L’homme de Madiran appartient au groupe très fermé des vignerons d’élite de notre planète. En quarante ans, il a hissé ses propriétés au sommet et mis le Sud-Ouest sur la carte des grands vins. L’histoire est un roman, on la raconte
Cet article est paru dans Le Nouveau Bettane+Desseauve 2023. Vous pouvez l’acheter sur notre site ici. Ou en librairie
« On rêve de conquérir le monde et il arrive qu’on y réussisse. Alain Brumont a d’abord voulu montrer à son père qu’on pouvait, au fin fond du pays, dans une région qui ne l’avait jamais tenté, à partir de cépages qui passaient pour rustiques, produire des vins égalant les meilleurs de la planète. Une ambition démesurée, activée par une force de travail hors du commun, un sens de la communication et du commerce ravageurs, une adresse tactique qui l’a fait rebondir plusieurs fois d’un désastre annoncé aux sommets planétaires. »
Avec concision, Michel Bettane avait écrit un jour ces quelques justes mots sur celui qui est devenu l’un des plus grands vignerons de notre époque. Partout en France comme dans le monde, il est reconnu comme tel. Montus Prestige, Montus XL, La Tyre, Bouscassé, Bouscassé Vieilles Vignes, autant de vins devenus cultes. À la tête du seul domaine cinq étoiles du Sud-Ouest dans notre guide, l’homme est une référence absolue comme il y en a peu. Ou plutôt comme il n’y en a pas, dans son pays, à Madiran. C’est là, sur des terres vouées à la culture des céréales qu’il continue de forger, depuis quarante ans, sa légende et celle de son appellation.
Pendant près d’un demi-siècle, ce fils de paysan – de son vrai nom Marc Brumont – a construit à la sueur de son front la réputation mondiale d’un vin, emmenant dans ce sillage victorieux des terroirs fabuleux, un cépage singulier (le tannat) et tout un monde qui ne voulait pas de lui et de sa vision disruptive. Jalousies des voisins, railleries des instituts, moqueries, mises à l’écart et autres stigmatisations ont été nombreuses. La route du grand vin – son rêve absolu – a été longue, éprouvante, douloureuse. Pourtant, cette destinée digne d’un mythe a ses racines, profondément installées dans la personnalité de l’homme derrière Montus et Bouscassé, ses deux propriétés.
Dès son plus jeune âge, Brumont est passionné par la culture de la terre. Avec son père, il assiste du haut de ses 10 ans à toutes les réunions professionnelles où se décident l’agriculture et la viticulture de la région. L’école n’est pas son terrain de jeu. Il fait son lycée, mais la ferme familiale lui manque avec ses champs de céréales et de vignes. À 15 ans, son père lui annonce que l’ouvrier qui s’occupe du domaine est décédé. Il n’a pas les moyens de le remplacer. Alain doit rentrer à la maison, sans préavis, avec pour seule explication que « le lycée, ça ne sert pas à grand-chose pour faire un paysan ». L’occasion pour l’adolescent de faire ce qu’il aime. Rapidement, la volonté brûlante qui sommeille en lui vacille, éprouvée par le travail de titan qu’il faut abattre. Il découvre le quotidien de forçat des hommes de la terre, accomplissant par nécessité et par obligation le travail de trois hommes, sans rien obtenir en échange pour construire la vie à laquelle il aspire, celle des vignes. Jusqu’à ses 30 ans, c’est le bagne du maïs.
On le surnomme « Monsieur de la Romanée-Conti » parce qu’il parle tout le temps du grand cru bourguignon. Ou bien « Monsieur de la Tarière » parce qu’on le croise au début du printemps quand la terre est détrempée, outil de forage à la main, prêt à sonder les sols de l’appellation.
Tout ce temps-là, il nourrit à force d’observation, sa propre réflexion sur la viticulture, développe sa vision du bon vin, capable de refléter avec authenticité les terroirs de Madiran. Ambition rarissime pour l’époque dans ce secteur de la France viticole où l’on a pris l’habitude de faire « pisser la vigne » pour qu’elle donne du volume. Partout, on produit des hectolitres de vrac et l’on vend des litres de mauvais vin à des coopératives bien moins regardantes sur la qualité qu’elles ne le deviendront par la suite. On gagne sa vie comme ça. « Faire de la vigne » est une activité moins lucrative que d’« être dans le céréales ».
Sans économies, le jeune Brumont décide pourtant de passer à l’action. Pour financer ses projets, il vend à la fin des années 1970 un moulin qu’il restaure sur son rare temps libre. Le bâtiment a reçu le prix de la meilleure restauration de gîtes ruraux dans le grand Sud-Ouest. L’argent de la transaction lui permet d’emprunter le double à la banque, avec lequel il achète en 1980 le château Montus, situé dans la commune de Castelnau-Rivière-Basse, en plein pays gascon. À peu près à la même époque, il hérite de son père les 17 hectares de vignes du château Bouscassé, à Maumusson-Laguian. Ces deux terroirs deviennent le terrain de jeu de ses expériences et ses envies. À Bouscassé, il trouve des sols où la variété des types d’argile (blanche, brune, rouge, bigarrée) achève de le convaincre du potentiel des terroirs madiranais. À Montus, les sols de calcaire et de galets présents en nombre à la surface l’interpellent et ébranlent ses convictions en matière de profil de vin. Tout est désormais possible, il ne s’est pas trompé.
Tous contre un
Est-il devenu vigneron pour autant ? Il en doute. Dans ce pays de fermiers, la fonction n’existe pas. Certes, on coupe du raisin, mais seules deux ou trois exploitations vivent de la vigne. Surtout, on ramasse du grain. Le pays s’est spécialisé dans les semences hybrides, notamment celles de maïs, dont le taux de germination frôle la perfection. Un fleuron local, vanté dans les années 1970 par Edgar Pisani, ministre de l’Agriculture sous de Gaulle et architecte du remembrement des campagnes françaises, auprès, par exemple, de l’ancien chef de l’URSS, Nikita Khrouchtchev, lors d’une visite officielle en 1960. Au cours du déplacement, on sert à la délégation soviétique les vins de la région. Séduit par ce qu’il boit, le politique français décide d’octroyer au territoire environ mille hectares de droits de plantation de vignes. Un cas unique à l’époque et une aubaine pour les paysans qui plantent massivement avec l’argent du maïs. Trop vite, le vignoble nouvellement agrandi se retrouve dans une situation de surproduction. Les vins ne se vendent pas ou à bas prix. Les stocks s’accumulent.
Autre problème, lié à la question du goût. La plupart des vins sont durs, astringents, sans charme, voire imbuvables. Les viticulteurs de l’époque contournent le rendement décidé par le cahier des charges de l’appellation, limité à 60 hectolitres par hectare. Comme le vignoble est jeune, les plants sont productifs. On dépasse souvent les 120 hectolitres, le double de ce qui est autorisé. Pas question de se débarrasser du surplus. On l’utilise, on le vend. Les vins sont médiocres, indignes héritiers de ceux qui ont longtemps servi de vins médecins pour le vignoble de Bordeaux. Les guerres mondiales du XXe siècle ont meurtri la viticulture. Mille alambics armagnacais ont été réquisitionnés afin de produire de l’alcool pour les Alliés. Au lendemain de la Libération, la tendance était aux hybrides, miracle génétique productif et résistant aux maladies, dopé par l’utilisation conjointe de produits de synthèse (pesticides et engrais) redoutablement efficaces. Vingt après, échec total, obligation d’arracher. À Madiran, hormis quelques irréductibles, on enfouit profondément ses ambitions d’atteindre une viticulture qualitative et rentable. De toute manière, on gagne plus avec le maïs.
Mouton et Montus
Au début des années 1980 et dans ce contexte inamical, Brumont veut faire son grand vin. Il a rencontré Philippe de Rothschild au château Mouton-Rothschild, l’une des rares propriétés qui l’accueillent. Le baron le fascine, l’inspire. Rothschild le reçoit en poncho sous la pluie, confond madiran et minervois mais connaît bien l’Armagnac. Brumont repart avec quatre ou cinq barriques vides du grand cru pauillacais, pour ses élevages. Un déclic pour l’homme de Maumusson affublé de sobriquets moqueurs dans son propre village où la situation se tend. On le surnomme « Monsieur de la Romanée-Conti » parce qu’il parle tout le temps du grand cru bourguignon. Ou bien « Monsieur de la Tarière » parce qu’on le croise au début du printemps quand la terre est détrempée, outil de forage à la main, prêt à sonder les sols de l’appellation. Il agace. Les paysans deviennent hostiles à son égard. « Il les emmerde avec ses histoires de grand vin ». La situation leur va bien. Le vin se vend, même pas cher. On se débrouille, merci. Lui bouscule tout sur son passage, sans obliger personne à faire ce qu’il fait, mais tout de même en pointant du doigt ce qui ne va pas chez les autres. Pour ses vignobles, il adopte une densité de plantation inhabituelle, 8 000 pieds à l’hectare contre 3 000, pratique dominante dans l’aire d’appellation. ICI ? Autant d’agitation réveille l’Inao qui lui interdit de faire tomber des grappes pour permettre aux raisins de se concentrer naturellement. « Vous allez faire crever la vigne ! », tranchent les techniciens agricoles. « Et puis, il faut mettre une bonne quantité d’engrais quand vous plantez. »
Brumont ne veut pas toucher à la composition de la terre, se contente de mettre un peu de compost qu’il fabrique lui-même. Les on-dit s’amplifient quant à ses pratiques jugées loufoques. Ces rumeurs ne le quitteront plus.
Tout au long de sa carrière, c’est-à-dire toute sa vie, Alain Brumont a cherché à faire partir du cercle fermé des grands créateurs de vin. De ceux qui ne font pas de compromis avec la vérité du raisin et du terroir. De ceux qui risquent, innovent et suivent leur intuitions.
1982, premier millésime de Montus. On ne lui serre plus la main dans les réunions. On le jalouse parce que le vin est un succès qui intéresse une presse spécialisée friande de qualité, sevrée de nouveautés. Jamais aucun vigneron n’avait réussi l’exploit d’attirer la lumière sur Madiran. On le remercie en lui demandant de s’expliquer sur son attitude devant une assemblée de 300 personnes. Certains visitent ses parcelles, sectionnent les rameaux de ses vignes, vendangent ses raisins. Admettre que Brumont a raison et qu’il veut le meilleur pour Madiran, c’est reconnaître qu’on a tort, qu’on travaille mal aujourd’hui et, surtout, que les aînés faisaient mal hier. Pour un paysan français des années 1980, c’est du bavardage. Celui qui devient véritablement le premier vigneron de l’appellation doit se cacher, s’isoler. Quand le premier millésime du château Montus est présenté, on lui reproche de faire du bordeaux parce qu’il ne sait pas faire du madiran. On comprend mal la comparaison faite par la presse qui encense ce vin qui ne ressemble à aucun autre dans l’appellation. Très éloigné de l’astringence classique et de la forte réduction présente dans les madirans de l’époque, Montus doit sa singularité à son élevage en barriques. Une première. Le marché français réagit, celui de l’export s’emballe. Comme le vin est bon, les propriétaires étonnés des plus grands châteaux de Bordeaux se déplacent. Brumont se fait un nom. L’intéressé explique que les raisons de ce succès sont assez simples. Dans les années 1970, des techniciens viticoles peu qualifiés avaient demandé aux vignerons du Sud-Ouest de planter leur vignoble de manière très espacée, afin qu’ils puissent utiliser entre les ceps le tracteur qui servait à la culture du maïs. Récolter entre vingt-cinq et trente grappes par pieds, c’est beaucoup trop pour produire de la qualité. Lui n’en laisse, au maximum, que sept ou huit.
En 1985, sa seule vision vigneronne fait la différence, assurant à Montus et Bouscassé une place définitive dans l’univers des plus grands vins de la planète. Il réussit là où tout le monde échoue : dompter le tannat, le cépage local alors décrié pour sa rusticité. Lui adopte à la vigne des pratiques qui permettent à ses raisins d’atteindre leur maturité optimale, élève le vin pendant deux années dans 100 % de barriques neuves. Ses cuvées sont acclamées par la critique. Pas vraiment par ses confrères locaux qui ne reconnaissent toujours pas la supériorité du vin de Montus. Pour beaucoup d’entre eux, le tannat est juste bon à améliorer des assemblages où dominent cabernet-sauvignon et cabernet franc. Démenti triomphal, brutal. Brumont leur prouve que le cépage peut faire de grands vins. Attirés par son originalité, les chercheurs et les grands vignerons du pays viennent l’aider dans sa quête. On découvre que la résistance naturelle du tannat permet de limiter l’utilisation d’intrants. On travaille sur le sujet, on fouille dans les archives, on redécouvre que ce cépage a toujours été lié à l’histoire du madiran. La décennie des années 1990 voit Brumont continuer sa recherche inlassable de terroirs. En vendant un hectare de terres à maïs, il s’achète dix hectares de terroirs à l’abandon. C’est ce qui lui permet d’acquérir rapidement les meilleurs secteurs de l’appellation. Certains le lui reprocheront au début des années 2000. Le nouveau millénaire coïncide avec l’arrivée d’une nouvelle génération de vignerons. Certains fils de ses détracteurs rompent avec la vision paternelle et commencent à rechercher le conseil de celui qui fait désormais figure d’autorité, au sein de l’appellation, mais aussi sur la scène médiatique où il la représente et ne cesse de la défendre, quoi qu’il lui en coûte.
Un pour tous
L’homme n’a pas perdu de son esprit pionnier. Récemment, il a trouvé avec Antoine Veiry, son beau-fils qu’il forme à prendre sa succession, quatre nouveaux terroirs de premier ordre. Il continue d’acheter pour éviter la spéculation foncière, permettant ainsi aux jeunes de pouvoir s’installer. En matière de vinification, son équipe technique continue ses essais sur les élevages longs, notamment en foudres. Des investissements importants qu’il a consentis dans sa quête du grand vin de lieu. En faisant grossir sa superficie d’action dans l’appellation (et dans d’autres), Brumont se structure comme une entreprise.
Dans cette lutte quotidienne pour faire de son rêve une PME viable, il a pu compter sur Laurence Brumont. Ils se rencontrent pour la première fois à la fin des années 1980 lorsqu’Alain recherche des financement pour son projet pharaonique de construction de chai à barrique souterrain à Bouscassé, premier de ce type dans le Sud-Ouest. Il lui faut des subventions. Elle travaille au développement économique du territoire au sein de la chambre du commerce et de l’industrie du Gers. Conquise par son projet, Laurence l’accompagne dans ses démarches, porte son projet innovant. Et puis elle fait sa vie. Ils se retrouvent en 2003, finissent par ne plus se quitter. En 2009, elle intègre les vignobles Brumont où elle fait ce qu’elle sait faire en coordonnant le développement de l’entreprise. Elle lui donne un cadre, l’organise, aide chaque jour à la rendre performante. Fin 2017, elle endosse le costume de directrice générale. Brumont serait-il le vigneron qu’il est sans l’arrivée de Laurence dans sa vie ? En vingt ans de doutes, de passion et de succès, celle qui l’a connu à ses début s’est muée en une chef d’entreprise accomplie, infatigable ambassadrice des vins de son mari et de son fils Antoine, renforçant aussi bien la place des vignobles Brumont sur la scène internationale qu’au centre de leur territoire, en multipliant les liens avec le tissu associatif et économique local. Quelle énergie.
Aujourd’hui, cinquante personnes travaillent sur les domaines et mangent à la table des Brumont chaque midi, tous ensemble, dans un esprit de cohésion obligatoire. Depuis longtemps, les vins sont vendus en primeur, comme à Bordeaux, seule réponse possible pour satisfaire à la demande sans frustrer les acheteurs, tout en assurant une trésorerie bienvenue. Les prix n’augmentent pas vraiment, sont toujours bas. Ce qui est rare et difficilement tenable compte tenu de la concurrence impitoyable du marché des vins fins. La logique est d’être à la portée du plus grand nombre.
Aujourd’hui et demain
À Madiran, la relève n’a pas encore réussi à s’imposer. Est-ce une question de moyens ? Il en doute. On peut sortir de très grands vins en étant un tout petit domaine, sans compter sur la force d’une structure adossée à des capitaux importants. Le talent, c’est tout ce qui compte. Tout au long de sa carrière, c’est-à-dire toute sa vie, Alain Brumont a cherché à faire partir du cercle fermé des grands créateurs de vin. De ceux qui ne font pas de compromis avec la vérité du raisin et du terroir. De ceux qui risquent, innovent et suivent leur intuitions. Quarante ans après s’être auto-persuadé que madiran pouvait faire partie des plus grands vignobles français, il voit d’un œil un peu dubitatif les évolutions récentes du profil du vin qu’il a inventé pour l’appellation, jugeant superflu tout ce qui viendrait travestir un travail authentique et l’empirisme vigneron. À Madiran, le tannat peut faire des vins très différents, tantôt fruités et souples dans leur jeunesse, tantôt riches et racés. Dans tous les cas, le cépage s’est éloigné de sa réputation de vin capiteux et solide qu’on ne peut boire que l’hiver. Les nouvelles modes du vin l’inquiètent, comme le manque d’ouverture sur le monde des jeunes diplômés d’aujourd’hui. Lui veut transmettre le contraire à la jeune génération. Il la souhaite avant-gardiste et innovante, même s’il a conscience que le combat vers la modernité réclame des sacrifices et une volonté sans cesse renouvelée. Un grand vigneron, c’est avant tout un créateur. Sa création existe par la différence. Elle a inspiré plusieurs générations qui ont souhaité vivre un rêve similaire, tous unis dans une même vérité, celle de la terre et du travail.
Photo : Mathieu Garçon