Après une vie d’errements, le rosé s’est enfin calé dans le grand monde des beaux vins. Arômes, saveurs, finesses, l’élégance est là. avec ou sans bulles. Voilà l’histoire
par Louis-Victor Charvet
Avec la participation amicale de Régine Sumeire, Thierry Desseauve, Philippe Jamesse,
Sacha Lichine, Jean-Claude Mas, François Matton et Mathieu Roland-Billecart.
illustration Aurore de la Morinerie
Cet article est paru dans En Magnum #23. Vous pouvez l’acheter sur notre site ici.
« Ma génération, comme celle de mes parents, y a toujours cru. Le vin rosé convient le mieux au climat de la Provence, au mode de vie de ses habitants, à la cuisine de la région. Nous n’avons jamais cessé d’y croire. » Devant la réussite de Minuty, François Matton ne peine pas à convaincre de l’investissement de sa famille dans la promotion du vin rosé. Ils étaient pourtant rares à miser sur la couleur au début de la deuxième moitié du XXe siècle. Avec d’autres, les Matton ont donné au rosé de Provence ses lettres de noblesse à une époque où personne n’avait esquissé les contours de cette couleur, qui n’avait pas encore conquis la planète.
Tout s’est accéléré en vingt ans, la construction du rosé en tant que catégorie de vin s’est faite au rythme de la société, au moins jusqu’au début des années 2000. D’autres reconnaissent que ce succès était tout de même inattendu. Interrogée sur les origines du phénomène, Régine Sumeire, propriétaire du château Barbeyrolles, admet n’y avoir pas cru immédiatement. « J’ai acheté ce domaine à la fin des années 1970. À l’époque, toute la Provence était une terre de rouges et, surtout, une terre de vrac. Personne n’aurait pu prédire le succès du vin rosé. » L’arrivée massive de touristes sur la Côte d’Azur va faire bouger les lignes. Le rouge, moins intéressant qu’aujourd’hui, était plutôt destiné à une consommation locale. Le rosé, lui, plaisait aux touristes en mal de fraîcheur au plus fort de la saison estivale. Rapidement, le phénomène s’amplifie avec la venue de la jet-set internationale sur la French Riviera. Durant l’été, on boit du rosé à Cannes ou à Saint-Tropez. « C’est ce qui a permis au rosé de se faire connaître », s’amuse François Matton. « Il y a eu une inversion du rapport de force entre la consommation locale et la consommation touristique et le rosé a pris le dessus. »
En 1987, la création de la “Route du rosé” par Jean-Jacques Ott conforte l’idée que le vignoble de Provence a désormais changé de couleur. « Nous étions douze domaines à participer à cet événement », explique Régine Sumeire. « On a décidé de faire des caisses panachées de nos vins et de les faire voyager par bateau de Saint-Tropez jusqu’à Saint-Barth. L’évènement a rassemblé des journalistes et des importateurs, notamment des Américains. Le but était de faire reconnaître le rosé à part entière. » Surtout, de le faire reconnaître comme un vin, et pas comme une boisson à part, éloignée des codes et des standards d’élégance, de complexité et de potentiel de garde admis à l’époque pour les blancs et les rouges. Un combat qui allait durer plus de trente ans.
Le vin du nouveau millénaire
Entre 2002 et 2018, la consommation mondiale de vin rosé progresse de 40 %. Un chiffre spectaculaire qui justifie à lui seul qu’En Magnum consacre à la couleur sa deuxième enquête de l’année. Longtemps considéré comme un phénomène de mode, le rosé s’est imposé sur la planète en un temps record, bouleversant brusquement nos habitudes de consommation et le commerce international des vins. En France, la catégorie affole les compteurs depuis vingt ans. Plus d’un tiers de la consommation mondiale de rosé est réalisée dans l’Hexagone.
Face à de tels chiffres, on peut se demander à quelle occasion le consommateur français n’en boit pas. Bien sûr, il y a les touristes. Mais quand même. À l’apéritif, à table, chez soi, au restaurant, à la plage, entre amis, entre collègues, lors d’un mariage, en discothèque, le rosé est partout.
En France, la consommation moyenne de rosé s’élevait à plus de 16 litres par habitant en 2018. Le discours des années 2010 qui cherchait à en faire la boisson alcoolisée privilégiée des millennials a finalement convaincu tout le monde, femmes et hommes, novices et initiés. Vin tout entier dévolu à une consommation décontractée, catalogué un peu hâtivement comme « réservé à ceux qui n’y connaissent rien », le rosé a jeté une lumière crue sur les mécanismes sociaux à l’œuvre quand il s’agit de choisir une bouteille et de parler de ce qu’elle contient. Populaire par excellence, il inaugure le segment des vins de plaisir. À l’aise sur ce terrain, Jean-Claude Mas, l’homme derrière les vignobles Paul Mas dans le Languedoc, rappelle que jusqu’au début des années 2000, « une bonne partie des rosés consommés en France avaient une image de vin de camping, sans intérêt organoleptique, sans style. C’était difficile pour ceux qui commençaient, comme moi, d’associer leur marque à ce phénomène ».
Il faut dire que la période coïncide avec celle d’une percée des rosés du Nouveau Monde. L’heure est au “Matteus rosé” et aux nombreux vins inspirés par les blushs américains. Cela dit, le rosé devient incontournable dans la production hexagonale.
En 2018, le vignoble français est à l’origine de 28 % de la production mondiale de vin rosé. La France exporte ce vin, à hauteur de 23 %, à un prix cinq fois plus élevé que celui d’un rosé espagnol et le valorise de mieux en mieux ces cinq dernières années. La Provence, dont c’est la signature emblématique (90 % des vins produits sont des rosés), représente 38 % des volumes de vin rosé français en AOC. En vingt ans, le pays est devenu le premier producteur et consommateur de vin rosé. Une bouteille de vin sur trois consommée en France est un rosé.
Explosion de la bulle
L’essor de la couleur est aussi intimement lié au champagne. La longue tradition du rosé, initiée en 1818 par la veuve Clicquot, pour qui les vins devaient « flatter à la fois le palais et l’œil », a pourtant mis du temps à s’imposer comme une catégorie à part entière. Il faut attendre le début des années 1980 et la naissance de l’œnologie moderne pour que la couleur trouve véritablement un nouveau souffle. Un renouveau que l’on doit principalement aux maisons Laurent-Perrier et Billecart-Salmon. Ce sont elles qui vont relancer le champagne rosé dans les années 1970.
Mathieu Roland-Billecart, actuel dirigeant de la maison, revient sur cet épisode : « On fait du rosé dans cette maison depuis 1840. Jusqu’à la fin des années 1960, c’était un rosé de macération. Mon grand-oncle, Jean Rolland-Billecart, décide un jour de tout changer et de croire en ce produit qui était un peu marginal dans notre gamme. Il en fait un rosé d’assemblage, à contre-courant de l’époque. »
En Champagne comme ailleurs, le rosé n’a alors pas bonne presse. Rares sont les maisons qui décident de s’engager dans cette voie. « Commercialement, il ne se passe pas grand-chose après la création de notre brut Réserve rosé. La catégorie n’existait pas vraiment, nous n’étions que quelques-uns », confie Mathieu Roland-Billecart. « Il faut attendre les années 1990. C’est le moment où de grands chefs commencent à s’intéresser au rosé de la maison et le considèrent comme le meilleur du marché. » Depuis, ce réserve est devenu le porte-drapeau de la maison et une bonne synthèse de son style.
Caractérisé par la finesse, l’élégance et un fruit toujours aérien, le rosé de Billecart-Salmon s’est imposé comme l’une des références de la catégorie, au point d’être souvent imité dans ses grandes lignes. « Cette cuvée doit beaucoup à la gastronomie. Ce qui nous intéressait, c’était l’univers des restaurants étoilés et de la grande cuisine. » Pour d’autres, ce sera le monde de la nuit et celui de la grande distribution.
La couleur s’impose et les grandes maisons commencent à la décliner dans leurs cuvées de prestige. La catégorie est devenue pérenne et s’est démocratisée. On assiste à une “premiumisation” inédite. Surtout, la manière de faire le champagne rosé, si elle n’a pas beaucoup changé dans la forme, est radicalement transformée sur le fond. « Nos vins rouges sont pensés et élaborés uniquement pour faire du champagne rosé. Tout le monde nous demande du coteaux-champenois, mais nos vins rouges sont vinifiés de manière à limiter les tannins au maximum et dans le seul but de faire du brut rosé ou d’entrer dans la cuvée Élisabeth Salmon », explique Mathieu Roland-Billecart. L’augmentation du niveau de qualité des vins rouges semble donc avoir été décisive dans le succès du champagne rosé.
Un avis partagé par Philippe Jamesse, notre expert maison, grand sommelier et spécialiste mondial du champagne : « Tout est lié à la matière première, à sa maturité. Autrefois, on ne cueillait pas mûr, on vendangeait sur des critères d’acidité et de degré d’alcool sans tenir compte de la maturité physiologique des raisins. Le changement climatique, aussi minime soit-il pour le moment, change l’horloge des maturités. Les vendanges sont plus précoces, les chaleurs sont plus importantes, etc. Pour le rosé, les pinots apportent désormais une dimension de fruit supplémentaire. La catégorie devient plus juste, plus légitime et va au-delà du seul plaisir apéritif. Plus la Champagne saura faire de grands rouges, plus son rosé aura une vraie identité et une dimension de terroir forte ».
La crise d’identité
Le chiffre d’affaires réalisé par la catégorie suffit à prendre conscience des enjeux autour du rosé. En particulier depuis que les nouveaux pays producteurs (Afrique du Sud, Autriche, Chili, etc.) accélèrent pour suivre la tendance. Lui donner une identité forte et déterminer son style pour le protéger de l’imitation a été primordial pour la Provence. Même si le rosé a mis du temps à se définir et à convaincre de sa qualité, deux paramètres semblent avoir été déterminants. La viticulture et la couleur.
Si un grand vin est avant tout le résultat de grands raisins, en ce qui concerne les vins rosés, la viticulture a longtemps été reléguée au second plan. François Matton a été l’un des premiers à promouvoir un changement d’encépagement du vignoble. « L’abandon du carignan, trop productif, au profit du grenache semble avoir été la clef principale d’un nouveau style de rosé. Les cabernets, les merlots, dont la couleur passe facilement dans les jus et qui n’apportent pas la fraîcheur aromatique désirée ont été peu à peu délaissés. »
Seule région viticole d’envergure dans le monde où le rosé est majoritaire dans la répartition de la production, la Provence a compris assez tôt que la viticulture pratiquée devait être en adéquation avec les vins désirés. « Cette orientation signifie que notre travail, notre recherche et notre réflexion sont dictés par la couleur. C’est aussi pour ça qu’on a un temps d’avance », précise François Matton. Parallèlement, avec l’adoption d’une couleur pâle devenue caractéristique des rosés de Provence, la région a trouvé sa signature. Elle la doit à Régine Sumeire.
En 1982, inspirée par son ami Jean-Bernard Delmas, le directeur du château Haut-Brion, elle est la première à adopter des pressoirs plus précis et à penser le pressurage de ses raisins sur le même modèle que celui utilisé pour les raisins blancs. Résultat, un rosé à la robe couleur “pétale de rose”, d’où le nom de cette cuvée iconique, qui présentait l’élégance d’une teinte extrêmement claire et le désavantage d’être refusé aux commissions d’agréments des appellations.
Il faut pourtant attendre le début des années 1990 pour que cette tendance de couleur s’affirme. Trente ans après, la couleur du rosé reste encore significative dans l’esprit du consommateur, au point d’être devenue un gage de qualité et un critère de choix. Un raccourci pas toujours évident et que n’arrangent en rien les rayons de la grande distribution, où l’absence d’information laisse l’acheteur démuni devant un nuancier de couleurs que la mention de l’appellation sur l’étiquette ne suffit pas à expliquer. « Liée simplement à un arrêt de transfert des anthocyanes de la peau vers le jus », cette couleur pâle un choix, explique François Matton. « Nous avons cherché à faire des rosés de pressurage avec un temps de macération dans le pressoir extrêmement court. La couleur pâle, c’est une conséquence de ce nouveau style de vinification. »
L’arrivée sur le marché de ces nouveaux vins rosés est étroitement liée à la technologie mise à la disposition des viticulteurs du Languedoc et de Provence. Si l’on a pu reprocher au rosé d’être trop technique, c’est pourtant cette technique qui a permis d’améliorer considérablement la qualité des vins. « L’utilisation du froid comme le recours à des pressoirs d’une précision extrême, tout cela a permis de faire un bond de géant dans la qualité et la naissance d’un style de rosé frais », insiste François Matton. « Le refroidissement des jus a permis, tout en évitant aux pellicules des baies de donner de la couleur, de limiter l’apport tannique et de rehausser la fraîcheur naturelle apportée par une bonne acidité. »
Ce vin technique ne doit pourtant pas être confondu avec des vins dits œnologiques, faits sans lien avec le lieu et le terroir de leur naissance et sans volonté d’y retrouver un quelconque savoir-faire vigneron. En baisse, le nombre de ces rosés reste encore élevé à l’échelle de notre vignoble national. Thierry Desseauve a le mot juste sur ce sujet en montrant malicieusement qu’on peut comparer le rosé à de la pâtisserie : « Ce qui fait le talent d’un grand chef pâtissier, c’est sa capacité à innover tout en respectant scrupuleusement une recette, des mesures, un dosage entre des ingrédients d’origine noble. Le rosé, c’est pareil. La clef, c’est la rigueur avec lequel on le vinifie ».
Nouvelle dimension
Malgré les efforts des différentes propriétés, en Provence comme dans le Languedoc, le rosé a peiné à s’imposer. « C’est un vin qui a continué d’être mal vu, personne ne le considérait pour ce qu’il était et tout le monde cherchait à le comparer aux blancs et aux rouges. La grille de lecture n’était pas bonne », estime Régine Sumeire. Dans ce contexte, le rôle tenu par la presse spécialisée et l’expertise des vins en France interroge.
Jusqu’au début des années 2010, la critique a émis beaucoup de doutes quant au potentiel des vins, adoptant des critères d’expertise similaires à ceux en vigueur pour les vins rouges ou blancs, se détournant de l’idée de créer un référentiel propre à la couleur. Sans compter une forme de standardisation entre les différents rosés proposés sur le marché, notamment dans les régions où les appellations font du rosé parce que ça se vend bien et non parce c’est leur raison d’être. « Le fait que Brad Pitt fasse la une du Wine Spectator avec son rosé, c’est une chance géniale pour la région », s’amuse François Matton.
La venue de nouveaux arrivants en Provence, avec des moyens importants, donne à la région un nouveau visage. Celui d’un vignoble qui attire les investisseurs. En mai, c’est George Clooney qui est arrivé. Si cela se traduit parfois par une survalorisation de certaines cuvées, on s’accordera pour dire que cette ouverture du vignoble a permis au rosé de changer encore de dimension, rejoignant dans certaines propriétés l’univers du luxe.
Lucide sur la question, Jean-Claude Mas estime que le rosé est un marché qui fonctionne par vagues successives : « C’est très difficile de faire un rosé qui a une identité forte. On peut essayer de faire des rosés de garde, mais le marché n’en veut pas. Le rosé est une catégorie qui doit rester associée à la fête tout en restant indiscutablement bon. Pour cette raison, un jour, la question du prix posera problème ».
En attendant, il reste à régler la question du terroir. Le rosé est-il marqué par son lieu ? N’est-il pas qu’un vin de cépage associé à une identité de marque et à une logique de propriété ? La progression récente et spectaculaire des vins rosés en France, plébiscités par les consommateurs, nous incite à valider l’idée de trouver de plus en plus de vins de terroirs, rendus possibles par une viticulture désormais irréprochable en bon nombre d’endroits.