pour réussir à le trouver, ils doivent conserver leur identité. Pendant trop longtemps, les bordeaux accessibles ont cherché à ressembler à ceux proposés par les grands crus, souvent sans les moyens nécessaires pour réussir. Je pense qu’ils se sont trompés d’objectif. La reconquête de Bordeaux doit passer par des vins accessibles qui plairont aux consommateurs parce qu’ils ont le goût typique de Bordeaux, avec ses caractéristiques : du fruit, de la fraîcheur et de l’élégance.

Le vignoble a-t-il vraiment le potentiel pour créer des vins fruités, plaisants et faciles à consommer immédiatement ?
On ne fera jamais ici des vins comme on peut en faire dans le Beaujolais avec du gamay, mais il est tout à fait possible de produire des bordeaux fruités, frais et délicats. Il y a un potentiel pour créer des vins dans ce style, qui conservent l’authenticité et l’identité du terroir, tout en répondant aux attentes actuelles des consommateurs.

Pourtant cette charge tannique parfois trop marquée dont nous parlions déroute certains consommateurs. Comment faire ?
C’est un paramètre difficile. Sans la charge tannique, il faut en effet adapter la viticulture, notamment en jouant sur les rendements et la vigueur de la vigne pour éviter une surproduction de composés phénoliques. Le cabernet, par exemple, a cette capacité de produire des vins exceptionnels par leur structure. Mais aussi des vins plus accessibles et plus légers, si on sait l’accompagner dans ce sens. L’enjeu est de trouver cet équilibre, entre la pure expression du cépage, l’adaptation aux goûts des consommateurs actuels et l’identité bordelaise qu’il faut préserver.

La grande qualité des vins produits ces derniers millésimes, malgré les excès climatiques, a montré que les cépages bordelais étaient bien toujours adaptés, mais que des ajustements seraient sans doute nécessaires. Lesquels ?
La diversité intra-variétale est une piste à explorer en profondeur. Au lieu de se concentrer sur un changement radical de cépages, comme certains le proposent, il est sans doute plus intéressant de chercher des variétés parmi les cépages traditionnels qui seraient mieux adaptées aux conditions climatiques actuelles. Le merlot, par exemple, peut encore avoir un bel avenir à Bordeaux, mais il faut éviter de le planter sur des sols inadaptés. Et le travail sur le matériel végétal, qui vise à choisir des clones ou des individus ayant des comportements plus résilients, pourrait être une solution. Cela permettrait à Bordeaux de maintenir sa typicité tout en répondant aux défis environnementaux.

Bordeaux semble à nouveau croire dans le potentiel de ses terroirs pour produire de bons vins blancs. Est-ce que c’est une voie à suivre ?
Pour un cru à Bordeaux, je crois que l’équilibre entre identité et diversité est aujourd’hui un point essentiel. Et l’idée qu’une propriété élargisse sa gamme avec une offre de vins blancs et de plusieurs cuvées de vins rouges me semble tout à fait pertinente dans le contexte actuel. D’autant plus que le vin blanc séduit de plus en plus de consommateurs. C’est logique de s’adapter au marché s’il y a de la demande. À Bordeaux, certains terroirs, comme ceux argilo-calcaires de la Rive droite ou de l’Entre-Deux-Mers, se prêtent particulièrement bien à la production de grands blancs. Cela dit, si je suis d’accord avec le fait que cette direction est sans doute bonne à prendre, il faut faire attention à ne pas perdre ce qui fait ici l’essence d’un cru. Bordeaux a une identité très forte, construite autour d’un assemblage de cépages représentatif du vignoble d’une propriété. Si l’on démultiplie cette identité en proposant des micro-cuvées de manière excessive, il y a un risque de perdre cette cohérence sur laquelle repose le terroir bordelais. C’est un peu comme dans l’art. Parfois, il faut prendre du recul pour apprécier l’ensemble et ne pas se perdre dans les détails. Les zooms sont toujours intéressants, mais seulement si l’on conserve toujours une vue d’ensemble qui révèle l’harmonie du tableau. La diversification est sans doute une excellente voie pour réconcilier Bordeaux avec les nouveaux consommateurs, il faut simplement veiller à ce que chaque vin reste une expression fidèle de ce qui fait la singularité de la propriété. C’est un dosage subtil à trouver entre tradition et innovation.

En matière de viticulture, dans quels domaines Bordeaux est en avance sur les autres régions viticoles françaises ?
Sans doute sur les questions liées à la gestion des sols. Le vignoble bordelais a clairement évolué sur ces sujets, en mettant en place des pratiques comme les couverts végétaux notamment. C’est une vraie force. Dans la région, l’excès d’eau est un défi majeur. Cette gestion des couverts aide à mieux réguler cette eau, en plus de préserver la santé des sols et d’assurer une viticulture durable. C’est une approche que l’on voit de plus en plus se développer et Bordeaux est aujourd’hui un modèle dans ce domaine.

Et quels sont ceux où la région est en retard, y compris sur le plan commercial ?
En tant que capitale mondiale du vin, Bordeaux devrait être une vitrine pour ses propres crus. Il suffit de constater le manque de présence des vins de Bordeaux dans les restaurants de la ville pour se rendre compte qu’il y a un vrai paradoxe. Ce qui contraste avec Beaune en Bourgogne, par exemple. Ce manque de mise en avant nuit à la reconnaissance des vins bordelais. Une meilleure visibilité dans les restaurants de Bordeaux pourrait changer la donne et renforcer l’identité de Bordeaux comme une destination œnologique par excellence.

On a l’impression que la clé pour s’en sortir est de faire preuve d’une très grande polyvalence en matière de compétence et de beaucoup d’agilité.
Le cloisonnement qui a longtemps existé à Bordeaux commence à disparaître. On le constate dans certaines propriétés. Auparavant, par exemple, le maître de chai et le chef de culture évoluaient dans des univers totalement séparés. Aujourd’hui, on trouve des œnologues qui sont aussi des ingénieurs en agronomie et des chefs de culture très impliqués dans la dégustation. Les frontières qui existaient dans l’organisation se dissolvent peu à peu. C’est une bonne chose, car, par nécessité, il est désormais crucial d’être polyvalent et d’avoir la capacité de communiquer sur des sujets variés. Les barrières externes tombent également. Les propriétés s’ouvrent de plus en plus et un nombre croissant de personnes y sont accueillies. Cela permet de créer du lien.

La recherche en œnologie, que vous incarnez aujourd’hui, encourage cette polyvalence ?
Chaque année, dans le cadre de notre partenariat avec l’Union des grands crus, nous recevons à l’ISVV une quinzaine de jeunes sommeliers en formation, afin qu’ils découvrent Bordeaux. Je les accueille une matinée à l’institut pour leur faire une présentation générale sur la notion d’identité, les défauts du vin et d’autres sujets. Je trouve que ce genre d’initiatives est extrêmement important.

Pour le consultant que vous êtes aussi, le manque de reconnaissance commerciale de certains très bons vins doit parfois engendrer un peu de frustration. Est-ce dû au mode de commercialisation qui les empêche de progresser sur ce sujet ?
La façon dont les vins de Bordeaux sont commercialisés peut parfois donner l’impression qu’ils sont interchangeables, ce qui peut-être en décalage avec la richesse de leur identité. L’idée que chaque vin, chaque cru, porte en lui une « carte de l’endroit » et un reflet unique de son terroir, est fondamentale. Pourtant, avec un système commercial qui privilégie des critères comme le classement ou la note, on occulte souvent cette dimension essentielle. Cette uniformisation peut même nuire à la perception du consommateur, qui peut considérer à terme ces vins comme des produits standardisés. Chaque cru de Bordeaux a son histoire et sa culture. Pour moi, la mise en avant de ces identités gustatives, qui sont à la fois une richesse et une spécificité, permettrait à la fois de mieux valoriser les vins et de mieux éduquer les consommateurs, qu’ils soient néophytes ou amateurs éclairés.

Pourtant, en dehors des très grands, les vins de Bordeaux ne suscitent pas forcément cet attrait pour l’histoire et le terroir chez le consommateur. Pourquoi ?
Bordeaux souffre d’un déficit d’incarnation. Pendant des décennies, le négoce a joué un rôle central dans la commercialisation des vins, ce qui a conduit à une relation directe avec le consommateur plus estompée. Les hommes et les femmes derrière la propriété ont souvent été laissés de côté au profit d’une approche plus institutionnelle. C’est un paradoxe. Certains crus ont réussi à créer une connexion avec les amateurs en racontant leur histoire, en lui donnant des visages et des valeurs. Ce n’est pas une question de marketing, mais d’incarnation du vin, dans une relation plus personnelle avec le consommateur. Une propriété qui va à la rencontre des marchés et des amateurs, qui se rend visible et accessible, transforme l’expérience de dégustation et donc d’achat. À Bordeaux, il y a une opportunité pour s’appuyer sur cette approche centrée sur l’humain, afin de renforcer l’image du vin et de redonner aux consommateurs la connaissance de cette authenticité qui existe ici. Bordeaux regorge de vins d’une grande richesse et diversité, mais leur lien avec le consommateur n’a pas toujours été pleinement développé. Insuffler cette proximité que l’on retrouve dans d’autres régions permettrait de redynamiser l’image de Bordeaux.

La nouvelle génération qui fera le vin de Bordeaux demain semble avoir déjà pris conscience de la nécessité de recréer ce lien affectif.
Elle est en tout cas bien consciente des enjeux de communication autour du vin et de la nécessité de remettre l’humain au cœur de la relation avec le marché. Au-delà de l’évolution des attentes, on recherche aujourd’hui avec une bouteille de vin une expérience et une histoire authentiques. Les propriétés bordelaises doivent s’adapter à cette réalité et la jeune génération de vignerons et de gestionnaires de propriétés comprend que la valorisation du terroir, le respect de l’environnement et surtout la rencontre avec le consommateur sont des éléments essentiels pour renforcer l’image et la pérennité des vins de Bordeaux.

Bordeaux traverse une période de remise en question qui semble ne pas finir. Aussi difficile et longue soit-elle, elle semble pousser les acteurs du secteur à innover et à se réinventer.
L’époque où les notes suffisaient pour vendre son vin est révolue. L’idée qu’un vin se vend tout seul est obsolète. Maintenant, ce sont les histoires, les engagements, l’authenticité et la rencontre avec le producteur qui rendent un vin désirable à long terme. Les consommateurs veulent plus de transparence, plus d’implication et plus de sens. Les réseaux sociaux jouent d’ailleurs un rôle clé dans cette dynamique, car ils permettent de créer un lien direct et visible. Une propriété qui réussit à se faire connaître, en racontant son histoire, en montrant son engagement en faveur de l’environnement ou en mettant en avant son terroir, arrive à créer un désir bien plus fort que la simple étiquette d’un grand cru. Bordeaux a une carte à jouer, mais il faudra aller au-delà de la promotion et incarner ses vins.

Contre-feux

Inutile de le dissimuler : tout va mal. Les grands de ce monde jouent à un drôle de Monopoly dans lequel l’augmentation des taxes remplace la case « Allez en prison ». Dans ce trente-neuvième numéro d’En Magnum, Michel Bettane et Philippe Bussang n’en finissent plus de s’inquiéter pour l’avenir des vins de Bordeaux (mais assurent avoir des solutions), Mathilde Hulot se penche sur celui des caves coopératives tandis qu’Antoine Pétrus sonne carrément le tocsin pour réveiller la jeune génération coupable apparemment de se désintéresser des beaux flacons, et même des autres. En attendant quelques nouveaux dégâts provoqués par le dérèglement climatique, tout amateur de bons vins se doit de déprimer. À ce stade de la conversation, posons quelques contre-feux à cette bérézina annoncée.
Le vin est moins à la mode qu’il y a dix ou vingt ans ? Et alors, est-ce si désespérant que les jeunes jet-setters d’aujourd’hui préfèrent écluser des shots de tequila plutôt qu’une bouteille de « Dom Pé » ? L’industrie du vin demeure une filière que consommateurs comme acteurs distinguent en toute connaissance de cause. Ce choix éclairé d’acheter une bouteille de vin, cet engagement dans des métiers exigeants, mais passionnants, concernent désormais dans chaque pays des minorités et non plus des majorités d’êtres humains. Comme toute activité économique, c’est à la filière de s’adapter à cette nouvelle donne et non l’inverse. Les grands vins se vendent moins ? N’y aurait-il pas un tout petit rapport de cause à effet entre les tarifs astronomiques fixés pour nombre d’entre eux et les capacités financières des consommateurs ? Les gens de ma génération ont tous le souvenir de grands flacons achetés à des tarifs certes élevés, mais accessibles : des trésors de cave qui ont construit l’imaginaire de millions d’amateurs à travers le monde. Aujourd’hui, ces grands crus sont devenus inaccessibles sauf à quelques clubs très fermés de happy few internationaux. Ces consommateurs richissimes ont-ils la même fonction d’ambassadeurs enthousiastes que les œnophiles d’antan ?
Dernier point, et non des moindres, jamais dans l’histoire multimillénaire du vin l’exigence de qualité n’a été autant partagée. Tous les vignerons ne font pas du bon vin, mais de plus en plus s’y emploient. Avec passion, force de travail et conviction que leur métier, entre terre, plante et ciel, est important pour notre planète. Cet engagement-là, que le vigneron languedocien Gérard Bertrand a qualifié de « multidimensionnel »1, sera autrement plus fort que les crises successives qui surgissent et continueront à bousculer nos habitudes.

1. Gérard Bertrand, Le vin multidimensionnel, éditions Origine Nature.

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