La trace des grands

Depuis 30 et 40 ans, nous suivons leurs parcours impeccables. Voici ceux qui nous ont le plus impressionnés. plus et moins connus, nous ne les oublierons pas

Par michel bettane et thierry desseauve


Cet article fait partie du dossier intitulé « Le peuple des vignes » paru dans En Magnum #25, actuellement en kiosque. Vous pouvez également l’acheter sur notre site ici. Ou sur cafeyn.co.


 

« Difficile de choisir dans l’élite de la viticulture française un “top dix” des grands vignerons. Il y en a évidemment bien plus. Certains, dans une vie de journaliste, comptent un peu plus que d’autres pour de multiples et différentes raisons. Voici les miennes. »
Michel Bettane

Lalou Bize-Leroy
Sans doute, grâce à une santé physique et intellectuelle qui fait l’admiration de tous, la doyenne de l’élite de notre viticulture. Certes, elle le doit aux grands terroirs qu’elle cultive, mais qui au monde possède un lien plus fort à ses terres et à ses vignes ? Avec le désir d’en produire l’expression la plus naturelle, mais aussi la plus complète, quoi qu’il en coûte, comme on dit aujourd’hui. Et la satisfaction d’y avoir réussi plus et plus souvent que tout autre. Au-delà de ses convictions intimes qui l’ont conduite à adopter les principes de culture inspirés par Rudolf Steiner, elle doit cette réussite rare – et qui m’a tant appris – à ses dons de dégustatrice, exacerbés par soixante ans ou plus d’activité de négociant choisissant ses achats exclusivement sur dégustation. Et à son admiration pour la grandeur de la nature qui a créé en Côte-d’Or les conditions permettant de produire des vins exceptionnels, du simple bourgogne au grand cru le plus prestigieux.

Yves Confuron
Ses parents m’ayant presque adopté quand j’étais un jeune journaliste qui souhaitait comprendre de l’intérieur le vin de Bourgogne, en le vivant avec ceux qui le produisent, je l’ai connu en culotte courte. Tout comme son frère Jean-Pierre. Mais Yves a besoin d’être un peu plus défendu, sa passion pour l’authenticité et son idéal élevé de qualité ne sont plus à la mode ces temps-ci. Aujourd’hui, des vins plus superficiels produisent un effet immédiat que des dégustateurs riches, manquant de culture, surestiment et surpaient pour la plus grande joie d’un négoce spéculateur. Si Yves est souvent perçu comme ombrageux ou grincheux, le vrai amateur ne met pas beaucoup de temps à le mettre en confiance. Il peut alors déployer un savoir agronomique et œnologique rare dans le petit monde des propriétaires viticulteurs de son village et mieux faire comprendre les vins magnifiques, exempts de tout compromis, qu’il a le courage de concevoir et produire avec son frère, sur de grands terroirs soignés comme ils le méritent.

Mathieu Cosse et Catherine Maisonneuve
Voici un binôme garçon-fille hors norme qui permet de vérifier, une fois de plus, une complémentarité permettant d’aller plus loin et plus haut. Leur talent, ils l’ont mis au service du cépage malbec et de l’appellation cahors qu’ils ont largement contribué à réveiller de la routine et de la léthargie. Au départ, il y a une passion pour le grand vin, pour son goût et pour sa morale. Ils se ruinent à acheter les meilleurs et à les partager avec leurs amis. Il y a aussi une intuition, celle du potentiel formidable d’un cépage et d’un terroir stupidement sous-estimé, hélas aussi trop souvent mal mis en valeur. Partis de rien, par la force de leur travail et le rayonnement de leurs cuvées auprès des vrais amateurs, ils disposent désormais d’un grand vignoble magnifiquement cultivé. Et leurs vins fixent un idéal de vérité et de beauté pour tout le Sud-Ouest. Nous sommes en effet quelques-uns à penser que les cahors La Marguerite ou Les Laquets rivalisent aujourd’hui avec les plus grands pomerols, qui ont perdu le parfum merveilleux de violette donné par le malbec à son meilleur.

Jean-Luc Thunevin et Murielle Andraud
La plus belle création de marque de l’histoire récente du Bordelais – à Bordeaux, un vin de lieu est d’abord une marque commerciale – est le fruit d’un petit hectare donnant un “vin de garage” formidable, inspiré par la vision du grand vin d’un ami et voisin, Alain Vauthier. La progression est fulgurante dans le petit monde pourtant si fermé du commerce libournais. Le vin est superbe, l’aventure humaine d’un couple de vignerons passionnés ne peut que séduire. L’une, infirmière de métier, a la main verte et comprend instinctivement la maturation d’un pied de vigne mieux qu’une armée de docteurs en agronomie tout en goûtant le vin avec un palais supérieurement affûté. L’autre cache bien une âme d’esthète infiniment savant et cultivé derrière un sens de la communication et du commerce que tous envient sans jalouser, chose infiniment rare. Le vignoble est agrandi, doté avec un flair incomparable de terroirs sublimes jamais mis en valeur auparavant, et Château Valandraud passe en moins de trente ans du statut de saint-émilion grand cru a celui de premier grand cru classé. Goûtez son 2020, visitez son prodigieux nouveau chai et vous comprendrez pourquoi.

Alphonse Mellot junior
Le don, dans cette magnifique famille de Sancerre, se transmet de père en fils et d’Alphonse en Alphonse depuis plus de vingt générations. Alphonse dit junior a pris depuis longtemps déjà la place d’Alphonse senior, sans que cela ne change rien à leur affection réciproque : le père a simplement reconnu que son fils était encore plus capable que lui de continuer à produire les vins blancs les plus nobles de Sancerre. La viticulture certifiée bio, tendance biodynamique, sur plus de trente hectares – vous excuserez du peu – et un souci de tous les instants de travailler avec la plus grande rigueur et la plus grande précision donnent désormais toute la mesure de terroirs exceptionnels, même au sein des meilleurs de l’appellation. Ici, on déteste l’à-peu-près ou le laisser-aller dans le contrôle de la pureté aromatique et de la capacité à vieillir avec grâce, pour les blancs comme pour les rouges. Et on sait se confronter avec les meilleurs vins du monde qu’on partage souvent avec les amis, les proches et, évidemment, les vignerons du domaine. On sait aussi ce que bien manger veut dire. Mais il y a en plus une dynamique, une force dans l’ancrage local, qui force le respect et même l’admiration. On peut passer à côté de cette recherche de la perfection, et la trouver froide ou convenue, mais je suis reconnaissant envers cette famille de m’avoir permis de progresser à leur rythme et à leur image dans la compréhension du grand vin. J’oubliais, dans l’avenir il y a de fortes chances qu’une Alphonsine prenne la suite d’un Alphonse.

Francis Egly
Un homme tranquille qui cache bien ses colères ou ses angoisses de grand perfectionniste. Un travailleur qui aime les choses droites et bien faites. De magnifiques vignes à Ambonnay ou ailleurs qui ont eu la chance de ne jamais connaître herbicide, insecticide ou engrais chimique grâce à l’individualisme et aux convictions de son père, Michel. Un souci d’honnêteté envers le consommateur qui a fait de lui le précurseur de la seconde étiquette, celle qui donne tous les détails sur l’assemblage, la longueur de l’élevage, la date de dégorgement. Enfin, un flair qui lui a fait créer le premier blanc de noirs de terroir et de prestige et le premier coteaux-champenois rouge digne de rivaliser avec un grand bourgogne. Le courage de limiter ses ventes pour allonger les élevages avant dégorgement a porté ses fruits : la régularité de la qualité et du caractère des vins depuis vingt ans déjà en a fait une référence admirée par les directeurs techniques des plus grandes maisons au moins autant que par moi. Les enfants sont à la hauteur, sa fille au commerce épaulant un frère au tempérament plus terrien, et qui ne compte jamais ses heures de travail.

Olivier Humbrecht
Chez les Humbrecht, on tutoie les sommets d’abord par la taille et la carrure, qui avoisinent les deux mètres et le quintal, du grand-père au petit-fils. Avec la même passion pour la diversité et l’originalité de leurs grands terroirs d’Alsace, accumulés grâce au flair de Léonard, père d’Olivier. Ce dernier a ajouté un savoir œnologique et agronomique très rare aujourd’hui : il a choisi fermement la voie de la biodynamie, sans rien oublier de sa formation scientifique et rationnelle. Comme chez les Mellot à Sancerre, il n’y a pas de place ici pour la métaphysique ou la superstition. On regarde la plante, on cherche à la comprendre, à l’aider à donner le meilleur d’elle-même et à exprimer l’individualité de son sol et son climat. Sans perdre à la vinification ce qu’un an de travail méticuleux, exécuté par des vignerons passionnés, parfois recrutés à bac plus cinq, a produit à la vigne. Ici, les vins ont un corps, un gras, un parfum, une définition qui les mettent à part. On imagine presque une appellation d’origine Zind-Humbrech qui peut servir d’exemple à toute l’Alsace, ou plutôt qui a réellement servi puisque l’élite des jeunes vignerons du secteur a souvent fait un stage au domaine et révolutionné la viticulture familiale à son retour au bercail. Olivier sait en effet distiller son savoir aussi noblement que ses whiskies ou ses eaux-de-vie. Pierre-Emile, son fils est parti pour faire de même.

Alain Brumont
Être authentiquement Gascon ne se résume pas à galéjer. On rêve de conquérir le monde et il arrive qu’on y réussisse. Alain Brumont a d’abord voulu montrer à son père qu’on pouvait, au fin fond du pays, dans une région qui ne l’avait jamais tenté, à partir de cépages qui passaient pour rustiques, produire des vins égalant les meilleurs de la planète. Une ambition démesurée, activée par une force de travail hors du commun, un sens de la communication et du commerce ravageurs, une adresse tactique qui l’a fait rebondir plusieurs fois d’un désastre annoncé aux sommets planétaires. Des vins modernes par leur intensité, leur volume de bouche, leur adaptation à l’évolution de la gastronomie et la chance d’avoir cru à la valeur des meilleurs terroirs du secteur, trop durs à travailler pour les locaux ou simplement négligés. Alain les a accumulés et a su créer un modèle local de viticulture avec l’aide d’un brillant pack d’avants, à ses côtés à la vigne comme au chai. Et il ne s’endort pas, les vins progressent encore en raffinement de texture, en harmonie de constitution dans les derniers millésimes et des centaines de visiteurs peuvent admirer des installations techniques éblouissantes qu’on aimerait voir plus souvent dans nos plus prestigieux vignobles.

Fabien Duperray
Il est parti de rien et il est devenu riche en distribuant dans le monde, avec flair et ambition, les vins devenus les plus recherchés de notre pays. Sa passion pour l’art lui a fait accumuler une collection permettant à n’importe qui d’autre de vivre sans travailler. Mais ce serait mal le connaître. À cinquante ans, il a voulu rendre à la viticulture ce qu’elle lui avait donné. Son flair, encore, avait deviné le potentiel extraordinaire des meilleurs terroirs du Beaujolais et la possibilité de retrouver une confiance perdue par les erreurs passées. Il a choisi son modèle de production, celui de Lalou Bize-Leroy, et pour aussi étonnant que cela paraisse, il a appliqué la même philosophie aux vignes acquises depuis 2007 : biodynamie intelligente et certainement ni paresseuse, ni routinière, à la vigne ; rendements infimes, souvent inférieurs à vingt hectolitres à l’hectare ; vinification perfectionniste, mais ne négligeant rien de ce que la technique moderne apporte au contrôle de la qualité. Ce nouveau grand paysan arpente quotidiennement ses vignes très difficiles à travailler et paie de sa personne pour ne rien laisser au hasard. Le bois a été provisoirement abandonné pour conserver une extrême pureté de fruit en attendant la construction de nouvelles installations rendant le travail plus aisé, mais jamais la beauté de fruit d’un gamay de terroir récolté à maturité optimale ne s’est exprimé avec autant d’éloquence. Quant à la capacité de vieillissement de ces vins, elle rivalisera avec ce qui se fait de meilleur au monde.

Jean-Baptiste Lécaillon
Le modèle champenois, comme celui des grandes propriétés bordelaises, n’a pas bonne presse auprès des ignorants. On imagine qu’ici, l’argent ou l’ambition ne sont pas au service de ce qu’on fantasme être “le terroir” et que seuls des viticulteurs paysans sont capables encore de morale par rapport à leur vin. Mon expérience m’a très souvent prouvé le contraire. Certains paysans peuvent être aussi obstinés qu’incultes ou affabulateurs. Certains directeurs techniques au service de grandes propriétés peuvent, à l’inverse, perfectionner ce que le meilleur de la tradition a accumulé en deux siècles de viticulture, inspirés par la science expérimentale sans oublier des milliers d’années d’observation. Les responsabilités de Jean-Baptiste Lécaillon sont immenses, à la mesure des propriétés de Roederer en Champagne, à Bordeaux, dans la vallée du Rhône, en Provence, sans parler du Portugal et de la Californie et pourquoi pas, dans l’avenir, ailleurs en France et dans le monde. Son savoir et sa force de travail et de conviction ont su les adapter à l’éthique d’une viticulture de progrès, à l’avant-garde de la vraie écologie. Conversion bio de vignes prestigieuses avec l’acceptation de tous les dangers qui lui sont liés dans des climats difficiles, perfectionnement permanent de l’outil de travail et de la construction d’un style commun, axé sur la finesse et le plaisir de consommation, intelligence de la communication, tout cela aurait été impossible sans la confiance de Jean-Claude Rouzaud, puis de son fils Frédéric, les administrateurs propriétaires. Frédéric et Jean-Baptiste forment un binôme unique dans l’univers hexagonal et leur entente se partage avec les équipes brillantes et motivées qu’ils ont mises en place.


« Il y a mille raisons qui vous font préférer tel ou tel vigneron. Pour moi, c’est l’impression qu’ils m’ont laissée et qui dure encore. Voici les miens. » Thierry Desseauve


Aubert de Villaine
Certains vignerons ont une gueule qu’on n’oublie pas, d’autres s’identifient tant à leur cru qu’on imagine presque voir leur visage sur l’étiquette de leurs vins. Aubert de Villaine est à la fois l’un et l’autre, jusqu’à, au-delà de son mythique domaine de la Romanée-Conti, incarner une certaine idée de la Bourgogne. Il y a, dans l’imaginaire commun, deux Bourgogne. L’une est rubiconde, paillarde et goulue, l’autre relève de l’ascèse. Avec son allure et son visage de moine cistercien, Aubert appartient certainement à cette seconde représentation, mais cette dimension dépasse largement ces caractéristiques physiques pour s’inscrire dans sa volonté permanente de maintenir un idéal vigneron dans lequel la pratique, le cadre de travail, la préservation des paysages sont au cœur d’une vie en harmonie avec l’histoire et la nature d’une région. Bien sûr, le “DRC” affole en permanence les compteurs du wine business, mais lui a su montrer que l’essentiel est ailleurs. Chaque fois que je l’ai rencontré, j’ai été convaincu que sa simplicité n’était pas feinte et ses convictions, non plus : au service de son terroir, il est, modestement et humblement, au service de la planète. Et cette leçon-là, chacun peut la mettre à profit, même sans être copropriétaire de la Romanée-Conti.

Marcel Richaud
On oublie à quel point les vignobles de France (et d’ailleurs) pataugeaient dans une routine médiocre il y trente ou quarante ans. Les structures interprofessionnelles ou syndicales, loin de montrer la marche à suivre, tentaient de ménager chèvre et chou, défendaient des chapelles moribondes, mais encore soutenues par des producteurs-électeurs peu au fait des évolutions de la technique comme de celles du marché. Et la vie de village, ses jalousies non avouées et ses rancœurs ancestrales, ne facilitaient pas les évolutions drastiques. Seules des personnalités hors norme, au final, ont fait bouger les choses. Certains étaient mus par l’ambition, d’autres par le perfectionnisme. Marcel Richaud, dans son village de Cairanne, avance par idéalisme. Je l’ai rencontré très tôt quand ses vins – et ceux de son ami Frédéric Alary, au domaine de l’Oratoire Saint Martin – constituaient quasiment à eux seuls l’expression idéale du côtes-du-rhône que l’on avait envie de boire. Les deux compères s’étaient, un temps, consacrés aux activités syndicales de Cairanne, qui était alors un côtes-du-rhône villages. Ils étaient venus me voir, à Paris, pour me parler de leur cru et de son potentiel. Je crois les avoir prévenus qu’ils n’auraient que des coups à prendre dans une telle aventure. Je ne m’étais hélas pas trompé et l’aventure syndicale de Marcel s’est bien vite arrêtée. Mais pas cette volonté de faire bouger collectivement les choses et les mentalités : par la simple force de l’exemple et de la passion partagée, Richaud a inspiré nombre de vignerons et de vigneronnes et a réveillé sa région et ses vins.

Hubert de Boüard
Au fil des années, Saint-Émilion est devenu bien plus qu’un village, bien plus qu’une appellation, bien plus qu’un vin, un symbole du mondovino, où les milliardaires de tous horizons se battent pour dénicher quelques hectares bien placés, où le style et la réputation des vins évoluent spectaculairement à chaque nouveau millésime, mais aussi où des bouteilles vendues difficilement quelques euros portent la même appellation que des flacons s’arrachant à plusieurs centaines d’euros. Cet incroyable microcosme du vin moderne a ses figures tutélaires. J’ai eu la chance de rencontrer l’une d’entre elles pratiquement à ses débuts. Hubert de Boüard se chicanait encore avec son père pour lui expliquer que limiter les rendements, retarder les dates de vendanges et sélectionner drastiquement le grand vin n’allait pas à l’encontre de la prospérité d’Angélus, bien au contraire. J’ai rarement rencontré un vigneron aussi habité par l’idée – effectivement d’une ambition sans limite – qu’il se faisait du vin et des améliorations incessantes qu’il pouvait y apporter. Aussi loin que la mémoire de nos rencontres me ramène, je me souviens d’avoir toujours parlé avec lui de viticulture, de cépages, de maturité de raisin, de méthodes ou d’options de vinification, de principe d’élevage, de millésime. Cette volonté de toujours faire mieux est une caractéristique des grands vignerons. Chez Hubert de Boüard, elle a suscité son lot de jalousie, d’incompréhensions, de contre-vérités. Elle est pourtant indissociable du personnage, depuis qu’il s’est senti vigneron. Et pour bien le connaître, je crois qu’il s’est senti vigneron dès qu’il a pu gambader tout gamin dans les rangs de vignes d’Angélus.

Gérard Bertrand
Les journalistes sont comme tout le monde (et peut-être même encore plus que tout le monde), ils sont plein de préjugés. Moi comme les autres. Quand Gérard Bertrand a commencé à écumer la grande distribution avec une flopée de vins bon marché et bien marketés, mon snobisme d’amateur m’a fait à peine lever un cil. Quand mes confrères américains ont commencé à mettre des notes incroyables à des cuvées de vieux carignans élevés en barrique neuve, j’ai qualifié logiquement ces vins de « bons pour les Américains » et j’ai continué mon chemin. Pendant une bonne dizaine d’années. Malgré sa stature de colosse, cela n’a pas semblé mettre en colère Gérard Bertrand, mais au contraire aiguisé sa ténacité. Chaque fois que nous nous croisions, il m’invitait à venir voir ce qu’il faisait, et je répondais évasivement. J’ai fini par y aller. En quarante-huit heures, j’ai dégusté des dizaines de vins en bouteille et bien plus encore prélevés directement à la cuve ou à la barrique, visité cinq ou six domaines, rencontré des équipes motivées et compétentes et discuté jusque très tard dans la nuit avec ce grand type intarissable sur les valeurs qui l’ont construit. Dès cet instant, j’ai balayé le soupçon d’insincérité pour comprendre que je me retrouvais face à un personnage hors norme, comme l’on en rencontre peu dans une vie professionnelle. J’encourage tous ceux qui, comme moi, peuvent parfois sombrer dans les a priori et le conformisme intellectuel à aller visiter ces onze domaines (à ce jour) tenus avec une précision et un respect environnemental supérieurs à bien des crus classés, à déguster ces vins qui interprètent avec une précision bluffante toute la diversité des terroirs du Languedoc et à suivre les innovations incessantes de l’homme dans toutes les dimensions de son entreprise. Ils ne seront pas déçus.

Pierre-Emmanuel, Vitalie et Clovis Taittinger
Une des plus douloureuses leçons de mon expérience de journaliste du vin a été de me rendre compte à quel point les familles sont fragiles et mal préparées à la transmission de leur patrimoine, aussi bien physique (le vignoble, les installations) que moral (les marques, le savoir-faire, le nom parfois). J’ai rencontré tant de familles se déchirant après la disparition du patriarche, tant de vignerons incapables de préparer leur succession ou de passer la main de leur vivant. Ces questions rarement évoquées, tant en interne que par la presse, sont pourtant au cœur de la dynamique de la filière du vin, essentiellement animée par des entreprises familiales. Elles prennent en outre une acuité plus terrible encore quand la notoriété et la valeur de l’entreprise sont élevées. À ce titre, la vente de la maison de champagne Taittinger par la famille éponyme puis sa reprise, quelques mois plus tard, par un autre membre de la famille, Pierre-Emmanuel Taittinger, fait figure, selon le moment et l’humeur avec laquelle on l’apprécia en 2005, de drame shakespearien ou d’une démonstration très aboutie du panache à la française. Avec autant d’enthousiasme que de constance et d’humilité, Pierre-Emmanuel a remis l’ADN de cette maison en place. Mais il a fait autre chose, que j’ai hélas plus rarement constaté, il a tenu parole sur sa promesse, souvent répétée, de se retirer et de transmettre les rênes à ses enfants. En proposant Vitalie à la fonction de présidente, Clovis devenant directeur général marketing et commercial, il a assumé un choix clair et accepté par ses deux enfants et l’équipe de Taittinger. Cet esprit de famille tant revendiqué dans le monde du vin a trouvé là une traduction impressionnante de sincérité et d’efficacité.

Richard Geoffroy
Jeune retraité du monde du vin, très loin d’être devenu inactif puisqu’il s’est lancé dans la création au Japon d’un saké haute couture (Iwa), Richard Geoffroy fut pendant plus d’un quart de siècle le chef de cave de Dom Pérignon. Non content de piloter avec un doigté extraordinaire le développement de la plus célèbre cuvée de Champagne et de prendre avec succès des risques que lui seul avait calculés (comme lorsqu’il millésima le 2003 délaissé par pratiquement toutes les autres maisons à cause de l’atypisme de l’année de la canicule), il a aussi créé un nouveau personnage en Champagne et dans le monde du vin. Inspiré de ce qui se fait depuis longtemps dans l’univers de la mode, le chef de cave de Dom Pérignon est passé insensiblement du statut de technicien doué et prolixe à celui de créateur. Au-delà de la transformation physique, avec ses désormais éternelles vestes cintrées enfilées sur un polo sombre, ce changement veut dire beaucoup dans cet univers si codifié : il représente l’affirmation du winemaker comme garant d’un style et d’une permanence de la marque et de son esprit. Avec sa vivacité d’esprit, ses fulgurances et sa capacité d’abstraction, Richard Geoffroy a dessiné les contours d’un nouveau métier essentiel, le créateur de bonheur.

Jean-Christophe Granier
On m’a souvent demandé si je n’avais jamais été tenté de passer de l’autre côté, c’est-à-dire de devenir vigneron. Quand on a eu la chance de rencontrer nombre de très grands vignerons ou producteurs et de déguster certains des plus grands vins jamais produits, il est difficile d’espérer se rapprocher, ne serait-ce que de très loin, de ces exemples merveilleux. Certains de mes collègues ont franchi ce pas. Parmi eux, celui dont je suis resté le plus proche et dont j’admire absolument la ténacité et la force de conviction est le propriétaire du domaine des Grandes Costes, à Vacquières en Languedoc. Il y a maintenant plus d’un quart de siècle, Jean-Christophe Granier était un commercial doué et déjà tenace et vendait des espaces publicitaires aux producteurs dans le journal que je dirigeais alors. Il vivait à Paris. Ce Languedocien d’origine se languissait de son village et de sa terre, je le savais. Un beau jour, il a lâché le job pour reprendre les cinq hectares de vignes que ses parents confiaient auparavant à la coopérative locale. J’avais pris ce départ soudain pour un coup de tête et prévoyais un retour au bercail rapide. Mais Jean-Christophe s’est accroché et a surmonté une à une les difficultés humaines, techniques, financières, sociales, commerciales, administratives, et tant d’autres qu’un livre ne suffirait pas à les raconter. Il a fait de son domaine et de ses vins de sûres références d’une région qui les cherche encore. Ses cheveux ont blanchi prématurément, ses traits se sont durcis, ses mains ont été transformées par les travaux de la taille. Sa volonté et son respect de la terre, de sa terre, méritent mon infini respect.

Cécile Tremblay
Parmi toutes les personnes évoquées ici, Cécile Tremblay est celle que j’ai rencontrée le moins souvent. Quelques visites dans son petit chai de Morey-Saint-Denis, quelques dégustations partagées de cuvées qui m’ont toujours fasciné par leur dimension vibrante ont construit une perception de son travail. Au cours de ces brefs moments, j’ai chaque fois été impressionné par la compréhension intime qu’elle pouvait exprimer à l’égard de ses vins. Certains vignerons expliquent leur œuvre par leurs actions à la vigne, d’autres dans les chais, d’autres encore par l’histoire de leur cru. Avec Cécile Tremblay, on a littéralement l’impression de rencontrer une pianiste face à sa partition. La vigneronne semble interpréter chaque terroir avec une sensibilité non feinte et un investissement personnel impressionnant. Si le vin n’est pas un art, mais peut-être bien un artisanat d’art, ses plus belles expressions exigent une intimité entre celle ou celui qui le produit et le terroir dont il est issu. Cécile Tremblay illustre avec éclat cette relation quasi magique.

Henry Marionnet
Je connais Henry Marionnet depuis maintenant très longtemps, mon admiration pour son travail n’a cessé de se confirmer et de se renforcer. Au départ, j’ai apprécié, dans un des nombreux bistrots ou brasseries parisiennes, ses gamays si fruités et glissants. Puis j’ai rencontré l’homme, aussi accessible que ses vins, et son terroir tellement étonnant, ces sables du pays solognot où ce fichu phylloxéra n’avait jamais mis – et ne mettra jamais – les pieds. Marionnet n’a jamais cessé d’innover, pratiquant le sans soufre avant tout le monde, remettant au goût du jour des cépages oubliés et, surtout, replantant certaines parcelles franches de pied pour retrouver le goût d’une authenticité vigneronne qui le taraude depuis ses débuts. Henry Marionnet est fier de produire ce qu’il appelle lui-même des “vins de soif”. Ce n’est pas faux, c’est à mon sens trop modeste. Les vins de la Charmoise possèdent un naturel d’expression, une liberté de ton et, au final, une modernité de définition (le fruit, la fraîcheur, l’équilibre) qui en font des modèles pour le vin d’aujourd’hui. Marionnet le paysan ne saurait s’ériger en gourou, ses leçons méritent d’être comprises, ses vins d’être appréciés pour ce qu’ils sont, de grands vins.

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