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Climat, le monde de demain


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Jamais le vignoble de France n’avait donné d’aussi bons vins. Jamais autant de bons millésimes ne s’étaient enchaînés. « à force, le public finira par ne plus nous croire », s’amuse presque Vincent Priou, directeur des châteaux Beauregard et Petit-Village, en appellation pomerol. « 2015, 2016, 2018, 2019, 2020, 2022 et 2023 sont de très grands millésimes grâce à de très belles arrière-saisons. On est plutôt content, c’est mûr, sans une trace de botrytis. » En Alsace, Jean-Frédéric Hugel jubile aussi : « Ces changements sont une bénédiction. Les grands millésimes alsaciens de l’œnothèque ont systématiquement été les plus chauds et les plus secs. Pendant longtemps, la maturité maximum était le critère qualitatif. Nous priions pour avoir des sucres. Certains vins de l’époque seraient considérés imbuvables aujourd’hui. En cinquante ans, la date de vendange a été avancée d’un mois et les poids de moût ont grimpé de deux ou trois degrés. » Frédéric Drouhin, directeur de la maison Joseph Drouhin qui couvre 100 hectares de Chablis à Saint-Véran, dans 60 appellations, 14 grands crus, 25 premiers crus et bon nombre de villages confirme qu’en Bourgogne « les rouges ont plus de couleur, plus de chair ». Il rappelle aussi qu’il y a dix ou quinze ans, on disait d’un vin “il faut l’attendre avant qu’il soit aimable” : « Aujourd’hui, on peut se faire plaisir avec un grand cru, même jeune. Il sera certes sur le fruit, sans le bouquet donné par l’âge, mais plus homogène, offrant ce côté charmeur et gourmand. » à Bordeaux, en Bourgogne, dans la Loire, dans la moitié nord du pays, les vignerons français font moins de vin, mais la qualité est excellente. Même à Châteauneuf-du-Pape, plus au sud et touché de plein fouet par le réchauffement climatique, le fait est là. « En vingt ans, de cinq bons millésimes par décade, on est passé à huit », relève ainsi Pierre Fabre, au château Montredon, la plus grande propriété de l’appellation. « C’est grâce à l’état sanitaire. Quelle que soit la composition des raisins, quand il n’y pas de pourriture, c’est toujours meilleur. Pour les vendanges 2023, on a eu cinq semaines de beau temps. Forcément, ça donne de bons vins. » Aux châteaux Montus et Bouscassé, à Madiran, le constat est le même. « On a la maturité tous les ans. Il y a vingt ans, on faisait des vins concentrés avec des raisins pas mûrs, il fallait les attendre trente ans. Il n’y a plus ce problème aujourd’hui », souligne Antoine Veiry, qui dirige les deux domaines.

Un compte à rebours
Le dérèglement climatique n’a pas que du bon. Cela fait un moment qu’on le sait. Le premier rapport du GIEC (groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) remonte à 1990. Dans son sixième rapport sorti en mars 2023, l’organisme stipule que la température de la surface du globe s’est élevée d’1,1°C par rapport à la période pré-industrielle et estime que le réchauffement de la planète atteindra 1,5°C dès le début des années 2030.
Des congrès, des initiatives, des groupements, des études n’ont cessé de voir le jour, dans le vignoble comme ailleurs. Rien de tel, cependant, que la vision d’un vinificateur de terrain. Cela fait plus de trente ans que Xavier Vignon chevauche les deux hémisphères. Ce consultant international a pris conscience du bouleversement en 1996, de retour d’Australie : « Beaucoup de pays avaient déjà ces problématiques et tentaient d’y remédier tant bien que mal ». Puis il précise : « Ce qui nous attend n’est pas joli ». À la même époque, il s’installe dans le sud de la vallée du Rhône pour y être vigneron, négociant et consultant. Il suit 500 domaines autour d’Orange et d’Avignon et tient un laboratoire qui fait 80 000 analyses par an dans tout le sud de la vallée. De quoi se faire une idée concrète des évolutions. « J’avais un historique sur certaines caves et j’ai observé les statistiques. En 1998, on sort clairement du monde ancien en termes de maturité, de dates de vendanges, d’équilibre sucre et acidité. Je regarde en Champagne, puis en Bourgogne et je me rends compte que le monde entier est touché de plein fouet. Partout, c’est pareil. Je pensais que 1998 était un aberrant (une donnée hors norme, NDLR). Mais non, ont suivi les millésimes 1999, 2000, 2003, 2007, 2009, 2011, 2012, 2015, 2016, 2017, 2019, 2020, 2022 et 2023 ! »

Les vignerons sont face à un dérèglement climatique plus qu’à un réchauffement. Ici, des inondations à Bordeaux.

La monde a changé
Quand Xavier Vignon a commencé à travailler, il y a plus de trente ans, la Champagne était en limite nord. Cette limite s’est totalement décalée : « Au sud de la Suède à Malmö ou au nord de l’Allemagne, les vins élaborés sont déjà magnifiques. L’Ontario peut être fier de ses excellents chardonnays et pinots noirs ». C’est là où son équilibre naturel existe que la vigne devrait être plantée, estime-t-il encore. En altitude, sur les pentes nord plutôt que les parcelles orientées sud recherchées jusqu’ici, partout où elle trouve encore de la viabilité « naturelle », de l’eau et un minimum de fraîcheur pour survivre. « Dans vingt ans, le vignoble de la vallée du Rhône sera dans la même situation que le Roussillon aujourd’hui. La mouvance vers le nord est désormais visible. Elle est irrémédiable, rien ne pourra l’inverser. Un degré de réchauffement, ce qui est déjà largement acquis, équivaut à un décalage de 200 kilomètres plus au nord. » Pendant ce temps, le sud de l’Espagne devient semi-désertique. C’est en train de s’amplifier. On a du mal à imaginer que la France soit touchée, un jour, dans son ensemble. « On a encore le Rhône qui alimente en eau, certes on voit encore des inondations, mais la disparition des glaciers et la fonte des neiges nous touchent ici aussi. »

2003, le choc climatique
Tout le monde se souvient de cette année exceptionnellement chaude qui a fait couler de l’encre. « Vues les conditions, on a pensé au départ qu’il allait être le millésime du siècle », se souvient Jean-Frédéric Hugel. « à notre grande surprise, les vins étaient complètement déséquilibrés. Nous avons eu des problèmes de chaleur et de sécheresse jamais rencontrés auparavant, 40°C, c’était fou ! Le manque d’acidité, voire son absence, était terrible. Les dérogations pour acidifier sont tombées très tard. En Alsace, acidifier était inconcevable, c’était un truc des gens du Sud, nous n’avions pas d’expérience. Acidifier un fût ? On ne savait même pas comment faire ! » Puis, il y a eu une série de millésimes fabuleux. Seul 2006 a été difficile. « Avant, dans une décennie, nous avions deux grands millésimes et deux mauvais car ils étaient trop tardifs, les raisins ne mûrissaient tout simplement pas. Cette situation n’arrive plus jamais. » Les profils des vins changent, ils sont plus chaleureux, leurs acidités sont plus tendres, leurs niveaux d’alcool sont plus élevés. « Les rieslings étaient à 9,5 % d’alcool avec un degré de chaptalisation. Nous atteignions alors un 10,5 % sur l’étiquette. Aujourd’hui, les vins affichent des 14,5 % pour un cépage tardif. » Ces changements sont-ils heureux ? « Certes, un millésime 1939 n’arrivera plus jamais. Il ne serait même pas marchand aujourd’hui tant il était catastrophique. Les vins sont plus amples, plus gras, avec de la fraîcheur – on reste une région “nordique” – mais ils n’ont plus les équilibres qu’ils avaient à l’époque. Reverra-t-on un jour des 1961 ou des 1964 ? Sans doute pas », regrette le viticulteur et négociant de Riquewihr. Et avec leur disparition, celle du cycle végétatif très long aux vendanges qui s’étalent, offrant des vins complexes sur la durée.

La Bourgogne et ses climats, le plus grand terroir diversifié du monde, que l’on croyait intouchable, voit aussi le ciel s’assombrir.

La prise de conscience
Face au changement climatique, chacun son déclic. à Bordeaux, ce fut le gel de 2017, vingt-six ans après le mémorable 1991. Un vrai marqueur, extrêmement violent selon Ludovic Decoster, propriétaire du château Fleur Cardinal depuis 2001 : « Nous avons récolté 60 ares de raisin sur les 28 hectares. Soit mille magnums et deux cents bouteilles. Le reste, on l’a vendu en vrac. Depuis, on a l’impression d’être sans cesse balloté ». Car le gel s’invite tous les ans, année après année, et vient s’ajouter aux autres phénomènes (sécheresse, grêle, très fortes pluies) de plus en plus fréquents. La Loire aussi est mordue par ces gels répétitifs inquiétants. « Cela fait dix ans que l’on parle du réchauffement climatique dans les instances officielles », reconnaît Jean-Martin Dutour de la maison Baudry-Dutour, qui préside le syndicat des vins de Chinon. Avant cela, ce n’était pas un sujet. Qu’il fasse un peu plus chaud était plutôt une bonne affaire. « Or s’il fait chaud en hiver, voilà du réchauffement, du vrai réchauffement. Nous sommes face à trois défis : la date de débourrement, la période de maturation avec la date des vendanges, qui en est le point d’orgue, et le régime de précipitations pendant la période de croissance. Autant les deux derniers sont importants, autant le premier est vital », explique ce propriétaire de six domaines couvrant 200 hectares, dont le château de La Grille, acheté en 2009, et le domaine Nau, un superbe terroir de cabernet franc acquis en 2021. « S’il pleut ou pas, les vins sont différents. Si mes vignes gèlent, je meurs. Pour jouer aux deux autres défis, il faut survivre au premier. »

La famille Cavallotto et sa colline

Photo : Gilles Durand Daguin

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Octobre 2023, période de vinification. Nous avons rendez-vous à la tenuta Bricco Boschis. Alfio Cavallotto revient d’un rendez-vous à Alba. Il cavale partout mais son calme frappe : il a la sérénité de celui qui a toujours été là. Sa famille est installée dans le village de Castiglione Falletto depuis 1928. Son arrière-grand-père Giacomo a acheté cette ferme entourée par quelques vignes de nebbiolo cinq ans avant la création de l’appellation barolo, quand le prestige était encore loin. Son fils Giuseppe a commencé à produire du vin sous le nom de la famille, avec des premières étiquettes en 1948. Les Cavallotto ont toujours innové. Ils n’ont pas attendu la création des cuvées Riserva pour en faire. Dès 1967, Olivio et Gildo, les deux fils de Giuseppe, sont les premiers à mettre le nom de leur lieu-dit, Bricco Boschis, sur l’étiquette de leur riserva, quarante-deux ans avant que l’administration ne valide les menzioni geografiche aggiuntive (mentions géographiques supplémentaires, ndlr). Alfio, francophone, relie les fils des générations : « Mon père, Olivio, a constaté dès le début des années 1970 que les pesticides devenaient de plus en plus puissants et que les insectes s’adaptaient vite. Il a voulu revenir à des méthodes culturales plus respectueuses de la nature et a commencé à enherber les vignes dès 1974. Il avait vu ça dans le Haut-Adige, avec les pommiers. C’était révolutionnaire, mais aucun agronome ne voulait le faire. Il a travaillé avec le professeur Lorenzo Cortino, le directeur de l’Institut de viticulture expérimentale à Asti. Et à partir de 1976, ils ont essayé une viticulture sans produits chimiques ».

Alfio Cavallotto.

Alfio travaille avec ses deux aînés, Laura et Giuseppe, œnologue comme lui, et poursuit ce travail d’innovation : « Nous essayons de réduire au minimum l’usage du cuivre et de le rendre plus efficace. On a même réussi à totalement s’en passer en 2013. Nous luttons beaucoup contre le mildiou avec les huiles essentielles. C’est complexe et cher, mais la sauge et le lierre sont efficaces. On utilise aussi des algues pour renforcer la vigne. On aimerait plus utiliser les drones, pour réduire l’usage des tracteurs, mais ça pose encore des problèmes réglementaires ».

Innover sans se renier
Les Cavallotto sont aussi conservateurs quand il le faut. Ils ont résisté à toutes les modes, en particulier celle de la barrique dans les années 1990, alors que le Piémont utilise traditionnellement le foudre en bois de Slovénie. C’est l’époque où leur père, réfractaire au goût vanillé, a passé la main à ses fils. « Le célèbre Bartolo Mascarello était très remonté contre cette mode. Moi, je ne la comprenais pas, mais je ne voulais pas non plus rentrer dans le conflit. » L’exploitation cultive vingt-cinq hectares avec des cépages comme la freisa, le dolcetto, la barbera, le langhe nebbiolo. Elle produit aussi un blanc de pinot noir et évidemment des barolos. La grande cuvée, Vigna San Giuseppe, du nom de la partie centrale de Bricco Boschis, n’est produite que dans les meilleurs millésimes. Si les quantités allouées au marché français sont faibles (les vins sont distribués en France par Bere Bene et le domaine participe tous les ans au Grand Tasting Paris, ndlr), les Cavallotto n’ont pas trop cédé aux sirènes de l’Amérique et sont bien distribués dans toute l’Europe. Leur clientèle apprécie le classicisme discret de leurs barolos intemporels. Celui qui innove sans crier et sans mouvement brusque, comme Alfio contemple calmement ses collines baignées de soleil couchant.

La colline de Bricco Boschis
Ce cirque que la cuverie des Cavallotto surplombe – a une histoire ancienne. Elle appartenait à la famille Falletti, marquis de Barolo du temps du royaume de Savoie. En 1807, Carlo Tancredi Falletti di Barolo épouse Juliette Colbert, une Française très pieuse. Son régisseur, Giacomo Boschis, qui a donné son nom au lieu, a hérité d’elle une partie des vignes et les a mises en valeur. La zone est à la frontière des deux grands socles géologiques de l’appellation, avec des sols plus argilo-calcaires à l’est, qui donnent des vins plus structurés, et un peu plus sableux à l’ouest, qui donnent des vins plus hédonistes.

Photos de l’auteur.

Au château d’Arsac, l’art et le vin sont une même culture

L’homme qui mesurait les nuages de Jan Fabre.

par Béatrice Brasseur


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Un château au toit de verre, un chai bleu et une quarantaine de sculptures contemporaines monumentales « enracinées » dans les vignes. Arsac, c’est l’histoire d’un vignoble singulier, pionnier à plus d’un titre grâce à son propriétaire, Philippe Raoux, décédé en octobre 2023. Issu d’une illustre famille de négociants pied-noir d’Algérie (les Sénéclauze), il décide à 33 ans, en 1986, de tracer sa propre voie en devenant vigneron et acquiert ce qui fut le plus important domaine du Médoc au début du XXe siècle, dont il ne restait presque rien. Il replante 108 hectares (qui produisent aujourd’hui 600 000 bouteilles dans les trois couleurs) dont la moitié est reclassée en appellation margaux au bout de vingt ans d’arguties juridiques et administratives – du jamais vu, l’autre demeurant en haut-médoc. Le classement de son margaux en cru bourgeois exceptionnel en 2020 est une consécration supplémentaire pour la propriété. Innovateur infatigable, Philippe Raoux demande aux winemakers les plus cotés de la planète de venir créer leur cuvée personnelle (et confidentielle) à Arsac. Il lance aussi à partir de quatre hectares de sauvignon la cuvée Céline, une décennie avant le retour en force des blancs de Bordeaux.

Une œuvre de Nikki de Saint Phalle dans le « jardin des sculptures ».

« Ne fais jamais ce que tu sais faire »
Sa formule provocatrice est celle d’un esprit curieux et entreprenant. L’art rattrape Philippe Raoux. Autant que le vin, c’est une source vive de questionnement et d’émerveillement. Dès l’été 1989, les chais d’Arsac accueillent des œuvres de Robert Indiana, Karel Appel, Vasarely, etc., confiées par la fondation Peter Stuyvesant. Philippe Raoux y voit le moyen de communiquer sur son château renaissant. L’expo s’intitule Aventure dans l’Art. Titre prémonitoire. Les cinq années suivantes, Raoux organise lui-même de nouvelles expos, Viallat, Buraglio, Pagès, Supports/Surfaces, entre autres, mais il se satisfait de moins en moins de voir repartir les œuvres prêtées. L’art a conquis son cœur et va recomposer l’ADN d’Arsac. À partir de 1994, les résultats des efforts faits à la vigne lui permettent de consacrer chaque année un franc par pied et rapidement 100 000 euros à l’acquisition de nouvelles œuvres. Son « jardin des sculptures » compte aujourd’hui une quarantaine d’œuvres (Niki de Saint Phalle, Bernar Venet, Jean-Michel Folon, Mark di Suvero, Jean-Pierre Raynaud, César, Arne Quinze, Jan Fabre, etc.) admirées par quinze mille visiteurs chaque année.

L’œuvre Skywatcher de Rotraut Klein-Moquay.

Les œuvres « parlent » du lieu
Skywatcher de Rotraut Klein-Moquay et L’homme qui mesurait les nuages de Jan Fabre évoquent l’inquiétude de l’humain face aux éléments. Le Pot rouge de Jean-Pierre Raynaud exprime le côté jardinier de la viticulture. L’Arbre du vent, immense sculpture mobile de Susumu Shingu, s’anime au souffle d’éole comme la canopée. Symbolique, La Diagonale de Bernar Venet, une poutre en acier de huit tonnes barrant la façade de la chartreuse du XVIIe, révolutionne l’image et le concept même du « château bordelais », invité à évoluer sans cesse. Dans le chai, une fresque d’après un dessin de Folon représente des oiseaux s’envolant hors d’un verre : une allégorie du raisin qui, transformé en vin, s’en va dans le monde régaler les amateurs. Philippe Raoux vivait en dialogue constant avec l’art. Son regard évoluait et jamais une œuvre ne l’avait déçu. La singularité d’Arsac lui a valu d‘être trois fois lauréat des trophées Best of Wine Tourism. Arsac est une aventure entrepreneuriale, viticole et artistique unique. Elle est aussi pérenne et accessible à tous.