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Le Japon sur Seine (la suite)

On ne compte plus le nombre de chefs japonais venus s’installer en France. Par amour de notre gastronomie, mais aussi pour se former. Cela donne des merveilles et trois restaurants. Deux sont à retrouver dans le numéro 33 de En Magnum, un autre ici

Meursault (Côte d’Or)
La Cueillette – Château de Cîteaux
Après le château de Courban où il a obtenu sa première étoile en 2018, le chef Takashi Kinoshita s’installe au château de Cîteaux, sis juste au-dessus des premières caves cisterciennes du clos éponyme datant du XIe siècle. Les portes de sa nouvelle table gastronomique, La Cueillette, ouvrent ce 23 septembre

Son premier maître, Minoru Adachi, au Restaurant Bizen (du nom de la porcelaine cuite à la flamme) à Tokyo, spécialiste de la cuisine française, avait été formé en France auprès des maisons Vergé et Troisgros. « Tu veux aller en France ? » demande-t-il au jeune Takashi qui lui dit oui, sans trop réfléchir. C’est lui aussi qui fait déguster au jeune Takashi son premier vin. Un château-yquem 1979. Il s’en souvient plus de vingt-cinq ans après. « Au Japon, dans les grands restaurants de cuisine française, on commence au service, même si on a été formé comme cuisinier, pour voir les postes d’un restaurant. Le premier jour de service, le chef me demande mon année de naissance. Je dis 1979. Le chef me répond que la salle a ouvert ce millésime pour un client et qu’il en reste. Je n’y connaissais rien à l’époque, mais je me suis dit qu’il était pas mal alors j’ai fait des recherches. Tous les quinze jours, ce client revenait au restaurant. Il commandait toujours des grands crus qu’il nous faisait goûter. Principalement des bourgognes du domaine de la Romanée-Conti, mais aussi quelques bordeaux (Lafite, Latour). La seconde fois, c’était une bouteille de La Tâche. Je ne me souviens plus du millésime, mais encore du parfum dans le restaurant lorsque le sommelier a ouvert la bouteille et a servi le premier verre ».

« Tu veux aller en France ? »
Deux ans et demi plus tard, en 2002, Adachi lui repose la question. Même réponse. L’aîné conclut : « Le mois prochain, tu es en France ».  D’abord à Dijon au Pré aux Clers chez Jean-Pierre Billoux, au départ juste pour un stage… Il y reste sept ans, durant lesquels il apprend les bases. « La première chose que j’ai faite en arrivant, c’est d’aller voir le vignoble de La Tâche à Vosne-Romanée ». Puis, après un bref passage en Belgique par un château privé et un autre par les cuisines de L’Elysée, il accepte un poste de second auprès du regretté Robert Bardot, au Moulin à huile à Vaison-la-Romaine. « Son troisième maître ». Il restera avec lui jusqu’à la fin (en août 2014) et auprès duquel Takashi prépare le concours de MOF jusqu’en demi-finale. Il le repasse en 2022 et atteint la finale.

La grande cuisine française
Bref, trois maîtres garants de la  tradition de la grande cuisine française et un mot d’ordre : « le produit, le produit, le produit ». Auprès d’eux, Takashi a appris la modernité et le sens du sur mesure. Rares sont les chefs qui ont l’humilité nécessaire pour se mettre au service d’un vin. Une anecdote : lors d’un menu tout fromage pour la maison de Champagne Leclerc-Brillant, le chef Kinoshita a d’abord associé à chaque champagne des fromages bruts, avant d’en proposer des versions cuisinées dont est sorti un de ses plats signatures : le brillat-savarin crémeux surmonté de tataki de gamberro rosso et caviar osciètre. Le plat pourrait bien se retrouver parmi les amuse-bouche à la Cueillette. Pour le reste, une nouvelle page va s’écrire.
Gageons qu’elle sera inspirée de l’esprit cistercien du lieu afin que le chef retrouve rapidement son étoile. Des règles cisterciennes, que le docteur Jean Garnier, précurseur de la médecine anti-âge et propriétaire des lieux, a grandement adoucies et se résument en 5 « B » : bien-être, bien manger, bien boire, bien vivre et bourgogne.

Les grands vins et les autres

En 1976, dans Les bons vins et les autres (Collection Points, Le Seuil), le journaliste Pierre-Marie Doutrelant mesurait avec humour mais sans pitié le gigantesque fossé qui séparait une immensité de vins médiocres d’une toute petite minorité de crus vrais et savoureux. Près d’un demi-siècle plus tard, le paysage viticole français (et international) a beaucoup changé. En bon franglais technocratique, on dira que le vignoble a spectaculairement « upgradé » la qualité moyenne de sa production. Quand nous avons commencé notre travail de dégustation en commun, il y a maintenant quelques décennies, nous avions coutume de ranger les vins dégustés en quatre classes. « L’école verte » était la première, non à l’époque pour caractériser les rares vins bio, mais pour stigmatiser ceux, en grand nombre, que l’évident manque de maturité des raisins rendait astringents et acides. Tout aussi fournie était « l’école flottarde » et son océan de vins dilués et sans substance. Venait ensuite, pour les fins palais, « l’école puante » et son cortège d’arômes animaux, ce qu’un négociant bordelais fameux en son temps pour son expertise aromatique décrivait comme « une odeur de sconse, derrière l’oreille » (anecdote confiée aux auteurs par un propriétaire médocain célèbre qui la tenait de son non moins célèbre père) et que certains sommeliers ou journalistes de ce temps prenaient pour « le vrai goût du terroir ». Plus prosaïques, les œnologues d’aujourd’hui savent que ce faux goût est provoqué par une levure très désagréable, la brettanomyces. La dernière classe, de loin la plus modeste en nombre, était celle qui comprenait ce que Doutrelant qualifiait de bons vins.
Cinquante ans plus tard, la situation n’est plus la même. Les jajas bricolés d’autrefois sont devenus des vins techniquement irréprochables, résolument marchands et installés sur les rayons à des tarifs compétitifs. Souvent également furieusement banals. Dans le même temps, un autre peloton, de plus en plus détaché de la masse, a émergé : pas celui des bons vins d’antan, sympathiques mais souvent imprécis, mais celui des grands vins, exprimant avec une justesse et une pureté de définition jamais atteintes auparavant leur terroir d’origine. Ce qui différencie ces grands vins des autres, ce ne sont plus les défauts, mais bien la personnalité et l’authenticité. C’est précisément la mission de ce guide, le 27e que nous signons, que de vous révéler le génie propre de chacun de ces grands vins.
Michel Bettane et Thierry Desseauve

Le Nouveau Bettane+Desseauve 2024 est disponible en librairie.
Vous pouvez le commander sur notre site ici.

Une belle équipe, la victoire en plus

Coupe du monde de rugby oblige,
voilà quatre rouge, un blanc et une bulle
pour supporter nos bleus

 

Le talonneur
Cette cave dynamique propose une gamme de vin à des prix raisonnables, produit sur une terre qui offre à la France des talents du ballon ovale comme Grégory Alldritt, Anthony Jelonch et Cyril Baille, ambassadeurs de leurs terroirs.
Plaimont, Ma terre, mes origines (en magnum), tirage spécial


La troisième ligne
C’est le numéro 8, un joueur essentiel de l’équipe. Assemblage de vingt-cinq premiers-crus différents, il saura s’adapter à toutes les situations et, dans notre cas, à tous les plats grâce à son profil minéral, et ses notes de fruits blancs, d’agrumes frais et de miel.
Champagne Nicolas Feuillatte, Réserve Exclusive premier cru (extra-brut)
44 euros


Le demi d’ouverture
Ce coffret signé par François Lurton est à l’image des talents du rugby : planétaire. France, Australie, Afrique du Sud, Italie, Nouvelle-Zélande et Argentine. Dans ce véritable tour du monde où la France tient sa place avec la cuvée les-fumée-blanches (Côtes de Gascogne). Un joli sauvignon avec du fruit et de la fraicheur en bouche.
Coffret « Destination Le monde du rugby »
55 euros le coffret de trois bouteilles
95 euros le coffret de six


Le demi de mêlée
Ce 2021 marque le 50e anniversaire de l’arrivée de la famille Thomassin à la tête de la propriété. Avec son nez intense et puissant, sa bouche vive et élégante, il défendra ses couleurs.
Château de France, Sélection spéciale 50 ans, pessac-léognan 2021
35 euros


L’ailier
Avec ce magnum de 2021, ce saint-émilion grand cru classé fête ses 20 ans. Beau millésime, proposé en magnum et habillé aux couleurs du rugby. Une édition collector.
Château Fleur Cardinale 2021, Édition rubgy spirit
129 euros le magnum


L’arrière
Autre grande terre de rugby, le Languedoc n’a pas à rougir de ses vins. Ce zénith de schiste défend ses couleurs avec un nez comme un panier de fruits épanouis. En parfait numéro 15, il relance le jeu avec précision.
Cave de Roquebrun, Zénith de schiste 2022, saint-chinian rouge
18 euros

Les nouveaux cinq-étoiles de l’édition 2024 du Nouveau Bettane+Desseauve

Voici les nouveaux cinq-étoiles distingués par Michel Bettane et Thierry Desseauve avec Louis-Victor Charvet et les autres dégustateurs de la maison. Une promotion qu’on ne retrouve pas dans toutes les régions. Cette année, rien en Alsace, pas plus en Bourgogne ou en Champagne, rien dans le Rhône. Cette rigueur quasi-sévère est la nouvelle politique appliquée par Michel et Thierry pour ne pas sombrer dans une course aux étoiles sans queue ni tête, cette manière de jeu télévisé où tout le monde gagne. Cet enfumage qui ne sert personne et surtout pas l’amateur de vins, lecteur du Nouveau Bettane+Desseauve et/ou de EnMagnum.
Attention, cela ne signifie pas qu’il n’y a pas…

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Le Nouveau Bettane +Desseauve 2024, une avant-première

Voilà du talent, en voilà plein. Des étoiles montantes dans le ciel de l’excellence chère au vignoble français. Qu’ils soient fils ou fille de, qu’ils aient créé leurs exploitations ne change rien, quand on est bon, soucieux de bien faire, ça finit par se voir et la fine équipe de têtes chercheuses de Bettane+Desseauve les a repérés, tous ces jeunes.
Le Guide nouvelle formule, le Nouveau Bettane+Desseauve marqué 2024 paraît mercredi prochain. Ce qui suit est un avant-goût en avant-première.

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Le Nouveau Bettane+Desseauve 2024 : nos talents

Elles et ils sont jeunes, parfois enfants de la balle, parfois nouveaux venus. Toutes les personnes dont nous dressons le portrait dans les pages qui suivent ont en tout cas démontré en quelques millésimes un talent singulier qu’il faudra suivre de près. Chacune d’entre elles dessine le paysage d’une nouvelle viticulture, à la fois ambitieuse, précise et consciente des enjeux écologiques


Ambre Delorme : le phénix de la Mordorée

L’émotion que peut donner une bouteille de vin, aussi grande soit-elle, a parfois tendance à faire oublier les destinées humaines qui ont contribué à la faire naître. En 2015, nous avions accueilli avec tristesse la nouvelle de la disparition de Christophe Delorme. Ce vigneron passionné, fils de Francis, le créateur de ce domaine de Tavel au nom inoubliable, laissait à Madeleine, son épouse, et à Ambre, sa fille, le soin de s’occuper de 60 hectares répartis entre les grandes appellations du sud de la vallée (châteauneuf-du-pape, lirac, côtes-du-rhône, etc.). Avec une attention de tous les instants en bio et en biodynamie, le duo mère et fille a continué sur sa lancée, installant sur sa mosaïque de quarante parcelles réparties sur huit communes – on mesure le travail titanesque – un écosystème durable, capable de résister aux excès du climat. Dans les vins aussi, ce domaine depuis longtemps réputé pour sa qualité, a continué de franchir les paliers du grand vin, affichant une finesse aromatique et des qualités de structure d’une grande délicatesse. En châteauneuf-du-pape, le délicieux reine-des-bois et l’aérien dame-voyageuse ont rejoint le peloton des meilleurs de l’appellation. Bref, en plus d’avoir hérité de la vision de ces deux grands hommes, Madeleine et Ambre ont aussi réaffirmé le sens de l’accueil propre à la région avec un domaine très actif en matière d’œnotourisme et la création d’une villa d’hôtes sublime à dix minutes d’Avignon avec vue sur le mont Ventoux. De plus en plus exigeant avec lui-même, ce domaine est en route vers le sommet. Louis-Victor Charvet


Maï Roblin-Bazin : juliénas calling

Comme le chef qui peut s’enorgueillir d’avoir créé un ou deux grands plats dans sa vie, le passionné de vin veut trouver le grand de demain. Celui qui fera date par sa manière de révéler la haute expression de son terroir d’origine, par sa maîtrise en cave et par l’accueil de celles et ceux qui boiront ses paroles et suivront son chemin. Maï Roblin-Bazin, trentenaire beaunoise, appartient à cette espèce rare. Elle promène sa hauteur de jugement, sa distinction prudente et ses connaissances déjà denses sur son vignoble de Juliénas. Avec une sagesse exemplaire pour son âge et le courage qui l’habite comme un grand frère bienveillant, elle n’a pas hésité à reprendre les 50 ares de vignes qu’on lui a présentés. Ado nourrie par les livres et par l’amour des mots, elle s’est d’abord orientée vers des études littéraires avant de tenir plus fermement le fil d’Ariane de sa vie, qu’elle avait déjà entrevu dans les vignes murisaltiennes de son enfance en Bourgogne. London calling oblige, après un détour par la capitale anglaise et sa belle sommellerie, à la Compagnie des Vins Surnaturels où les grandes étiquettes sculptent son palais, elle a fini par répondre à l’appel de la vigne. D’abord auprès des grands noms de la côte de Beaune, qui lui font confiance et lui dispensent leurs enseignements, et puis auprès de Cyril Courvoisier, vigneron de Cornas dans le Rhône et maître à penser de la jeune femme. Le duo a opté pour un enherbement total, fait un compromis entre les engrais jaunes et verts en se donnant l’objectif réalisable de traitements discrets, voire absents. Sur la parcelle des Soubletons, Maï proposera bientôt en bouteille un juliénas 2022 identitaire qui profite déjà d’une vinification sous bois attentive et juste. Les deux barriques à venir, déjà courtisées, rejoindront bientôt les tables de goût en France. Antoine Pétrus


Antonin et Victor Coulon : de frères en fils

Ce ne serait pas rendre honneur aux six générations précédentes que d’attribuer tous les mérites à la septième, fraîchement arrivée pour reprendre, main dans la main avec la sixième, les rênes de ce beau domaine de Châteauneuf-du-Pape. Mais tout de même, Antonin et Victor Coulon, deux frères passionnés par les terroirs de l’appellation, sont en train de réaliser quelques prodiges qui méritaient qu’on s’y intéresse de près et qu’on les récompense. Sur les 60 hectares du vignoble de Beaurenard, cultivés en bio et en biodynamie, le jeune duo a déployé une batterie de pratiques ultra vertueuses et attend de pied ferme les dangers climatiques qui vont se présenter tôt ou tard : reforestation des parcelles, plantations de haies, charte paysagère commune à l’appellation, lutte contre l’érosion des sols, réflexion impressionnante quant aux couverts végétaux, sauvegarde du patrimoine des cépages (le domaine produit d’ailleurs une cuvée qui les réunit tous). Ces deux hyperactifs, attachés à la vie locale et associative du village, n’ont pas attendu d’être sûrs d’eux pour tenter, essayer, expérimenter. Dernière réussite en date, la maîtrise inédite de l’enherbement sur les sols de roche de calcaire dur, terroir le plus difficile à travailler et le plus soumis à la sécheresse estivale. Côté cave, les vins ont encore gagné en finesse et en naturel d’expression dans les derniers millésimes, avec au sommet, les cuvées Gran Partita et Boisrenard, plus raffinées que jamais. Louis-Victor Charvet


Louis Gimonnet : l’essai transformé

Anthony Aubert a été piqué par la passion du vin assez jeune. Après un master de commerce des vins, six années au grand export entre l’Asie et les États-Unis chez des importateurs, l’envie de créer sa gamme de vins l’a ramené en France. Jean-Charles Mathieu s’ennuyait dans un grand groupe qui ne laissait pas de place à sa créativité. Sa passion pour le vin, la rencontre avec Anthony, tout était réuni pour que l’aventure commence. Comme cette génération veut donner du sens à ses actes, leur démarche se veut éco-consciencieuse. L’essentiel de la production de leur toute jeune maison de négoce, créée en Languedoc en 2018, est certifié par des labels environnementaux comme ceux de l’agriculture biologique ou de la HVE, haute valeur environnementale. Ils se fournissent dans un périmètre inférieur à 100 kilomètres de leur camp de base et ont réfléchi à des emballages respectueux comme des bouteilles allégées en verre recyclé et autres bouchons et cartons. Ils déclinent leur production en différentes cuvées aux noms originaux. Leurs rouges bien réalisés partagent la même finesse de tannins et une expression intense des saveurs méditerranéennes. Blancs et rouges ont la fraîcheur pour fil rouge. Alain Chameyrat

 

La suite du palmarès est à retrouver dans Le Nouveau Bettane+Desseauve disponible en librairie. Vous pouvez aussi le commander sur notre site ici.

Provence, un vignoble en ébullition

Avec l’arrivée de grands acteurs du monde du luxe, la Provence suit le modèle économique de la champagne. Y perdra-t-elle son âme ?

par Philippe Richard


Cet article est paru dans En Magnum #32. Vous pouvez l’acheter sur notre site ici. Ou sur cafeyn.co.


De mémoire de vigneron provençal, on n’avait jamais vu ça. Avec une transaction estimée entre 400 et 450 millions d’euros, la vente du château Minuty au groupe de luxe LVMH avait de quoi faire parler. Ces chiffres rivalisent désormais avec ceux qui ont cours depuis longtemps à Bordeaux ou en Bourgogne. Indubitablement, la Provence est en train de changer de visage. C’était encore il y a peu la destination préférée des chefs d’entreprises qui, après avoir revendu leurs affaires, cherchaient un lieu de villégiature confortable avec un peu de vigne autour pour faire leur propre rosé. « Jusqu’en 2018-2019, les investisseurs n’étaient pas dans le monde du vin », confirme Florent Audibert, qui gère le vignoble de La Courtade, propriété du gestionnaire de fonds Edouard Carmignac, sur l’île de Porquerolles. « Ils agissaient par plaisir, par souci de diversification de leur patrimoine, parfois pour faire de l’optimisation fiscale, mais ils avaient toujours cette idée de faire du vin. » En dix ans, ce phénomène a permis de professionnaliser de manière importante à la fois la production et la distribution. Nombreux sont les grands noms de l’industrie ou du show-biz à s’être laissé envoûter par les charmes de la Provence, notamment dans le Var. On y croise Vincent Bolloré au domaine de la Bastide Blanche à Bandol et à La Croix-Valmer, la famille Wertheimer (Chanel) à Porquerolles au domaine de l’Ile, Michel Reybier aux domaines de la Mascaronne et de Lauzade, au Luc, Roger Zannier au château Saint-Maur à Cogolin, etc. Hollywood a aussi craqué pour la Provence, à l’image de George Lucas au château Margüi, de Brad Pitt à Miraval et de son comparse George Clooney au domaine du Canadel.

Une réserve de chasse
Depuis, la Provence est devenue le nouveau terrain de chasse des grands groupes du luxe ou des boissons alcoolisées. Aujourd’hui, les têtes de pont s’appellent LVMH, Pernod-Ricard ou encore Stephane Courbit. Le premier groupe de luxe mondial avait mis un pied dans la région en 2019 avec l’acquisition du château Galoupet. S’en est suivie une prise de participation dans le château d’Esclans, aux côtés de Sacha Lichine, le Jas d’Esclans et désormais le château Minuty. Le groupe est en capacité de produire chaque année plus de 25 millions de bouteilles. Stéphane Courbit, associé pour l’occasion avec le couple Bruni-Sarkozy et la famille bordelaise Prats, est pour sa part l’heureux propriétaire du château Beaulieu, du domaine de Cantarelle et du château d’Estoublon, soit 600 hectares de vignes. Quant à Pernod-Ricard, après avoir acquis le château Sainte-Marguerite, le groupe serait sur le point de conclure une nouvelle acquisition. Si ces grands noms débarquent désormais en Provence, ce n’est pas le fruit du hasard. Le rosé est la nouvelle couleur qui a le vent en poupe. Selon la dernière étude de l’observatoire mondial du rosé (qui remonte à 2021), sa consommation mondiale atteint 23,6 millions d’hectolitres, une augmentation sensible de 23 % depuis 2002. Sur la même période, la consommation globale de vin, toutes couleurs confondues, baissait de 2 %. Mieux, à l’export, les vins rosés voyagent bien. Les rosés français se vendaient en 2019 en moyenne 3,79 euros la bouteille contre 1,57 euros pour l’ensemble des rosés de la planète. « Le rosé crée du lien, il est convivial, non prétentieux », dit Valérie Rousselle, propriétaire du château Roubine, comme pour expliquer cet engouement pour la couleur. Elle ajoute : « Le rosé a remplacé le champagne sur les plages de Saint-Tropez ». L’anecdote est symbolique du changement de perception de cette boisson.
Ainsi, le développement de l’activité de ces grands groupes passe désormais par la Provence. Avec leur expérience, notamment en Champagne, il leur est facile d’adopter une stratégie de marque. « Le rosé est un produit qui peut être dupliqué de manière industrielle », décrypte Stéphane Paillard, dirigeant du Bureau Viticole, spécialiste des transactions foncières à Saint-Rémy de Provence. « Il suffit d’établir un cahier des charges avec un partenaire précisant le degré d’alcool, la nuance de couleur et l’arôme dominant. En investissant en Provence, ces groupes achètent un ticket d’entrée. Il est tout à fait possible, en effet, de produire des millions de bouteilles avec seulement quelques hectares. Soit vous faites comme Minuty en achetant du vin à d’autres producteurs, soit vous copiez le modèle de Sacha Lichine en achetant du raisin, soit vous faites comme le château de Berne et vous prenez des vignes en fermage. » Le corollaire de ces arrivées est, bien entendu, une forte pression sur le foncier. « La surenchère sur la Provence a évidemment fait monter les prix des terres », constate Florent Audibert. « Il y a vingt ans, l’hectare se vendait 20 000 euros. Il y a dix ans, il était déjà à 40 000 euros. Désormais, il peut atteindre 150 à 200 000 euros sur la côte. » Une fièvre qui n’est pas prête de retomber ? « Lorsque nous avons cherché une propriété, j’ai pu voir tout et son contraire », confirme Laurent Fortin, directeur général des propriétés viticoles de Christian Roulleau, qui possède le château Dauzac à Margaux et, depuis septembre 2022, le domaine de La Bégude à Bandol. « Notamment des propriétés acquises par des patrons qui avaient vendu leur boîte et qui avaient construit un domaine à leur main, surdimensionné, donc totalement invendable. J’avais même commencé à m’intéresser à une propriété. Lorsque les propriétaires ont su pour le compte de qui je travaillais, le prix de vente a grimpé de 10 millions. »

Un terrain miné
Pour le moment, les vignerons provençaux ne s’inquiètent pas outre mesure de ce changement de paradigme. « L’arrivée de groupes comme LVMH va permettre de développer encore plus les rosés premium. Ils ont compris que les gènes du rosé sont en Provence. Et nous n’en sommes même sûrement qu’au début », estime Eric Pastorino, président du conseil interprofessionnel des vins de Provence, qui réfute le terme de champagnisation, ce modèle où les grands acteurs possèdent peu de vignes mais produisent la grande majorité des bouteilles. C’est pourtant le chemin que la région semble prendre. « LVMH ambitionne de maîtriser 60 % du marché des côtes-de-provence », croit même savoir Stéphane Paillard. En tout état de cause, les vignerons acceptent sans vergogne de suivre la roue du géant du luxe. Lorsque la famille Matton signe il y a deux ans un accord avec Moët-Hennessy, c’est d’abord pour profiter de son circuit de distribution en Asie, où Minuty avait du mal à entrer. Philippe Shaus, le président-directeur général de Moët-Hennessy, ne dit rien d’autre dans le communiqué de presse scellant en février 2023 la prise de participation majoritaire : « Cette alliance, mue par une forte demande à l’export, permettra de renforcer le développement des vins Minuty à l’international, ce qui profitera à l’ensemble de la filière rosé de Provence ». Ce coup d’accélérateur permettra à la région d’assoir un peu plus sa position stratégique. La France est le principal exportateur de rosé en termes de valeur, alors qu’elle n’est que deuxième derrière l’Espagne en termes de volume. Il aura aussi son revers de la médaille. « Avec la hausse de la valorisation des vignes, les domaines familiaux pourraient être vite confrontés à des problèmes de transmission », anticipe Pierre-Olivier Turbil, administrateur de Vinéa Provence, membre de Vinéa Transaction, leader dans la transaction viticole. Avec toujours la même équation : au changement de génération, faute de pouvoir payer les droits de donation ou de succession permettant d’assurer la continuité familiale, certains domaines se retrouveraient obligés de vendre.

Crédit photo : Emmanuel Goulet

Le mondovino de la semaine #204 tourne à fond

Les Automnales des Caves de Taillevent • Un dîner magique dans le chai de Delamain • Le Trail en Côte-Rôtie, les Foulées du Saumur-Champigny • La Corse blanche • La lumière de la méduse • Chaque jour du nouveau, en voici cinq

Dans le vignoble


L’affaire : les Automnales des Caves de Taillevent

Du 14 au 30 septembre 2023, les deux adresses parisiennes des Caves de Taillevent et le site en ligne proposeront une sélection pointue de plus de 130 références. Des vins abordables, biologiques, élaborés en biodynamie, natures et étrangers disponibles à prix remisé de 20 %. Des flacons rares et sous allocation, à parfaite maturité, seront aussi disponibles en boutiques, certains jours et à des quantités limitées. Nouveauté de cette année : des événements en accès libres autour de la découverte du vin seront proposés dans les deux adresses.
Les Caves de Taillevent : 228 rue du Faubourg Saint-Honoré et 130 rue de la Pompe
lescavesdetaillevent-eshop.com

Le moment : un dîner magique dans le chai de Delamain

Un dîner dans le chai, le plus ancien de la maison : c’est la nouvelle expérience proposée par Delamain. Les cognacs rares de la collection Pléiade, s’accorderont avec le menu gastronomique local imaginé et signé par un chef privé. « L’extraordinaire opportunité d’accueillir nos convives au sein de nos chais. C’est une occasion rare pour eux de plonger au cœur de notre artisanat, de découvrir ces dons précieux de la nature et du terroir de la Grande Champagne et de partager l’essence même de notre métier dans un environnement optimal pour explorer et apprécier le pouvoir sensoriel des vieux cognacs », précise Charles Braastad, directeur général et neuvième génération de la famille.
Informations et réservation [email protected]

Deux défis : le Trail en Côte-Rôtie, les Foulées du Saumur-Champigny

Le Trail en Côte-Rôtie
Pour la troisième année consécutive, le trail de Côte-Rôtie donne rendez-vous le samedi 21 octobre à Ampuis à plus de 2 000 coureurs (600 en 2021, 1 500 en 2022). En plus des randonnées et des parcours pour enfants, trois courses seront proposées avec autant de niveaux de difficultés :
• La Verticale de 12 km et 600 m de dénivelé
• La Brune & Blonde de 24 km et 1 200 ù de dénivelé
• L’AOC de 45 km et 2 500 m de dénivelé
Informations et inscriptions sur https://trailencoterotie.fr/inscriptions/

 

Les Foulées du Saumur-Champigny

La 21e édition des Foulées du Samur-Champigny aura lieu le dimanche 10 septembre dans la commune de Varrains. Au programme :

  • Troglo-trail (29 km, départ à 8h30)
  • Courses-Trail (9 km, départ à 9h05. 18 km, départ à 9h20)
  • Marches (9 km, départ à 9h05. 18 km, départ à 9h35)
  • Marches nordiques (9 km, départ à 9h30. 18 km, départ à 9h35)

Cette édition permet de découvrir Clos cristal, Domaine de la Cune, Château de Chaintres, Château de Varrains, Château de Parnay, Château du Marconnay et Les Troglos de Souzay.

Dans le verre


Le coup de cœur : La Corse blanche

Un blanc de Patrimonio remarquablement précis et qui fait la part belle à la fraîcheur. Avec ses notes de fleurs blanches, d’agrumes et une pointe de salinité, il ira à merveille avec des fruits de mer.
Yves Leccia, E. Croce, patrimonio 2022, 32 euros

Le rosé : La lumière de la méduse

Cette cuvée à la bouteille singulière est le rosé signature du château Sainte-Roseline conduit avec brio par Aurélie Bertin. Fruits à chair blanches et exotiques, finesse et équilibre, tout est là pour en faire un beau rosé à l’aise à l’apéritif et au repas.
Château Sainte-Roseline, Lampe de Méduse 2022, côtes-de-provence 17,50 euros

Trapet, l’histoire a une suite

Jean-Louis est une figure de Gevrey-Chambertin. Avec Andrée, sa femme, il a fait revivre un domaine à Riquewihr, en Alsace. Pierre et Louis, leurs fils, les rejoignent. Ils ont leur projet à eux


Cet article est paru dans En Magnum #32. Vous pouvez l’acheter sur notre site ici. Ou sur cafeyn.co.


Dans cette famille, on se parle. Cela peut passer pour une évidence dans cette Bourgogne marquée par l’image du domaine familial. Pourtant, ils les entendent les histoires d’achats de domaines, d’achats de terres, de successions compliquées. Le succès arrogant de la Côte-d’Or déstabilise les familles. L’histoire de celle des Trapet est bien documentée. Cultivée même, depuis un bon siècle et demi. Il fallait voir Jean-Louis, lors du Grand Tasting Paris en novembre 2022, lire avec délectation, avec son phrasé clair et lent, le journal du grand-père minutieusement photocopié. Il était soigneux le grand-père Louis, il écrivait d’une écriture appliquée.
Si vous lancez Jean-Louis, il peut vous parler longuement de la lignée Trapet à Gevrey. Louis Ier, le fondateur, puis Arthur, puis Louis II, puis Jean, toujours vaillant, à partir de 1950, puis Jean-Louis lui-même, à partir de 1986. Il a eu les mains libres dans les années 1990, en a profité pour prendre son tour d’innovations. L’arrêt des désherbants d’abord, puis le grand saut dans la biodynamie. Timidement en 1995, complètement en 1997. En 2003, la canicule et les faibles récoltes permettent d’expérimenter la vendange entière. C’est devenu une habitude. C’est aussi l’année où le couple Trapet reprend le domaine familial d’Andrée, née Grayer, en Alsace. À l’époque, moins de deux hectares de vignes et le seul grand cru Sonnenglanz. Une vie entre les deux régions, la semaine à Gevrey, le week-end à Riquewihr. Le domaine s’étend rapidement avec l’arrivée des grands crus Sporen, Schlossberg et Schoenenbourg en 2006. Il fait aujourd’hui dix-sept hectares et a même rajouté le Mambourg à son arc.

Deux cultures, une famille
Cette dualité (ou complémentarité) bourguignonne et alsacienne, c’est l’héritage de Pierre et Louis, les deux fils Trapet. Héritage au sens propre, les terres vont leur revenir. Et au figuré, ce qu’une famille transmet à la nouvelle génération. Pierre est né en juin 1992. Louis en septembre 1994. Le premier a fait des études de commerce, la Burgundy School of Business à Dijon. Le second un BTS viti-oeno à Beaune, suivi d’un diplôme à Changins, l’école suisse de viticulture et d’œnologie. Pierre est venu travailler avec ses parents en premier, en 2017. Ils lui ont confié les clefs de l’Alsace. En 2018 et 2019, les deux frères ont fait leurs premières expériences ensemble, histoire d’éprouver leur relation, de construire des ambitions communes, d’innover à leur tour. Comme avec ces vignes en échalas ou ces plantations de semis pour faire un couvert végétal.

Nouveau terrain de jeu
L’idée est de tout faire en commun, avec quand même chacun son jardin. Pierre plutôt en Alsace, plutôt orienté blanc. Louis plutôt en Bourgogne, plutôt orienté rouge. Avant, il y avait deux semaines de différence entre les vendanges des deux régions. Elles sont désormais quasiment synchronisées. Pierre insiste sur l’importance de ces deux origines. « J’ai commencé à marcher en Alsace, pas en Bourgogne. » Il insiste aussi sur le rôle des femmes de la famille. « J’habite chez ma grand-mère maternelle qui a perdu la vue quand je suis arrivé. Elle a un tempérament très fort et un lien fondamental avec la nature. En côte de Nuits, la nature est civilisée. En Alsace, elle est plus sauvage, avec les Vosges, la forêt. On a été nourris de ces deux cultures, l’une catholique, l’autre protestante, l’une française, l’autre avec des influences germaniques. Les deux ont du sens. »
Grâce à la femme de Louis, Justine Bonnetain, fille de viticulteur en côte de Beaune, les deux frères ont repris presque deux hectares du domaine Eric Bonnetain quand celui-ci a arrêté. Plein de petites parcelles sur plusieurs appellations pour faire leur truc à eux, de A à Z. Domaine Pierre et Louis Trapet, simplement. Ils vont commercialiser leurs 7 000 premières bouteilles en 2023. Avec de jolies étiquettes faites par Louise Pianetti-Voarick, avec des cercles de couleurs qui s’interpénètrent. Neuf vins sur une aussi petite surface, avec notamment de l’aligoté vinifié de trois façons différentes : classique, macéré, passerillé. Ils ont une parcelle plantée en 1934 dans le climat Sous Châtelet à Auxey-Duresses, bien connu des amateurs du cépage. Lalou Bize-Leroy y a les siens. Ils ont présenté les vins à Paris, en famille, à la fin de l’année 2022.
Louis prenait beaucoup de plaisir à en donner le détail géographique exact : « Le paysage est totalement différent de Gevrey ». En blanc, un saint-romain issu de deux parcelles, Le Jarron et La Périère. Un auxey-duresses, deux parcelles aussi, dans Les Fosses et Les Hautés. Pour le meursault, les vignes sont dans Les Vireuils. Les élevages se font surtout en œuf béton. « Mon beau-père m’avait dit pas plus d’une pièce neuve dans le meursault. » En rouge, l’auxey-duresses et l’auxey-duresses premier cru naissent de l’assemblage des parcelles Les Ecussaux et Les Grands-Champs. Il y a aussi un pommard Les Vaumuriens.
Pour les blancs, Pierre est déjà bien à son affaire avec des 2020 à la salinité traçante finale. Louis s’est un peu fait surprendre par la maturité des rouges. Les deux têtes bien faites ne sont jamais à court d’idées. « En 2020, on a relevé nos piquets de palissage. L’ombre portée protège le rang d’à côté. On gagne un demi-degré d’alcool avec ça. » Pierre a aussi parlé de leur tracteur électrique. « On est les premiers à l’avoir. On est souvent les premiers à faire quelque chose. » Ces deux-là n’ont pas fini de nous surprendre, d’innover, d’écrire le chapitre d’après du roman de la famille.

Photo : Leif Carlsson

Gérard Bertrand : le triomphe du French Flair


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Les émotions bouillonnent dans le crâne de ce grand gaillard bâti à chaud et à sable. Tout se bouscule en cet instant précis, dans ce parking de Montpellier où il s’est garé parce que le téléphone mobile qu’il s’est fait installer dans sa voiture n’arrête pas de sonner. Gérard a 26 ans et une carrière solide au RC Narbonne qui, s’il n’est plus le grand club des années Spanghero, a remporté tout de même trois challenges Yves du Manoir consécutifs. Il a aussi repris le métier paternel de courtier en vin et de vigneron. Le Radiocom 2000, symbole national de la modernité téléphonique, pousse toujours sa sonnerie stridente. Gérard attend encore un peu avant de décrocher. Il veut laisser retomber l’excitation.
Quatre ans plus tôt, il s’est engagé bien malgré lui dans cette double vie de vigneron-rugbyman. Son père, la cinquantaine à peine passée, s’est tué en voiture. Avec sa disparition, c’est l’enfance qui s’est effacée, les rêves de gloire sportive qui se sont d’un coup limités, et la destinée tragique du Languedoc viticole qui s’est emparée de lui. Le téléphone sonne toujours. Il décroche enfin. Jean-Pierre Andlauer, l’acheteur de Monoprix, lui commande cinq mille bouteilles du corbières de Villemajou, son domaine familial. Cinq mille bouteilles ! Dans une région où l’on ne sait plus comment faire pour vider les cuves d’un vin qui se vend chaque année un peu plus mal. L’immense carcasse de Gérard Bertrand se déploie dans le parking, elle fait des bonds et hurle de joie. Le premier jour de sa seconde vie de vigneron vient de commencer.

Taper le caillou
La première avait débuté bien plus tôt, l’été de ses 10 ans. « Mon père m’a mis à la cave. J’ai commencé à faire tourner des pompes, à laver les cuves. À 13 ans, je travaillais avec ma sœur la journée dans les vignes, de 5 h du matin à 13 h, six jours par semaine, du lundi au samedi inclus, pendant un mois et demi du 1er juillet au 14 août. On détestait les vacances. On tapait sur des cailloux pour enlever de l’herbe, on sulfatait avec la machine à dos. C’était vraiment basique. On avait un tracteur pour 60 hectares. J’ai planté beaucoup de vignes qui existent encore aujourd’hui. Sans rien me dire, mon père me formait déjà. Je détestais ces moments, mais en même temps, j’étais fasciné par l’énergie de mon père. J’ai commencé à déguster des vins dans son laboratoire. Je passais aussi mes week-ends à faire de l’embouteillage. Mon père, ma mère, ma sœur et moi, étions toujours en train de bosser. Je ne me posais pas de questions. » Dans les Corbières, en plein pays cathare, on est loin de la ville, du plaisir et de la facilité, mais personne ne traîne en route. En tout cas pas Gérard, même s’il regarde aujourd’hui sans nostalgie son enfance. « Dans les années 1970, la viticulture était une viticulture de combat, les vins étaient des vins de misère. La région était encore productiviste avec le grand négoce qui faisait des dizaines de millions d’hectolitres. Mon père était vigneron et courtier en vin. Dans son laboratoire, sur les 400 bouteilles qu’il rentrait par jour, 390 étaient du vin rouge. Les dégustations étaient toujours les mêmes, sans variété dans les cépages à l’époque. On retrouvait du grenache, du carignan, de temps en temps un peu de cabernet-sauvignon à Limoux ou un peu de syrah. En 1976, après la grande manifestation à Montredon, un mort de chaque côté, le ministre de l’Intérieur de l’époque avait parlé du vin languedocien en le qualifiant de “gros rouge qui tache”. On ne pouvait plus continuer comme ça. Au domaine de Villemajou, mon père a fait partie des premiers à mettre des vins en fûts de chêne et à les embouteiller. »

Père puis fils
Par la brutalité du destin, par les opportunités que sa double carrière (voire triple, en intégrant le métier de courtier) lui offre et qu’il sait saisir, par son inextinguible soif d’entreprendre, l’aventure personnelle de Gérard Bertrand va ainsi sans cesse croiser et parfois guider celle du Languedoc viticole. En trente ans, l’homme a bâti un empire multiple, intégrant création de marques à succès (Gris Blanc, Côtes des Roses, Naturae, Autrement, etc.), développement de seize domaines – à ce jour – tous cultivés en bio ou en biodynamie…

Photo : Leif Carlsson