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Jean-Pierre Cointreau, éloge de la raison

Photo Mathieu Garçon

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La pondération lui va bien. Patron de Iconic Nectars, un groupe familial présent sur trois univers, Jean-Pierre Cointreau ne se départit jamais de son calme et semble poser toutes ses réponses et ses décisions au trébuchet d’une longue réflexion préalable. Il l’annonce d’ailleurs sans ambages : « L’un des leitmotivs de notre groupe familial en matière de gestion est de répartir les risques. C’est mon principal objectif et c’est pour cette raison que notre portefeuille de marques s’est constitué, en plus du cognac d’origine, de liqueurs et de la maison Gosset en Champagne ». Mais la méthode lui réussit.
Sagement, il a hissé le cognac Frapin et le champagne Gosset au rang de pépites recherchées et a su faire preuve d’une certaine prescience en reprenant des liqueurs à l’époque un rien oubliées, mais aujourd’hui au cœur des recettes des mixologues. « Avec mes parents et frères et sœurs, nous avons construit à partir de 1984 une activité autonome en Charente, où sont nos racines maternelles. Avec les cognacs Frapin, nous sommes propriétaires de 240 hectares de vignes. Avec mon frère, on s’est dit qu’il fallait diversifier nos activités, d’abord avec la reprise de la société Pagès au Puy-en-Velay qui fabriquait la verveine du Velay ».
Ensuite, reprise de Salers, « un produit fabuleux » et de Vedrenne, fameux pour son cassis mais produisant aujourd’hui de nombreuses autres liqueurs de fruits. Jean-Pierre Cointreau et sa famille n’ont cessé d’explorer cette France des savoir-faire authentiques et ancestraux. « Reprendre des marques ne fonctionne pas à tous les coups. Il faut retrouver leur culture d’origine pour réussir à les développer, notamment à l’export. Nous avons bien réussi avec Vedrenne parce que le phénomène des cocktails, qui a toujours existé aux États-Unis, s’est répandu progressivement dans le monde. Aujourd’hui, on dépasse les quarante parfums dans la gamme, ce qui permet de s’adapter au zapping entre les produits de la part des consommateurs. Ce que l’on observe, c’est que depuis vingt ans, le mixologue a progressivement remplacé le barman. Ce dernier était derrière son comptoir à servir un whisky pur malt ou un cognac en digestif. Aujourd’hui, le mixologue invente quasiment tous les jours de nouvelles créations. C’est ce qui a fait la popularité de certains de nos produits tout en créant des risques importants liés notamment à ce zapping permanent. C’est bien plus difficile qu’autrefois de fidéliser un consommateur. »

Des spiritueux en effervescence
Pour faire renaître cette excellence, Cointreau a souvent mis en compétition ses liqueurs dans des concours internationaux, où peut se démontrer une supériorité qualitative, et a surtout obtenu le label Entreprise du patrimoine vivant (qui concerne aussi le cognac et le champagne). « C’est intéressant pour nous d’arriver devant un importateur et de lui annoncer que l’État français nous a attribué un label qui atteste de ce savoir-faire d’excellence. Il y a eu, au total, plus de 3 000 entreprises labellisées, mais seules un peu moins de la moitié ont obtenu le renouvellement de ce label. Non seulement il faut convaincre, mais il faut le faire dans la durée, pour chacun de nos métiers. »
Cette exigence l’a conduit à rechercher l’âme et les racines de ses produits. « C’est important que les gens qui travaillent ici sachent d’où vient l’excellence de nos marques. Je me suis beaucoup penché sur l’histoire de chacune de nos sociétés de manière à établir un arbre généalogique des dirigeants qui en ont eu la responsabilité. C’est essentiel de connaître la vision du fondateur, celle qu’il a transmise et comment celle-ci a évolué. En ce qui concerne le goût, nous travaillons avec deux équipes R&D, l’une à Nuits-Saint-Georges, l’autre à Turenne, en Corrèze, au sein de nos principaux pôles de fabrication. C’est une bonne manière savoir ce qui se passe sur le marché et de montrer qu’on a une capacité d’évolution importante. Par exemple, nous avons beaucoup travaillé sur la tendance no-low dont tout le monde parle. » Même les spiritueux ancestraux évoluent. « D’abord, pour des questions réglementaires. Quand on exporte un produit vers le Japon, la Chine, les États-Unis ou l’Europe, les règles ne sont pas les mêmes. Au XXIe siècle, les produits sont moins sucrés qu’ils ne l’étaient au début du XXe. Modifier cette quantité de sucre ne se résume pas simplement à enlever un peu de sucre, c’est aussi rétablir un équilibre gustatif. »
Ces transformations sont essentielles dans un univers en pleine ébullition. Jean-Pierre Cointreau s’y est beaucoup impliqué et assume aujourd’hui la présidence de la fédération française des spiritueux (FFS). Le sage Cointreau s’enflamme en évoquant « l’engouement pour la création de nouvelles distilleries, de nouvelles sociétés de fabrication de liqueur ou d’autres types de spiritueux depuis la pandémie. Le phénomène des distilleries de whisky, par exemple, est phénoménal. À tel point que la fédération a émis l’idée d’accompagner ces nouveaux entrants dans le métier lors des cinq premières années qui suivent la création de l’entreprise, afin de les aider à connaître la règlementation. Depuis trois ans, il n’y a pas eu un seul conseil d’administration de la FFS sans cooptation de nouveaux adhérents, ce qui est assez extraordinaire. Beaucoup de gens ont fait de leur passion un métier. L’idée est de faire en sorte que ces nouvelles entreprises perdurent, y compris dans la conjoncture actuelle difficile ».

Un pied en Champagne
L’une des grandes dates du groupe demeure l’année 1993, lorsque la famille a fait l’acquisition de la maison Gosset. « Être présent en Champagne est quelque chose auquel nous songions depuis longtemps. Le champagne est un produit diffusé mondialement, comme les spiritueux. Nous voulions nous développer encore plus vers le haut de gamme et il y a eu une continuité naturelle vers cet objectif avec Gosset, qui était positionné sur ce segment. On nous a présenté le dossier et j’en ai discuté avec ma sœur Béatrice. C’était la crise des années 1990, donc c’était un risque. Béatrice s’est occupée tout de suite de développer le marketing et la partie commerciale, en relation étroite avec Jean-Pierre Mareigner (disparu en 2016, ndlr), le chef de cave de la maison à l’époque. C’est lui qui a organisé la continuité avec Odilon de Varine, l’actuel chef de cave. »
L’une des plus anciennes maisons familiales, avec une identité forte et un style assumé, Gosset était détenue par la même famille depuis sa création en 1584. Des circonstances privées inopinées et les conséquences de la crise ont amené les héritiers Gosset à céder leur maison à une famille aux racines également profondes. Dès la reprise et jusqu’à aujourd’hui, trente ans plus tard, le bilan est spectaculairement positif. « Quand on reprend une entreprise, on se fixe des objectifs et on essaye de s’y tenir. Sur ce point, je crois que la situation de Gosset a dépassé nos espérances. L’accueil de mes confrères en Champagne a été le plus beau que j’ai eu dans ce milieu. Nous travaillons dans cinq régions en France. En Champagne, même si nous sommes tous concurrents, il y a une convivialité et une confraternité qui n’existent pas ailleurs. Pour la plupart, les gens dialoguent entre eux et ont l’amour du champagne avant de penser à leurs marques. La Champagne est un monde de gens raisonnables, habitués à un luxe qui n’est pas ostentatoire. »

« La cave commande »
Cet accueil correspond aussi au respect scrupuleux de l’ADN des marques et de leur écosystème, un processus bien compris chez les Cointreau. « L’une des règles chez Gosset, c’est de dire que c’est la cave qui commande. Et la cave, ça veut dire les approvisionnements, les cépages, la méthode d’élaboration et les dates de sortie. C’est fondamental. Par exemple, il y a eu chez nous une évolution vers plus de chardonnay dans les assemblages pour répondre à une certaine demande des consommateurs pour ce type de vins. Cela s’est fait naturellement, au fur et à mesure des années. Il faut être attentif aux consommateurs et aux approches que l’on cherche à avoir quant aux cuvées. On me reproche parfois d’avoir trop élargi la gamme. Sur le plan commercial, je l’accepte, mais nous sommes des artisans et ce que nous avons dans la cave doit dicter la création. »
Alors qu’il dispose d’un important domaine familial à Cognac, Jean-Pierre Cointreau assume clairement le fait que Gosset ne possède que très peu de vignes. « La maison possède un demi-hectare de vignes. Gosset travaille avec le vignoble champenois dans son ensemble depuis les années 1950. Aujourd’hui, nous collaborons avec environ 160 familles de vignerons. En 1952, André Gosset, le grand-père d’Antoine, a séparé Gosset en deux sociétés, l’une viticole, l’autre de négoce. Certains membres de la famille Gosset nous livrent d’ailleurs des moûts ou des raisins. Ce partenariat entre la vigne et le négoce fonctionne ainsi depuis des années. Pourquoi changer ? Au regard du prix de l’hectare en Champagne, où est la motivation économique pour investir dans le foncier ? Je suis ravi de cet équilibre. En outre, quand on discute avec les vignerons, on apprend beaucoup de choses sur l’évolution de la Champagne, sur les enjeux en matière de RSE, de nouvelles pratiques environnementales, etc. Les vignerons sont des gens qui réfléchissent au quotidien à leur travail. Et ils nous donnent un avis objectif sur la façon dont ils veulent que le vignoble soit géré. »
Tout comme cette relation avec le vignoble, le dialogue avec la cave, incarnée par le talentueux Odilon de Varine et aujourd’hui Gabrielle Malagu, paraît essentiel pour Jean-Pierre Cointreau. « Il y a un échange permanent entre Odilon et moi-même. Après, ce n’est pas un hasard si nous avons recruté Gabrielle Malagu. Elle apporte une autre manière de déguster. Elle n’est pas de la même génération et elle nous permet d’avoir une autre expérience des vins, ce qui permet d’avoir plus de diversité dans nos jugements. Clairement, chez nous, ce n’est jamais un ordinateur qui élabore les cuvées. Pour bien le connaître, Odilon a constamment des idées très claires sur ce qu’il veut. C’est une force dont la maison bénéficie. Et c’est aussi quelqu’un avec qui c’est très agréable de parler et qui ne s’interdit pas d’évoluer. Par exemple, aujourd’hui, il y a un peu plus de chardonnay dans nos assemblages, mais aussi plus de bois que par le passé. La maison change sans perdre cette identité. » En Champagne, Gosset réussit très bien sans posséder de vignes. À Cognac, en revanche, la force de Frapin, c’est son vignoble. « L’art de l’assemblage champenois implique de chercher dans des crus différents le goût particulier et diversifié des cépages. En Charente, c’est différent. Nous avons la chance d’être propriétaire d’un vignoble acquis par les différentes générations de la famille et situé dans les meilleurs secteurs, notamment en Grande Champagne. L’autre force, c’est de pouvoir bénéficier de stocks et d’une vraie continuité dans la mesure où seulement trois maîtres de chai se sont succédé à la tête de la maison depuis la Deuxième Guerre mondiale ».

L’innovation à Cognac
Frapin est la seule marque de cognac de notoriété internationale s’appuyant uniquement sur son propre vignoble, et cette particularité remonte à loin. « À la fin du XXe siècle, Pierre Frapin, le grand homme de la maison et mon arrière-grand-père, a vécu la crise du phylloxéra. Quand il s’est rendu compte que le vignoble dépérissait, il a pris deux mesures. La première a été de replanter, avec deux autres Charentais, des millions de pieds de vignes pour trouver une solution contre le phylloxéra. La deuxième a été de créer une vraie maison de négoce alors qu’il était viticulteur et distillateur. Dès 1993, nous avons mis en place des pratiques d’agriculture raisonnée pour mieux intervenir au vignoble et utiliser moins d’intrants. S’adapter aux évolutions climatiques est un travail de tous les jours que nous avons commencé il y a trente ans. Les gens à Cognac sont passionnés par ce qu’ils font. L’idée c’est aussi de communiquer sur ce savoir-faire. »

Assurer la transmission
L’autre des spécificités les plus intéressantes de Frapin est de faire vieillir ses eaux-de-vie dans des chais aux conditions d’hygrométrie opposées, soit humides, soit sèches. L’effet sur l’évaporation (la part des anges) et la maturation des eaux-de-vie est évidemment différent : « Patrice Piveteau, l’actuel maître de chai, s’appuie en effet sur cette spécificité. Nos eaux-de-vie vont ainsi d’un endroit à l’autre dans le but d’être vieillies différemment, ce qui permet d’obtenir une excellente diversité ».
Rare représentant d’un groupe familial présent sur l’ensemble de la filière des vins et des spiritueux, Jean-Pierre Cointreau regarde assez sereinement l’avenir d’une filière en quête d’équilibre. « Mandela disait “Je ne perds jamais. Soit, je gagne, soit j’apprends”. Certains secteurs de la filière vont être obligés de se remettre en question en raison du contexte lié à de nouvelles conditions climatiques et d’une réglementation encore lourde même si elle se simplifie. Moi, je suis toujours resté optimiste parce que j’ai commencé mon activité en rencontrant de nombreuses difficultés. Je termine ma carrière en ayant donné une situation à mon entreprise. »
Il n’oublie pas non plus l’un des problèmes récurrents de cet univers de PME, la transmission. « Aujourd’hui, nous sommes trois associés, mes deux sœurs, Anne et Valentine, et moi. Amaury, mon neveu et Julien, mon fils, sont tous les deux vice-présidents du groupe et sont en train de progressivement prendre la suite. Il faut savoir préparer la transmission. Beaucoup de sociétés négligent ce point. Le problème en France est aussi celui de la fiscalité. C’est compliqué d’organiser une succession familiale. »
Mais faisable, si l’on sait se montrer raisonnable : « Si je disais aujourd’hui que je veux devenir aussi important qu’un groupe comme LVMH, personne ne me croirait. En revanche, si l’ambition est de continuer à développer progressivement un groupe de marques familiales de vins et spiritueux qui ont un objectif qualitatif, les gens nous suivront ».

Vin blanc, le grand remplacement


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Le consommateur veut de la fraîcheur. Philippe Pellaton, qui a rempilé pour un deuxième mandat à la présidence d’Inter Rhône fin 2023, l’a bien compris. Le nord de la région a déjà tiré son épingle du jeu avec ses blancs. Le succès de Condrieu et de son appellation qui rend le viognier élégant, est un bon exemple. Hermitage produit un tiers de vin blanc. Et les appellations crozes-hermitage et saint-joseph une proportion significative de blancs, respectivement 10 % et 14 %. La situation n’est pas la même dans le sud, très majoritairement rouge. « J’ai été un accélérateur quand j’ai pris la présidence en 2020. On était à moins de 200 000 hectolitres de blanc. On est désormais à 230 000 hectolitres et notre objectif, c’est 300 000 en 2030 », explique Philippe Pellaton. « Le Rhône, c’est plus de 80 % de rouge. L’idée, c’est d’amortir le risque en développant le rosé et le blanc. Concernant le rosé, on est déjà la troisième région française, mais sur le blanc, on doit progresser. On a travaillé sur deux leviers. Le premier, c’est d’avoir une vision globale de la vallée du Rhône plutôt que de travailler au niveau des appellations et indications d’origine contrôlées. Cela permet de massifier les budgets, d’avoir un vrai discours blanc au niveau régional. À l’export, le budget est de 500 000 euros par an sur trois ans pour promouvoir ces vins. Le deuxième levier, c’est une cartographie des types de blanc avec trois profils, vif et frais, fruité et aromatique, généreux et complexe. C’est une segmentation qu’on peut retrouver dans les appellations. C’est assez novateur. On ne va pas transformer des appellations qui marchent bien en rouge en appellations de blanc, mais on va chercher à le développer là où il y a du potentiel de croissance, sur les crus du Rhône sud. Gigondas peut faire du blanc depuis 2023. Rasteau, vinsobres, beaumes-de-venise vont suivre. Là où ça n’existait pas avant, il faut en passer par l’Inao. L’idée, c’est de planter du blanc sur les terroirs adaptés, plus frais. C’est aussi d’aller chercher des cépages qui apportent de la fraîcheur, comme la clairette, ou même des cépages oubliés comme le bourboulenc ou le picpoul. »

Jouer sur les deux couleurs
Dans le Rhône, au niveau des appellations, la prise de conscience est là. Certaines, comme l’AOC cairanne, ont déjà pris de l’avance. Aujourd’hui comme hier, quand il faisait partie de l’aire d’appellation côtes-du-rhône, ce cru reconnu depuis 2016 a toujours produit une part de vins blancs. Ils représentent 6 % des volumes produits par l’appellation. Mais cela s’accélère et lors de l’événement récemment organisé pour la presse à Paris, elle a présenté autant de vins blancs que de vins rouges. Le phénomène n’est pas nouveau, rappelle Denis Alary, vigneron emblématique du village : « Il y avait beaucoup de blanc avant la Seconde Guerre mondiale, plus de 50 %. J’ai même retrouvé un vieux diplôme de l’exposition universelle de 1868 qui distinguait les vins blancs du domaine. Puis les marchés se sont portés vers les vins rouges. Quand on a déposé un dossier à l’Inao pour que cairanne devienne un cru, il a fallu prouver cette antériorité de production de vin blanc et prouver que la qualité ne concernait pas que les rouges ». Le domaine Alary a toujours proposé une bonne proportion de vin blanc, dont les profils sont très frais, avec des degrés naturels de 13 ou 13,5 degrés d’alcool. « De 15 % de vin blanc environ, je suis passé à 30 %, notamment avec le retour de mon fils Jean-Étienne qui aime les blancs et les rouges avec de la fraîcheur. On a quatre hectares de blanc et deux sont à planter. L’Inao a autorisé la clairette, la roussanne et le grenache blanc en cépages principaux (au moins 70 % de l’encépagement, ndlr), mais on a aussi droit à des cépages complémentaires. On fait des entrées de gamme en appellation côtes-du-rhône, sur la fraîcheur et le fruit et des cairannes plus structurés. Mais on vendange très tôt pour garder l’acidité. On ne part pas en vacances en août. Les vendanges sont de plus en plus précoces. Je rame pour dire à tout le monde de ramasser plus tôt. Ce n’est pas la tradition de la région, qui valorisait plutôt les vins riches. »

Même combat à Bordeaux
Ne dites surtout pas à Philippe Pellaton que cette stratégie « vin blanc » est opportuniste, ça l’agace. « Je me bats contre cette idée reçue qu’on ferait du blanc parce que ça marche. On a toujours eu des cépages emblématiques de blanc, comme le viognier et la clairette. Ce qu’on fait chez nous, dans le Rhône, ça n’est pas ce qu’on fait ailleurs. Le grenache blanc et la clairette apportent de la tension. Le viognier et la roussanne, plus de gras. Je dirige Maison Sinae, bien implanté en appellation côtes-du-rhône villages Laudun, qui deviendra une appellation à part entière en 2024. Aujourd’hui, on a déjà un tiers de blanc. Nos terroirs y sont propices. » À Bordeaux, la production de blanc, qui a toujours existé, devient un réel enjeu. Le Conseil interprofessionnel des vins de Bordeaux (CIVB) vient d’ailleurs de produire un petit argumentaire sur le vin blanc. Il y a douze appellations qui produisent du vin blanc sec à Bordeaux, ce qui représente plus de 8 000 hectares avec une nette domination du sauvignon blanc (45 %) et du sémillon (44 %) pour 56 millions de bouteilles au total. Nicolas Guichard, œnologue conseil, qui est intervenu lors d’une conférence organisée par l’Agence Force 4 sur le blanc à Bordeaux, décidément dans l’air du temps, explique la situation de la région : « Dans les années 1950, 70 % du vignoble bordelais était planté en blanc, surtout dans l’Entre-deux-Mers. Cela donnait du vin de table ou de comptoir qui partait vers l’Europe du Nord par la gare de Coutres, à l’est de Libourne. Mais les Anglais buvaient surtout les rouges, qu’ils payaient plus cher. La région s’est alors mise à arracher ses vignes de blanc pour planter du rouge ou à surgreffer. Aujourd’hui, on se retrouve à arracher des milliers d’hectares de vigne de rouge parce que ça ne se vend plus, parfois sur des terroirs fabuleux pour le blanc et qui ont un potentiel face au réchauffement climatique. Heureusement, il y a plein d’initiatives pour inscrire le blanc dans les cahiers des charges. L’AOC fronsac a fait une demande, l’appellation castillon-côtes-de-bordeaux devrait suivre, bordeaux-côtes-de-francs en fait déjà. »

Le Médoc en avance
Une de ces initiatives vient de l’organisme de défense et de gestion (ODG) des appellations médoc, haut-médoc et listrac-médoc, dirigé par Hélène Larrieu : « On veut inscrire le blanc dans l’appellation médoc. On a déposé un dossier auprès de l’Inao. Il est bien soutenu, y compris par le négoce. On espère qu’il aboutira à partir de 2026. C’est une réflexion ancienne portée d’abord par l’appellation listrac, qui fait pas mal de blanc. Le blanc représente actuellement 208 hectares et cette surface augmente. L’idée, c’est d’avoir une spécificité médocaine. Aujourd’hui, les blancs sont en appellation bordeaux. Nos sols de graves ou calcaires apportent une typicité qui supporte l’élevage et on a la fraîcheur grâce à la situation de l’estuaire ». Le mouvement semble bien général. À Saint-Estèphe, on plante du blanc au château Tour des Termes. Suite à son récent rachat par l’Irlandais Eddie O’Connor, cela fait partie des missions confiées au directeur de la propriété, Julien Brustis. « On a fait six mois d’analyses de sols. On a goûté tous les blancs de la région avec la famille O’Connor pour déterminer ce que l’on voulait. Plutôt que d’aller planter en appellation haut-médoc sur des parcelles peu qualitatives, on a arraché deux hectares de rouge en appellation saint-estèphe pour avoir de beaux terroirs argilo-calcaires. L’intention est de faire en blanc un vin bien meilleur que ce que l’on sortait en rouge au même endroit. On a planté 50 % de sémillon, 40 % de sauvignon blanc, et 10 % d’albariño pour l’apport floral. C’est un cépage qui est autorisé à titre expérimental dans le cadre des Vifa (variétés d’intérêt à fin d’adaptation, ndlr). Les jeunes qui reprennent des propriétés ont envie de faire du vin blanc. Aujourd’hui, on est très nombreux à se poser beaucoup de questions. » Le même questionnement a déjà eu lieu quelques années auparavant au château Fourcas-Hosten à Listrac-Médoc. Éloi Jacob, le directeur général de la propriété, raconte : « En 2006, Renaud et Laurent Momméja ont racheté la propriété. Il y a eu une grande étude des sols. Un peu plus de deux hectares sur calcaire étaient en jachère. On a laissé reposer les sols et on a replanté en blanc. C’est un projet qui a mobilisé l’équipe. C’était aussi le début du bio pour nous. Il a fallu tout choisir, les cépages, les porte-greffes. On a fait plein d’essais, du micro-parcellaire, des élevages différents. Ce laboratoire d’expérimentations nous a aussi fait progresser en rouge. Aujourd’hui, on produit 8 à 10 000 bouteilles de blanc et on le vend plus cher que le rouge parce que c’est beaucoup de travail. Je suis tombé amoureux de ce blanc dès que je l’ai dégusté. Et il est devenu, je crois, une référence du Médoc. Mes confrères de châteaux prestigieux m’échangent volontiers une bouteille de leur rouge contre une de notre blanc. »

À Saint-Émilion, des premiers résultats
Sur l’autre rive, du côté de Saint-Émilion, le questionnement est plus récent ou il a mis plus de temps à aboutir. Au château Fleur Cardinale, Caroline Decoster donne une illustration de ce parcours : « En 2011, on nous propose d’acheter le château Croix Cardinale, 8,5 hectares en appellation saint-émilion et 2,5 hectares en castillon-côtes-de-bordeaux. C’était surtout la partie saint-émilion qui nous intéressait. Notre voisin et ami Jean-Luc Thunevin a pris les vignes en côtes-de-castillon. Quand mon mari Ludovic a pris la direction technique de la propriété en 2017, il avait envie de faire du blanc. Jean-Luc nous a gentiment rétrocédé la parcelle de 2,5 hectares, terroir idéal pour ce projet qui nous tient à cœur et sur lequel on travaille avec l’œnologue Axel Marchal : calcaire, exposé nord, enclavé de forêt. On a arraché et replanté avec des cépages blancs. À notre grande surprise, on n’a mis que trois récoltes à obtenir ce qu’on voulait, un vin blanc qui soit à la hauteur du rouge de Fleur Cardinale. Notre 2023 sera le premier millésime de Fleur Cardinale blanc. On va encore investir dans le chai et les contenants, des foudres en provenance de Sancerre ». Le blanc, dont le prix était en cours de fixation au moment des primeurs, sera plus cher que le rouge. « Il sera vendu au consommateur plus de cinquante euros. C’est un grand vin de terroir, un vin de lieu, en petite quantité (3 000 bouteilles au début, ndlr), avec des investissements importants. »

Faire des pas de côté
Le tempo a été presque le même chez les frères Todeschini au château Mangot, avec une réflexion un peu différente. C’est Yann qui explique : « On avait envie de faire du blanc depuis longtemps. Dès 2014, on a fait un assemblage de chardonnay, roussanne et colombard pendant trois ans, mais on n’était pas content. Ce n’était pas assez identitaire. On avait entendu parler du cépage merlot blanc, quasiment disparu. On s’est lancé grâce à un stagiaire dont le père en avait trois rangs dans le Cognaçais. On a fait des essais, une sélection massale et on a planté en 2019. On ne savait pas trop où on allait. Le cépage avait plutôt mauvaise réputation auprès des anciens. Mais les enjeux des années 2020 ne sont pas ceux des années d’après-guerre. On a aussi planté un peu de sauvignon gris, ce que nous regrettons parce que nous adorons notre merlot blanc. Il n’est pas très aromatique, mais on s’est rendu compte qu’il prenait de l’ampleur si on le laissait reposer, raison pour laquelle on lui laisse six mois en bouteille avant commercialisation. Autrement, il ne voit que la cuve inox pour garder la fraîcheur. On l’a appelé Préface, comme la préface d’un livre à écrire ». L’expérience est originale et le vin se démarque des canons habituels de l’assemblage sauvignon blanc et sémillon. Avec pour force et facteur clef du succès, ce mot qui revient sans cesse : la fraîcheur. Il est commercialisé en dénomination vin de France car le cépage, qui a été très présent dans la région, n’est plus reconnu par les cahiers des charges. « Aujourd’hui, on fait 3 200 bouteilles de blanc. À terme, on compte en faire 8 000. Si on avait planté du rouge, on ne vendrait pas 8 000 bouteilles de plus. Là, en blanc, ça va se vendre sans problème. On est à moins de vingt euros et en bio. Le but, ça n’est pas de faire du vin de riche. »

Feuille blanche
À Bordeaux comme dans le Rhône, deux régions préoccupées par la déconsommation des vins rouges et celle, plus générale, des vins quelle que soit leur couleur, le bon vin se reconnaît simplement. C’est celui qui se vend. Dans ces vignobles qui étaient dominés par leurs rouges, l’avenir devra répondre à une tendance de consommation mondiale. Si le vin blanc fait encore parfois l’objet de méfiance, souvenir des époques où il était systématiquement très sulfité, il est, comme le rosé, plus facile à consommer. Au-delà de ces évolutions de la consommation, l’idée de se diversifier, de faire des choses nouvelles, est également un puissant moteur pour les opérateurs. Comme un peintre qui voudrait élargir sa palette, infléchir son style, le vigneron qui ne faisait jusqu’ici que du rouge trouve là un nouveau territoire à explorer, une occasion de se remettre en question et d’utiliser d’autres techniques. Laissons ainsi le mot de la fin à Caroline Decoster, pour qui il s’agit de « faire quelque chose à nous ».

Pur


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Les professionnels du vin ont toujours aimé opposer la logique marketing, certes tournée vers le consommateur, mais vite soupçonnée de faire perdre l’âme du vigneron, à celle du terroir, censée représenter la vérité du sol, du ciel, de la plante et des « usages constants et loyaux ». Plus constructif à notre sens serait d’associer une analyse historique de l’évolution du monde du vin à sa classique vision géographique. Avec cette double optique, on comprendra que certains vignobles sont naturellement consacrés à tel ou tel type de vin, mais que l’évolution des marchés, du goût ou des consommateurs donne, un temps, la primauté à une catégorie plutôt qu’à une autre. Les rouges tanniques ont dominé le monde au cours du dernier demi-siècle, puis sont apparus sur le devant de la scène d’autres couleurs, d’autres styles. Les prescripteurs de tout poil – nous en faisons partie – ont mis du temps à comprendre, voire à accepter, que le rosé pâle, peu vineux mais aromatique, acquérait des lettres de noblesse qu’il était vain de négliger à l’aune des notes de vernis à ongle ou de pamplemousse que certains représentants de la catégorie développaient abondamment. Le rosé est aujourd’hui une réalité de l’univers des grands vins, il faut l’observer avec justesse et intérêt. Plus fluide, plus souple, plus transparent et plus allègre, le rosé annonce à notre sens une autre évolution profonde de l’histoire contemporaine du vin que nous analysons en profondeur dans le dossier de ce numéro, celle de l’avènement du blanc. Longtemps circonscrit à certaines régions, soit fameuses depuis des siècles, soit vouées à produire des « p’tits blancs secs », le vin blanc s’universalise aujourd’hui, témoignant avec un certain panache de codes qui ont assurément changé. Les blancs qui excitent et interpellent ne sont plus des versions non colorées de vins généreux et lourdement boisés, mais sont au contraire porteurs des mêmes valeurs de fraîcheur, de parfum et de pureté que les rosés. Dans cet univers en pleine transformation, la France a plusieurs cartes à jouer, car elle est, comme pour tous les autres vins, le pays qui
possède la plus grande diversité de terroirs, de cépages et de style.

Bordeaux de toutes ses valeurs

Photo : Fabrice Leseigneur.

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#inspiration
Château Climens, barsac
La réputation de l’or pâle de Climens dépasse de loin les qualités que l’on prête au terroir de Barsac et cette propriété élevée au rang de premier cru lors de la classification de 1855 a su écrire sa propre légende : celle d’un vin liquoreux capable d’atteindre le sommet de la finesse et d’exprimer les particularismes de l’endroit qui le fait naître. Lors des millésimes les plus propices au développement du botrytis cinerea, les raisins de Barsac touchés par la pourriture noble affichent une droiture et un raffinement incomparables. Peu de familles se sont succédé à Climens depuis le classement de 1855, mais toutes – les Lacoste, les Gounouilhou, les Lurton (Lucien, le père, puis Bérénice, sa fille), avec des logiques de production et des exigences de qualité différentes, ont permis au vin de Climens d’être un nom gravé dans la mémoire de ceux qui en déguste les plus beaux millésimes, souvent rares et anciens.
Il y a peu, la famille Moitry a acquis la majorité du capital. Conseillée dans ses décisions opérationnelles par Bérénice Lurton et pouvant toujours compter sur Frédéric Nivelle, son remarquable directeur technique, elle a conscience des difficultés auxquelles sont confrontés les vins liquoreux et à la forme de défiance des consommateurs vis-à-vis d’eux. La famille Moitry a l’intention d’insister sur l’élaboration de vins blancs secs à la propriété. Celle-ci s’appuie depuis maintenant quelques millésimes sur une cuvée étonnante, Asphodèle, qui illustre le potentiel des terroirs du Sauternais en ce qui concerne la production de vins secs complexes et ambitieux. Cela ne change rien au fait que la splendeur de Climens éclate aux yeux de tous par la lumière de son barsac superbe, quand il est réussi. Guère épargnée par les différents aléas climatiques, la propriété en a peu produit ces dernières années. On gagne aujourd’hui assez peu d’argent à élaborer des vins liquoreux à Sauternes ou à Barsac. Sans soutien financier et sans vision entrepreneuriale solide, il apparaît de plus en plus compliqué de maintenir ces entreprises viticoles en bonne santé.
C’est la force des propriétés bordelaises de premier ordre que d’exercer une sorte de pouvoir de fascination sur les investisseurs passionnés qui ont, financièrement, beaucoup à y perdre. La part de mystère et de rêve propre à la pourriture noble a sans doute suffi à convaincre les Moitry de céder à la tentation de devenir, le temps d’une vendange, un créateur d’émotion. Redonner à Climens la stature qui doit être la sienne est l’autre défi exigeant qui attend cette famille prête à le relever.

#innovation
Mouton Cadet, bordeaux
Le baron Philippe de Rothschild est à l’initiative de la création, en 1930, de cette marque au nom magique, inspiré directement de celui du cru classé de Pauillac dont il prit les rênes en 1922 et qu’il conduisit en 1973 au rang de premier. Amoureux des vins de Bordeaux, le baron, cadet de sa famille, souhaitait créer un vin qui portait son nom, destiné à un plus large public, dans un souci d’universalisme quelque peu déroutant compte tenu du monde aristocratique auquel il appartenait.
En un peu plus de quatre-vingt-dix ans, Mouton Cadet est ainsi devenue une marque mondialement connue et une référence incontournable de l’appellation bordeaux. Les premières étiquettes, proche en style de celle de Mouton-Rothschild, affichaient clairement l’ambition de son créateur. Y était écrit : « Le maître de chai des châteaux Mouton Rothschild et Mouton d’Armailhacq (l’ancien nom de l’actuel château d’Armaillhac à Pauillac, NDLR) certifie que le mouton-cadet contenu dans cette bouteille a été sélectionné et traité suivant les méthodes séculaires qui ont fait la gloire de ces deux grands crus classés ». Cette exigence, promesse des débuts, a conduit peu à peu Mouton Cadet à proposer une gamme désormais riche de plus de dix vins différents (dont un en bio). Elle s’appuie sur les approvisionnements de vignerons partenaires répartis sur plus de 1 500 hectares dans tous les secteurs du Bordelais, de Blaye jusqu’à Pauillac (pour la gamme Réserve) en passant par l’Entre-deux-Mers. La marque a engagé ses pratiques dans une démarche vertueuse, restreignant au maximum l’emploi de produits phytosanitaires de synthèse, garantissant des vins produits sans CMR et donnant plutôt la priorité à des exploitations orientées vers une viticulture biologique pour élaborer ses sélections parcellaires.
Ce cahier des charges strict n’empêche pas certains consommateurs, par une forme de snobisme malvenu, de se défier des vins ronds, accessibles et frais produits par la marque. Elle est pourtant une vitrine essentielle pour les vins de Bordeaux, notamment auprès des jeunes consommateurs non initiés qui y trouvent une expression lisible des styles de vins que les appellations bordelaises peuvent donner. En cela, la vocation première de Mouton Cadet est respectée et le niveau général des vins ne cesse de s’améliorer.

#ambition
Château Marsau, francs-côtes-de-bordeaux
Les vignobles dits de côtes sont souvent vus par les consommateurs comme un ensemble indivisible au sein duquel les spécificités propres à chaque appellation prennent le dessus sur les histoires individuelles qui s’y écrivent. Celle de cette propriété familiale située dans la commune de Francs, sur la rive droite de Bordeaux, dans la vallée de la Dordogne, résume à elle seule la dimension humaine qui se joue dans tant d’autres de ces domaines discrets.
Anne-Laurence et Mathieu Chadronnier sont tombés amoureux de cet endroit. Et comme tant d’autres familles de Bordeaux, ils ont un jour éprouvé le besoin impérieux de participer à l’épopée des vins de Gironde. Passionnés et investis malgré de nombreuses occupations professionnelles – Mathieu est le patron de la maison de négoce CVBG, l’une des plus importantes de la place de Bordeaux, ce duo plein de talents contribue à la reconnaissance des beaux terroirs des côtes de Francs. Quand la météo les épargne de ses caprices, ils proposent un vin excellent, plein de vitalité et de fruit, admirablement vinifié dans le but de proposer une expression franche, subtile et gourmande, fidèle au vrai esprit du vin de Bordeaux.
Marsau est ainsi l’exacte définition exacte du « super bordeaux », catégorie chère à En Magnum et qui désigne des vins civilisés, digestes et disponibles à un prix très raisonnable. Impossible de tenir le compte des nombreux vins du Bordelais qui présentent de pareilles aptitudes. Hélas, souvent par paresse intellectuelle ou par manque d’ouverture d’esprit, le consommateur oublie qu’il en existe beaucoup ou bien il est assez peu informé de leur existence. Dommage, ce sont ces vins-là, à l’image de celui du château Marsau, qui feront la tendance dans la restauration française, en particulier la bistronomie, le jour où celle-ci se rendra compte des pépites qu’elle laisse passer sous son nez. Encourageons-la : il n’est jamais trop tard pour changer.

#universel
Château La Tour Carnet, haut-médoc
On ne peut pas résumer le château La Tour Carnet à la seule impulsion que lui a donné Bernard Magrez à partir des années 2000, quand l’homme d’affaires bordelais en est devenu propriétaire. Cette propriété, dont le vignoble est en appellation haut-médoc, est en effet l’une des rares à pouvoir dater exactement les premières vendanges de son histoire. C’était en 1409. Mais la situation de ce cru de Saint-Laurent a beaucoup évolué au cours des deux dernières décennies.
Comme son appellation le permet, il s’est agrandi en intégrant dans son assiette foncière des terroirs plus classiques du nord du Médoc, en particulier ceux situés autour de Saint-Seurin-de-Cadourne. Ces nouvelles acquisitions conséquentes enrichissent ainsi un terroir originel de premier ordre (classé en 1855), spécial par la présence en son cœur de l’une des belles croupes du Médoc, composée d’un sol majoritairement calcaire et haute de dix-neuf mètres. Si certains ont exprimé quelques réserves quant à cette expansion, la nouvelle superficie de son vignoble a permis à La Tour Carnet de devenir une marque largement distribuée, partout dans le monde où l’on boit des vins de Bordeaux. Très accessible au regard du marché des crus classés, ce vin a d’ailleurs rencontré un franc succès auprès des consommateurs. La part importante de merlot dans son assemblage et un élevage en barrique ont permis de lui donner une certaine forme de confort en bouche et d’en faire un vin universel, plaisant dans sa jeunesse et agréable par son fruit, sans qu’il ne perde rien de sa vigueur médocaine.
Pareille réussite n’a pas empêché Bernard Magrez de mener quelques expériences de grande envergure pour réfléchir à l’avenir du vin de la région. Il a ainsi lancé le programme « La Tour Carnet 2050 » dont l’objectif est d’évaluer l’impact du réchauffement climatique sur la vigne et le vin à horizon 2050, empruntant à l’industrie aéronautique des technologies de pointe pour simuler cet écueil. La stratégie mise en place ici ressemble peu ou prou à celles déployées par des entreprises réputées du secteurs des vins du Nouveau monde, en Australie ou en Californie par exemple. Force est de constater que cette vision est une voie directe vers la création de marques puissantes et performantes. Tant mieux, Bordeaux se plaint d’en manquer.

#volonté
Château Clarke, listrac-médoc
Acquis en 1973 par Edmond de Rothschild, branche cousine de celle de Mouton-Rothschild et Lafite, le vignoble de Clarke est un lieu unique en son genre. Dans ce vaste domaine planté d’une cinquantaine d’hectares, on entre dans un monde en marge de l’univers médocain, principalement en raison de la dominante de merlot dans l’encépagement du vignoble qui donne à son vin un style atypique.
Le cru est devenu une tête de pont de l’appellation listrac, injustement en retrait dans la hiérarchie des appellations communales. Cette position est d’autant plus surprenante dans la mesure où le vignoble de Listrac s’appuie sur des terroirs spécifiques, adaptés à l’élaboration de rouges fins et de blancs sapides. On travaille ici comme on le ferait dans un cru classé, en appliquant une viticulture perfectionniste, pointilleuse et coûteuse, dans le but d’obtenir le meilleur d’un terroir magique par sa situation. De récents investissements (nouveau cuvier, nouveau chai) permettront aux équipes d’aller encore plus loin dans la mise en valeur de ce vignoble grâce à une cuverie désormais mieux adaptée au parcellaire.
Mondialement distribué, le vin de Clarke est un porte-drapeau du goût du vin de Bordeaux partout sur la planète. Ce qu’a bien compris la propriété qui s’engage dans la voie exigeante de la qualité suprême.

#subtilité
Château Cantenac-Brown, margaux
L’annonce de la construction d’un nouveau chai a donné un nouvel élan à ce cru classé de Margaux. La décision s’intégre au vaste projet ambitieux décidé par la famille Le Lous, devenue propriétaire des lieux en 2019. Avant même que ne soit officiellement présentées ces nouvelles infrastructures, la propriété incarne déjà le renouveau dont savent faire preuve les familles bordelaises dès lors qu’elles veulent faire naître une vision inspirante.
Posé sur le plateau de Cantenac, ce chai en terre crue compressée de 5 000 m2 réalisé grâce à la méthode ancestrale du pisé voisinera avec le magnifique château écossais et les bâtiments historiques. En Magnum aura l’occasion d’y revenir plus en détail cette année. En attendant, ce chantier ambitieux traduit les changements à l’œuvre dans cette propriété tournée vers l’avenir, aussi bien en matière de communication qu’en matière de style pour ses vins. José Sanfin, directeur expérimenté, et son équipe proposent des margaux aboutis, délicats et caressants dès leur plus jeune âge tout en étant dotés d’une vigueur typiquement médocaine.
Grâce au travail d’anticipation mené pour répondre aux enjeux environnementaux de notre société, mais aussi grâce à l’approche accessible mise en place vers plus de pédagogie, Cantenac-Brown incarne l’esprit d’un Bordeaux qui ne baisse jamais les bras.

#écologie
Château Durfort-Vivens, margaux
Peu de propriétés symbolisent avec autant d’évidence que ce second cru classé de Margaux la remise en question et l’énergie qui agitent la viticulture bordelaise depuis plus d’une dizaine d’années. Propriété de la dynastie Lurton depuis 1961, Durfort-Vivens a longtemps été un peu « en retard » par rapport à ses illustres voisins (Château Margaux, Château Palmer, etc.). La mise en place par Gonzague Lurton d’une viticulture biodynamique en 2009 a complètement réveillé cette belle endormie qui brille aujourd’hui par l’innovation de ses pratiques et par le grand vin qu’elle produit.
Obtenant ses certifications en bio et biodynamie en 2016, la propriété a profité de ce nouveau dynamisme pour interroger la pertinence de ses pratiques. Elle a opté, dans une logique de respect du vivant et de préservation des écosystèmes, pour une approche agro-écologique et agroforestière poussée, déployant une batterie d’outils propres à la viticulture de précision (utilisation de couverts végétaux spécifiques, étude microbiologique des sols à l’échelle du rang et de la parcelle, etc.). Cette exigence agricole a permis au grand vin de progresser de manière spectaculaire ces derniers millésimes. La réflexion initiée à la vigne a poussé les portes des cuviers et des chais, questionnant aussi le travail de vinification, notamment l’usage des sulfites et leur effet inhibant sur les arômes et la texture des vins. Répartis dans quatre villages de l’appellation margaux (Cantenac, Soussans, Margaux, Arsac), le vignoble de 65 hectares se situe sur trois terrasses différentes. Le cru, qui souhaitait donner une lecture plus poussée de sa situation, y a identifié 28 familles de sols différentes, elles-mêmes sous-divisibles en 92 catégories. Le recours historique aux techniques d’assemblage des cépages et des vignobles pour élaborer les vins de Bordeaux – aussi bénéfique et bienvenue soient-elles – a aussi pour effet de laisser les parcelles, lieux-dits, etc., dans l’ombre du grand vin. Les équipes de Durfort-Vivens a pris le parti de les présenter, en plus du grand vin du château issu d’un assemblage plusieurs expressions des terroirs du cru. Trois vins ont ainsi vu le jour, Les Plantes (qui assemble les jeunes vignes de la propriété), Le Plateau et Le Hameau. Cette approche innovante permet une lecture inédite du vin médocain, ludique et surtout passionnante pour l’amateur en France comme dans le monde.
Donner libre accès à l’information qui permet de comprendre ses terroirs (et donc ses vins) est une piste forcément intéressante pour un vignoble à qui l’on reproche parfois un peu d’opacité et trop d’immobilisme.

#indémodable
Château Grand-Puy-Lacoste, pauillac
Un mot revient presque toujours pour qualifier les vins de cette propriété familiale : régularité. La réputation de cru classé en 1855 né de la division de l’ancien château Grand-Puy (l’autre partie ayant donné naissance au vignoble du château Grand-Puy Ducasse) n’est aujourd’hui plus à faire. Pendant longtemps, celle-ci a grandi hors de nos frontières, au point de faire de « GPL » l’une des marques de Bordeaux les plus célèbres en Angleterre ou aux États-Unis.
Domaine d’un seul tenant, situation rare aujourd’hui parmi ses pairs classés, la propriété appartient à la famille Borie, qui l’acheta à Raymond Dupin. Depuis plus de quatre décennies, elle prend soin de son vignoble avec pragmatisme, animée par une farouche volonté de rester fidèle au classicisme médocain. De très vieilles vignes de cabernet-sauvignon permettent de donner, millésime après millésime, une vinosité et une noblesse toujours dignes des plus grands pauillacs. La propriété profite de l’arrivée d’Émeline Borie, nouvelle génération de la famille, et de la direction technique efficace de Christel Spinner pour donner une vision un rien plus contemporaine à ce vin de grand style.
Les jugements parfois hâtifs que la critique internationale formule à propos des millésimes, et par conséquent la hiérarchie qu’elle organise entre eux, ont tendance à faire oublier à quel point les meilleurs crus bordelais sont capables de produire des vins d’une qualité égale avec une régularité impressionnante. Une prouesse d’autant plus forte qu’elle n’empêche pas de respecter les conditions propres à chaque millésime, sans rechercher une standardisation quelconque entre eux.

#éloquence
Château Lafite-Rothschild, pauillac
Symbole du génie des vins de Bordeaux, la propriété domine, avec quelques-unes de ses semblables, la production des vins de Gironde, toutes appellations confondues. Acquise par les Rothschild en 1868, elle est devenue au fil du temps un fleuron des vins français et un symbole d’excellence pour toute la filière de notre pays. Le vin de Lafite est sans doute l’incarnation la plus jusqu’au boutiste du grand vin bordelais, inimitable par son style, sa texture, son équilibre, sa fraîcheur et la race que lui confère un terroir réputé depuis l’Antiquité.
Posé sur l’une des plus belles croupes de Pauillac, son vignoble donne un vin incroyablement complexe et délicat, ferme et droit dans sa jeunesse mais d’une volupté sensuelle exceptionnelle après plusieurs années. Lafite doit cette inégalable finesse à ses graves du nord de l’appellation, posées sur un socle calcaire, et aux sélections de raisins intraitables qui écartent plus de la moitié de la récolte. Ce goût si spécifique et si élégant a longtemps tenu à une proportion non négligeable de merlot dans l’assemblage du grand vin. Ces derniers millésimes, celle-ci s’amenuise au profit de plus de cabernet-sauvignon (souvent supérieur à 90 % de l’assemblage final).
Par bien des aspects de sa légende, le vin de Lafite représente une sorte de quintessence du vin de Bordeaux, dans ce qu’il a de meilleur – un style unique – et ce qu’il a de plus élitiste. Il faut reconnaître que son arrivée sur une table provoque toujours autant d’excitation et d’attente. Avec lui, ce pouvoir de séduction, propre aux grands bordeaux, atteint son paroxysme. Une chance pour tout le vignoble, auquel le nom du premier cru classé est inévitablement associé, et une responsabilité pour le cru qui n’a pas le droit de décevoir ses adorateurs. Cette situation résume assez bien celle des meilleurs vins de Gironde : l’amateur les vénère et ne leur pardonne rien. Cela oblige à s’engouffrer toujours plus profondément sur le chemin de la qualité absolue. Et c’est la voie choisie par le duo Saskia de Rothschild et Éric Kohler, qui veille à maintenir ce cru suprême à son rang, c’est-à-dire au sommet de la hiérarchie des vins mondiaux.

#rayonnement
Château Lynch-Bages, pauillac
De la vie de Jean-Michel Cazes, on a tout dit ou presque. Et l’intéressé, avant de nous quitter en 2023, a consigné dans une autobiographie passionnante (Bordeaux grands crus, Glénat) l’histoire qui était la sienne, liée pour l’éternité au château Lynch-Bages, cru classé de Pauillac, et à l’épopée des vins de Gironde à partir des années 1970. Pour Lynch-Bages, Jean-Michel et tant d’autres crus, cette conquête a pris une autre dimension avec les multiples voyages faits aux États-Unis pour y mener de vastes opérations commerciales.
Dans son livre, Jean-Michel Cazes a détaillé cette fête du Bordeaux : « L’opération […] consiste à visiter douze villes en deux semaines, selon un schéma intangible. Le programme laisse peu de temps pour le tourisme. Arrivés par l’avion du matin, nous enchaînons aussitôt par un déjeuner avec les distributeurs de vins locaux. L’après-midi est consacré à des visites de magasins et des rencontres avec des amateurs sélectionnés. Le dîner réunissant cinquante à deux cents personnes est ponctué par la dégustation du nouveau millésime et le service de deux vins « vieux » […]. Nous traversons le pays en tous sens, de Seattle à Miami, de Boston à San Diego, de Houston à Saint-Louis, de Las Vegas à Nashville […] ». Avec ces tournées naît l’une des forces du vignoble bordelais qui développe là un vrai savoir-faire dans l’organisation d’opérations de promotion performantes et bien organisées, en de nombreux endroits de la planète, notamment dans les grandes villes des marchés qui comptent, outre-Atlantique et ou en Asie. Bordeaux retiendra de Jean-Michel Cazes son incroyable personnalité et l’énergie qu’il aura dépensé une bonne partie de sa vie pour faire rayonner le vignoble loin de chez lui. Loin de s’éteindre avec lui, cette histoire est gravée dans les pierres du chai ultra moderne du château Lynch-Bages. Entre ses murs, Jean-Charles Cazes, le fils de Jean-Michel, et ses équipes, produisent un vin mondialement célèbre et définitivement pauillacais, profond, structuré, apte à la très longue garde. Cette dernière qualité est un arbitre sans pitié qui départage les plus grands vins de Bordeaux.

#retourauxsources
Château Carbonnieux, 1741 – Cuvée Spéciale
Alexis Lichine dans son Encyclopédie des vins et des alcools (Robert Laffont) rapporte une anecdote amusante à propos de cette propriété de Léognan : « Pour vendre leur vin en Turquie, malgré la prohibition islamique, les moines de l’abbaye Sainte-Croix de Bordeaux, alors propriétaires du cru, étiquetaient leur vin : Eau minérale de Carbonnieux ». Il est vrai que ce cru classé des Graves a construit sa réputation sur la qualité de son blanc, l’un des plus connus de la région. Très ancien (huit siècles d’histoire) et de taille importante (plus de 100 hectares de vignes), Carbonnieux doit le style de son blanc à la forte présence de calcaire dans son terroir graveleux.
En 1741, ce même terroir convainquit le moine Dom Galéas, dévoué au cellier de l’abbaye, d’y faire naître un vin blanc sec, élaboré à partir du cépage sémillon. La famille Perrin, qui prend soin de ce cru depuis quatre générations, considère à raison que le sauvignon exprime avec plus de classicisme ce terroir propice à la production de blancs. Le goût du public bordelais a souvent applaudi ce genre de blancs et cet amour s’est renforcé avec la naissance de l’œnologie moderne qui réussit à produire à partir du sauvignon des vins simples et plaisants, entre expression précise de ses arômes primaires et révélation, par des levures adaptées, de ses arômes secondaires (les précurseurs d’arômes) lors de la fermentation alcoolique. Récemment, Philibert, Éric et les deux fils de ce dernier, Marc et Andréa, ont eu la bonne idée d’isoler les raisins donnés par leurs vieilles vignes de sémillon, âgées de 70 ans en moyenne, et de les vinifier séparément.
Si l’initiative traduit l’élan qui anime aujourd’hui la propriété, cette cuvée 1741, produite en édition limitée, illustre à quel point le sauvignon bordelais est « un arbre qui cache la forêt ». Sémillon, muscadelle, colombard, ugni blanc, sauvignon gris, etc., devant la diversité des cépages autorisés par les cahiers des charges de ses différentes appellations – et ceux qui ne le sont pas (chardonnay, petit manseng, savagnin, chenin, riesling, etc.) – Bordeaux a de quoi donner à son vin blanc un goût inédit. C’est cette promesse que tient ce vin profond, élégant et original.

#créativité
Château Les Carmes Haut-Brion, pessac-léognan
C’est l’une des plus belles réussites de ces dix dernières années. Cru de poche situé au sein de l’agglomération bordelaise, Carmes, comme on l’abrège parfois, s’est révélé être l’une des marques les plus en vogue du marché des vins fins. La faute à son terroir particulier, voisin de celui de Haut-Brion, à une grande exigence de qualité et à une formidable dynamique d’innovation enclenchée ici par la famille Pichet, propriétaire des lieux.
Cette dernière a eu la bonne idée de confier la direction de ce petit bijou à l’excellent Guillaume Pouthier. Celui-ci a très tôt compris l’importance de réinventer la conception même du grand vin, dont le paradigme a changé à mesure que le dérèglement climatique s’imposait comme une évidence. Les réflexions menées par le cru en matière de viticulture, de vinifications (forte proportion de vendanges entières), d’assemblage (importance du cabernet franc dans les assemblages) et d’élevage des vins (multiplication des contenants) ont permis de propulser Les Carmes Haut-Brion dans la galaxie des marques les plus recherchés par les clients de la « place de Bordeaux ». Cette bonne performance actuelle résulte aussi d’un savoir-faire réinventé en matière de communication et de stratégies commerciales.
Même si la propriété peut s’appuyer sur une longue histoire, finalement assez traditionnelle, elle symbolise avec éclat une forme de renouveau et de succès possible pour tous les crus ne figurant dans aucun classement historique du Bordelais. En pure player d’un mondovino parfois codifié, voire figé, Carmes s’est imposé par le caractère unique et identifiable de son vin subtil et nuancé, symbiose aboutie entre le caractère noble des grands vins de Bordeaux, la dimension océanique et fraîche des vins issus de cabernet et la faculté de séduction des meilleurs pessac-léognan. Autant de singularités que la propriété cultive et autant de charmes qui ne laissent pas insensible un marché stupéfait et admiratif de la conquête menée tambour battant par le cru.

#élégance
Château Malartic Lagravière, pessac-léognan
On a tendance à l’oublier, mais Bordeaux est un monde de familles. Qu’elles soient historiquement établies ou nouvelles venues dans cet univers n’a finalement aucune importance au moment de consentir au sacrifice que représente l’acquisition d’une propriété, aussi réputée soit-elle. Seule la passion, et sans doute un peu de folie, peut pousser une famille à investir son temps et son argent pour tenir proprement un vignoble et ses infrastructures de travail, maintenir des équipes salariées et veiller, coûte que coûte à la performance commerciale de la marque.
En 1997, c’est bien la passion qui a conduit Alfred et Michèle Bonnie, entrepreneurs belges à succès, à se porter acquéreur du château Malartic-Lagravière, cru classé de Graves, alors propriété du champenois Laurent-Perrier. Cette passion les incita encore à rénover intégralement les installations techniques du cru et à le doter d’un chai capable d’exprimer le meilleur de ses terroirs de premier ordre, situés sur l’une des belles croupes de graves de la région, dite de La Gravière. La nouvelle génération de la famille, Véronique et Jean-Jacques, avec son épouse Séverine, est elle aussi tombée sous le charme de ce lieu protégé, allant plus loin encore que la précédente dans la compréhension du vignoble et de son écosystème. Elle y a d’ailleurs développé une vision agro-écologique globale, respectueuse de la biodiversité de cet environnement. Plantation de haies, éco-pâturage, travail de labour à cheval, mise en place de couverts végétaux sont autant d’initiatives qui semblent avoir permis aux Bonnie de s’ancrer durablement dans le sol de Malartic-Lagravière.
Cette réussite tient dans les facultés de la famille à réinventer sa manière de travailler et à posséder sans changer ce qui faisait l’admiration du cru auprès des amateurs : son irréprochable classicisme et son équilibre impeccable, premier attribut de la grandeur du vin de Bordeaux et indémodable habit de sa tenue d’apparat.

#unité
Château La Conseillante, pomerol
Difficile à l’aveugle de savoir si le vin de La Conseillante tient plus du pomerol que du saint-émilion. Doute légitime au regard de la situation géographique de ce cru de 12 hectares (11,79 exactement) encerclé par des propriétés de légende, Cheval Blanc, Vieux Château Certan, Figeac, L’Évangile. Le vin de La Conseillante a pourtant un goût qui lui est propre, unique, émouvant dans ses plus belles réussites, reconnaissable parmi tant d’autres quand sa texture de soie, immense caresse, exalte la magie de grands arômes floraux, entre violette et pivoine. Le cru appartient depuis 1871 à la famille Nicolas. Cinq générations se sont succédé pour en faire l’un des plus recherchés du Bordelais. Depuis la troisième génération, la propriété est toujours administrée par deux membres de la famille (Henri et Louis d’abord, Francis et Bernard ensuite, Bertrand et Jean-Valmy aujourd’hui). Tout au long de son histoire récente, la vision d’excellence instaurée par le duo de direction a permis à la propriété de se faire progressivement une place parmi l’élite très concurrentielle des vins de Pomerol. La dernière génération aux commandes, depuis 2003, a décidé d’orienter la viticulture de La Conseillante vers un modèle vertueux, responsable et raisonné. Le découpage plus fin de la propriété en seize parcelles les a aussi invités à construire un cuvier adapté à son vignoble, posé pour 60 % sur des sols d’argiles (au nord-est) et pour 40 % sur des graves (au sud-ouest), marqués en profondeur par la présence d’oxyde de fer. Depuis 2015, la famille Nicolas a confié la direction de ce petit bijou à Marielle Cazaux, qui poursuit la mise en œuvre d’une viticulture exigeante et durable. Utilisation de couverts végétaux pour ameublir et décompacter les sol, utilisation à plus de 80 % de produits bio (ou de biocontrôle), recours aux pratiques de la biodynamie et de la phytothérapie, la petite équipe bichonne ses vignes. Elle s’engage aussi dans des projets ambitieux, comme celui de nouer un partenariat avec l’association Reforest Action et la replantation d’un demi-hectare de cabernet-sauvignon sur ses sols les plus chauds. Ils complèteront (peut-être) à terme les 80 % de merlot et les 20 % de cabernet franc qui donnent au grand vin de La Conseillante une allure inimitable. Nouvelle force sous-estimée de Bordeaux, le vignoble ne se contente pas de produire des grands vins, il cherche des solutions pour continuer à en faire. C’est un gage de sérieux autant que d’humilité.

#succès
Château Angélus, saint-émilion grand cru
Le large papier que nous consacrions à Hubert de Boüard dans En Magnum n°7 commençait comme ceci : « L’homme fait le cru, le cru fait l’homme. Hubert de Boüard et Angélus, c’est plus qu’un couple, presque un pléonasme ». Quelle autre famille incarne avec autant d’éclat la destinée de Bordeaux ces trente dernières années ? Et quelle autre aura réussi, en dehors de Philippe de Rothschild (Mouton), Gérard Perse (Pavie) et les Manoncourt (Figeac) à intégrer le cercle fermé des premiers bordelais ?
Cet héritage familial, fait de réussites spectaculaires et de moments de tempête, est désormais entre les mains de Stéphanie de Boüard-Rivoal. Comme avec son père, on a parfois tendance à oublier, devant la réussite commerciale de ses projets, que c’est une femme de la vigne viscéralement attachée au village de Saint-Émilion où sa famille est présente depuis 1782. Elle partage aussi avec lui le goût du dépassement et cet esprit d’analyse qui lui donne un temps d’avance, surtout lorsqu’il s’agit de faire rayonner sa marque. Angélus est ainsi devenu une icône dans l’univers des vins fins, s’y faisant une place comme peu d’autres avant lui et déployant l’énergie nécessaire pour s’y maintenir, grâce à d’importants investissements humains et financiers.
La puissance de fascination du cru s’est encore accentuée auprès de ses amateurs avec l’annonce du passage en culture biologique de son vignoble, qui s’accompagne d’un vaste programme de mesures pour préserver sa biodiversité. Elle s’est aussi intensifiée avec les ambitions affichées par la propriété avec la cuvée N°3 d’Angélus, saint-émilion à dominante de merlot issu d’une sélection de différents terroirs de l’appellation qui profite désormais d’un chai novateur, et avec Tempo d’Angélus, création récente en appellation bordeaux qui se veut être un vin plus facile d’approche que ses trois grands frères. Ces innovations, en plus des activités de la famille dans la belle restauration bordelaise (Le Gabriel à Bordeaux, Logis de la Cadène à Saint-Émilion), confirment la volonté du cru d’être une signature à part entière, multisectorielle, internationale et gage de savoir-faire. Pour gagner ce pari, il pourra prendre appui sur un grand vin qui progresse vers toujours plus de précision et de pureté aromatique, sans chercher à convaincre le monde entier qu’il est de la trempe des plus grands vins mondiaux.
Ce nouveau chapitre de l’histoire de la famille à Saint-Émilion traduit la maturité qu’elle semble atteindre dans ses prises de décisions, aussi tonitruantes soit-elle, à l’image de celle de retirer sa candidature du classement de Saint-Émilion en 2022.

#charisme
Château Cheval Blanc, saint-émilion grand cru
Existe-t-il un cru plus passionnant à observer que le château Cheval Blanc ? Considéré comme l’un des meilleurs saint-émilion de notre époque, la propriété contribue à la grandeur du vin de Bordeaux dans le monde. Tête de liste (avec le château Ausone) du premier classement de 1955, la propriété fut cédée par la famille Fourcaud-Laussac (initialement Laussac-Fourcaud) à Bernard Arnault et au baron Albert Frère en 1998. Son vignoble de trente-neuf hectares d’un seul tenant, aux dimensions presque identiques à celles qui étaient les siennes il y a un siècle et demi, jouit d’une situation géographique excellente. Mitoyen du plateau de Pomerol, posé par endroits sur un sol graveleux et en d’autres sur un sol plus argileux, il est l’immense laboratoire à ciel ouvert d’une viticulture engagée et particulièrement avant-gardiste.
Ces dernières années, la propriété a décidé donner un coup d’accélérateur aux différents projets d’envergure dans lesquels elle est engagée. En premier lieu, celui de l’application d’une viticulture agroforestière s’est concrétisé avec la plantation de plus d’un millier d’arbres dans les différentes parcelles. Cette opération, une mesure parmi tant d’autres du programme déployé par les équipes de Cheval Blanc afin de maintenir la biodiversité du vivant et de permettre son développement, n’a pas manqué de faire réagir l’opinion. Encourageants ou dubitatifs, les commentaires exprimés à l’égard de cette vision agricole de la propriété ont permis de mesurer la place qu’elle occupe dans l’imaginaire collectif du vignoble bordelais et la responsabilité et le devoir d’exemplarité qu’un tel rang implique. Cheval Blanc est scruté par tous les observateurs mondiaux. Et avec le cru, tout Bordeaux se retrouve sous une loupe qui grossit ses défauts et ses qualités. Avec les moyens qui sont les siens, la propriété a montré qu’une autre voie était possible à Bordeaux, loin du clivage réducteur conventionnel versus bio. Cette voie doit conduire Cheval Blanc vers une agriculture respectueuse et régénératrice, à la fois pleine de bon sens paysan et de maîtrise scientifique.
Le questionnement intellectuel et le pragmatisme dont il faut faire preuve sur cette route semée d’embûches lui a sans doute permis de produire un vin plus exceptionnel et précis que jamais, d’une finesse incomparable, capable d’exprimer durablement les différentes spécificités de son terroir unique. Autant de qualités que le consommateur exigeant est en droit d’attendre d’un cru de ce calibre. Est-il aussi intraitable avec le reste des grands vins du monde, en Bourgogne, en Californie ou ailleurs ? Et dans cette catégorie de vins d’élite, fait-il semblant d’ignorer que les bordeaux sont engagés dans cette voie vertueuse ? La mauvaise foi est une qualité bien partagée, certes, mais soyons sérieux : en matière d’innovation, les meilleurs crus bordelais ont quelques longueurs d’avance.

#transmission
Château Fleur Cardinale, saint-émilion grand cru
Malgré les nombreuses réticences exprimées à son encontre ces dernières années, le classement de Saint-Émilion a ceci de magique qu’il remet en jeu, en pratique, les premières places de sa hiérarchie tous les dix ans. C’est cette possibilité qui a permis en 2012 au château Valandraud, voisin immédiat du château Fleur Cardinale, d’accéder au rang de premier cru classé.
L’histoire a sans doute inspiré la famille Decoster, propriétaire d’un vignoble de Saint-Etienne-de-Lisse, à se lancer dans la course aux grands vins. Avec 23 hectares de vignes situées dans la partie est de l’appellation, plantés sur de véritables coteaux (10 % de pente par endroits) par lesquelles redescend le fameux plateau calcaire de Saint-Émilion, la famille, aujourd’hui incarnée par Ludovic et Caroline Decoster, nourrit cette ambition légitime au regard de la qualité de ses terroirs. Elle a entamé en 2021 une démarche de conversion au bio, nouvelle étape dans la viticulture de précision qu’elle met en place depuis plusieurs années. Elle mise aussi sur la grande qualité de ses cabernets francs et replante ce cépage à partir de la sélection massale de ses meilleurs spécimens au vignoble.
La propriété a mis au cœur de son projet entrepreneurial une dimension humaine importante, notamment en ce qui concerne la difficulté des travaux à la vigne (réflexion quant à l’utilisation d’exosquelette pour soulager les posture de travail des tailleurs, par exemple) et plus largement en matière de politique RSE. Elle a d’ailleurs été le premier cru classé à obtenir, en 2021, le label « Engagé RSE » délivré par l’Afnor. Autant d’exigences qui n’empêchent pas les Decoster d’être extrêmement concernés par les nouvelles tendances de consommation. Sur ce point, Fleur Cardinale innove et s’amuse, proposant en plus d’un vaste programme œnotouristique des opérations commerciales toujours innovantes, à l’image de ses bouteilles en édition limitée (édition Hard-Rock, Surf Session, Intergalactique, Rugby Spirit, etc.).
En bref, ce château incarne une vision rafraîchissante du vin de Bordeaux qui cherche à conquérir de nouveaux amateurs par la convivialité – après tout, Bordeaux, c’est aussi l’esprit du Sud-Ouest. Les Decoster viennent d’ailleurs de réunir leurs deux vins (Fleur Cardinale et Croix Cardinale) sous le nom de Maison Cardinale, décomplexant encore un peu plus leur univers « château ». Ils ont aussi l’intelligence de garder une ligne directrice très définie pour les vins, toujours purs, élégants et fins. Le récent nouveau chai devrait leur permettre d’aller encore plus loin dans cette direction. Tant mieux, la stratégie est représentative de celles adoptées par une génération de jeunes propriétaires, fiers de leur héritage et repoussés par toute forme de routine.

#spectaculaire
Château Le Dôme, saint-émilion grand cru
Dans les années 2000, l’heureuse propriété qui obtenait pour son vin la note de 100 points de la part de Robert Parker se voyait propulsée dans une autre dimension. Plus clairement, pour reprendre une expression souvent utilisée par les propriétaires bordelais eux-mêmes, cela permettait de « faire bouger des caisses », parfois comme par magie. Jonathan Maltus restera dans la mémoire de Bordeaux comme étant le premier propriétaire anglais à avoir obtenu cette note maximale pour Le Dôme, son saint-émilion.
Né au Nigeria et éduqué au Royaume-Uni, le Britannique fut de la première vague des « garagistes » de l’appellation, au moment où le mouvement bouscula la cité médiévale. La révolution qu’il mena (avec d’autres) prit une dimension supplémentaire avec la construction d’un chai futuriste aux allures de vaisseau spatial conçu par le célèbre architecte Norman Foster et posé au milieu des vignes du plateau calcaire. La particularité du Dôme est d’élaborer un vin à partir d’une seule parcelle, avec une forte proportion de cabernet franc (80 %), ce qui lui donne, lorsque le vin est réussi, des arômes incomparables et une texture singulière rarement rencontrée ailleurs dans l’appellation et à Bordeaux. Les méthodes adoptées par la propriété n’ont pas toujours réussi à révéler ce raffinement étonnant.
Ces derniers millésimes, plus de parcimonie dans les choix des élevages avec moins de barriques neuves et des chauffes respectueuses de la matière première, combinées à une extraction plus mesurée et une viticulture précise ont contribué à orienter le vin du Dôme sur le chemin de la finesse plus que de l’opulence. Ce changement de vision et cette évolution de style sont finalement assez caractéristiques de la voie suivie par une partie du vignoble bordelais, désormais à pied d’œuvre pour éviter de reproduire certaines erreurs de son passé récent et retrouver le goût traditionnel, fin et élégant, de son grand vin, entre droiture et séduction.

#volonté
Château Pavie, saint-émilion grand cru
Rien ne prédestinait Gérard Perse à devenir l’un des vignerons les plus inspirants de tout le Bordelais. Si Pavie est devenu aujourd’hui un premier cru classé de Saint-Émilion que beaucoup d’observateurs et de consommateurs admirent, cette réussite doit tout à la vision d’un homme parti de rien, fort seulement d’une enfance de misère, déterminé à toujours s’en sortir, grâce à une capacité d’adaptation et un sens de l’entreprenariat hors du commun. Au grand vigneron, les grands terroirs : d’abord ceux de Monbousquet, la première propriété qu’il acheta et dont il remonta le niveau et la cote rapidement, puis très vite, celui de Pavie, magistral, situé dans la côte de légende à laquelle le cru a donné son nom. Posée sur ce flanc où redescend le plateau calcaire vers la plaine, la propriété déclinait alors en raison des nombreux changements de propriétaires qui s’y succédèrent pendant la deuxième moitié du XXe siècle. Dans les années 1980 et 1990, Pavie présentait souvent des vins manquant d’éclat et chair. Par la fine compréhension qu’il eut de son terroir et un sens vigneron évident, Gérard Perse révolutionna le cru en y mettant en place de nouvelles méthodes culturales, maîtrisa les rendements et la maturité des raisins, sélectionnant ceux destinés au grand vin après plus de tri, les vinifiant et les élevant avec plus de précision. Tant et si bien qu’on put lire dans l’édition 1999 du guide Bettane+Desseauve des meilleurs vins de France : « à ceux qui lui reprochent l’excès de ses qualités, nous pouvons conseiller de prendre rendez-vous chez le psychanalyste pour un bilan de santé mentale ». Piquante à souhait envers les détracteurs de Pavie qui vont feindre de ne rien comprendre aux grands vins puissants et dominateurs que la propriété enchaîne au cours des millésimes de la décennie 2000, cette petite phrase pleine de courroux a longtemps témoigné, hélas, du statut à part de Gérard Perse dans l’univers bordelais.
Perse est un homme qui marche. Parfois trop vite pour un Saint-Émilion désorienté et mis en branle par la réussite des newcomers qui ont rejoint ses rangs. En 2012, le séisme atteint son paroxysme lorsque Pavie rejoint le plus haut rang de la hiérarchie de l’appellation, en même temps qu’Angélus. Dès lors, comme un pied de nez, les vins évoluent vers plus de finesse immédiate et abandonnent les habits de sacre qu’ils étaient habitués à porter tout en gardant leur intensité incroyable, sans jamais décevoir, avec une régularité de métronome. Le grand vin naît toujours d’un grand terroir. Mais on oublie parfois qu’un grand terroir ne donne pas de grands vins sans l’aide bienvenue et judicieuse d’un grand vigneron. Pavie doit tout à Gérard Perse, à sa famille.
Dans d’autres vignobles de France, en Bourgogne par exemple, cette dévotion pieuse suffit à faire des fidèles et parfois même des fanatiques. La même foi existe pourtant depuis bien longtemps à Bordeaux, mais la plupart des hommes et des femmes qui la nourrissent ont fait le choix de laisser leur terroirs et leurs crus briller de toutes leurs forces. Pavie et Perse, c’est ça.

#terroir
Château Trottevieille, saint-émilion grand cru
Dans l’imaginaire des amateurs, la notion de terroir est curieusement négligée dès que l’on parle de Bordeaux. Omnipotente pour la Bourgogne, spectaculairement remise au goût du jour en Champagne, elle s’est estompée ici face aux conceptions œnologiques, aux débats sur l’élevage ou sur la proportion de tel ou tel cépage. Pourtant, en matière de diversité géologique, d’expositions et de natures de sols, Bordeaux a énormément d’atouts et surtout de particularismes.
L’un des plus spectaculaires est le socle calcaire qui enserre littéralement le village de Saint-Émilion, entre plateau au nord, côte au sud et failles en son centre et sur son flanc est. Bordant cette combe à la sortie nord-est du village, Trottevieille est un exemple merveilleux d’unité de terroir, un socle calcaire profond surmonté d’une mince couche de terre argileuse. Un sol et un sous-sol qui conviennent au cabernet franc et au merlot, quasiment plantés à égalité dans la propriété depuis très longtemps, en tout cas bien avant le réchauffement climatique et le retour en grâce du tardif bouchet (nom local du cabernet franc). Le vin issu de ce vignoble préservé, d’une soixantaine d’années de moyenne d’âge, en exprime tout le potentiel depuis une bonne vingtaine d’années : l’éclat du fruit, un grain inimitable de tannin soutenant une chair soyeuse et surtout une fraîcheur qui n’appartient qu’aux grands terroirs calcaires.
Cette personnalité unique qu’offre un terroir à un cru n’est pas bien sûr le seul apanage de Trottevieille, mais le domaine et son vin illustrent parfaitement le chemin que doit nécessairement retrouver Bordeaux.

#sérénité
Château Meyney, saint-estèphe
La beauté des paysages bordelais est encore trop souvent méconnue. Il suffit pourtant de longer la route qui borde l’estuaire à l’endroit où il est le plus large. Un peu avant d’arriver dans le village de Saint-Estèphe, en levant les yeux vers la croupe qui surplombe la masse d’eau, on peut apercevoir le magnifique pin parasol qui projette son ombre sur le cloître de Meyney.
Cet ancien couvent est l’une des plus vieilles propriétés du Médoc. On y ressent en s’y promenant une forme de sérénité souveraine que l’équipe actuelle, brillamment dirigée par Anne Le Naour, tente de capturer à chaque millésime dans le grand vin qu’elle produit. La terre d’argiles bleues unique que l’on a sous les pieds achève de convaincre que la propriété méritait sans doute mieux que son absence de classement en 1855. Situé dans le prolongement de Montrose, son vignoble produit un vin recherché des vrais amateurs qui savent la longévité et le raffinement dont peut faire preuve ce vin produit à partir de cabernet-sauvignon, de merlot et d’une proportion non négligeable de petit verdot (10 % environ).
Bordeaux aime à rappeler à qui en doute que ses vins sont sans concurrence dans le monde en matière de rapport qualité-prix. On aura effectivement du mal à trouver ailleurs sur cette planète un vin vendu à ce prix capable de présenter pareil caractère, égale précision et potentiel de garde similaire aux vins de la trempe de Meyney. Plus qu’une force, cette spécificité participe à la grandeur des vins de Bordeaux. Et elle a sans doute contribué à rendre heureux des générations d’amateurs qui « en ont eu pour leur argent », ce qui n’est pas rien.

#pionnier
Château Guiraud, sauternes
Mettre en place une viticulture biologique dans le Sauternais n’est en rien comparable à pareil déploiement dans une autre région du Bordelais dans la mesure où les grands vins liquoreux qu’on y produit ont besoin du développement de la pourriture noble et que cela restreint le champ des possibles en matière d’interventions phytosanitaires. Quatre associés (Robert Peugeot, Stephan von Neipperg, Olivier Bernard et Matthieu Gufflet, son actionnaire majoritaire) se partagent cette propriété certifiée en bio depuis 2011 et rapidement devenue pionnière dans la préservation du patrimoine des cépages du Sauternais. Son conservatoire des cépages blancs d’Aquitaine recense plus de 175 souches de sauvignon et de sémillon. De façon avant-gardiste, ces 128 hectares (54 en appellation sauternes) ont été engagés très tôt dans un projet en faveur de la biodiversité.
Plantation de haies, protection de la faune locale, référencement des espèces d’insectes, déploiement de couverts végétaux au vignoble, Guiraud a imposé un modèle vertueux de viticulture dédié à la production de vins blancs, liquoreux ou secs. Sur sa terrasse de graves pures, de sables profonds et d’argiles rouges et blanches, parsemée ici et là de marnes calcaires, naissent des vins purs et équilibrés, représentatifs de l’assemblage classique du Sauternais entre sauvignon et sémillon. Dans les meilleurs millésimes, ces sauternes se distinguent par une dimension florale surprenante et par leur faculté à évoluer assez rapidement en bouteille, ce qui en fait des vins faciles à consommer dans leur jeunesse.
Pour continuer sur cette lancée, Guiraud a intelligemment choisi de faire confiance à Sandrine Garbay pour diriger la propriété et ses nouveaux projets. Après vingt-sept ans au château d’Yquem, notamment en qualité de maître de chai, c’est un nouveau défi pour cette passionnée, compétente et rodée à l’exercice de représentation indispensable au rayonnement du cru. Son premier millésime (2022) confirme l’importance du recrutement dans les meilleurs crus du Bordelais. Un posté clé, déterminant et exigeant : les directeurs doivent tout faire et savent tout faire.