Dans ce tour (rapide) de l’appellation, on ne croisera aucune des propriétés qui font l’activité du marché des vins fins et en affolent les enchères. Aucun premier grand cru classé, ni A, ni B. Le vieux vignoble de la Rive droite s’est organisé autour d’un système pyramidal. Tant mieux. Il lui a donné une santé formidable. La crise qui éparpille Bordeaux change un peu les règles du jeu. Elle invite à trouver ceux qui résistent et travaillent d’arrache-pied. voici un autre visage de Saint-Émilion
Le vignoble jardin de Croix de Labrie
Pas de château ni de chai immense, juste une maison, simple et discrète, en bordure de route, au plus près des vignes. À une autre époque, on aurait désigné Croix de Labrie comme un vin de garage. On lui préfère aujourd’hui le terme de « vignoble jardin ». Sur un peu moins de six hectares entre Badon (proche des parcelles de Pavie), Saint-Christophe-des-Bardes et Saint-Sulpice-de-Faleyrens, les microparcelles forment une mosaïque peu commune dont s’occupent les époux Courdurié. Pierre travaillait dans la distribution aux États-Unis. Axelle voulait rentrer à la maison pour faire du vin à Bordeaux. Rien de plus compliqué pour une femme dans les années 1990. Rêve brisé, changement de vie, le béton remplace le raisin. Axelle réussit sa carrière dans le BTP jusqu’à ce que se présente en 2013 l’opportunité de reprendre Croix de Labrie. « Un petit domaine et des identités de terroirs, voilà notre coup de cœur pour l’endroit. » Un marketing mal inspiré y verrait la « vision bourguignonne » quand elle est, au fond, celle de beaucoup d’autres vignobles en France et dans le monde et assez fréquente de ce côté de la Gironde. En revanche, ce qui ne relève pas de l’argument commercial, c’est l’exigence de travail que s’impose Axelle Courdurié. Une nécessité impérieuse difficile à satisfaire. Sans compter le manque de place et les difficultés logistiques. « J’ai un petit chai qui me permet de travailler à mon rythme et de manière précise. C’est un avantage et une difficulté supplémentaire. » La critique s’accorde à dire que le cru signe déjà des vins d’excellente facture dans un style concentré, riche et puissant.
Ripeau est de retour
Derrière les portes du nouveau chai, Cyrille Grégoire, cheveux en arrière, barbe de trois jours et large sourire, pousse son balai sur le béton ciré flambant neuf du cuvier dernier cri. De la route qui va de Saint-Émilion à Pomerol, Ripeau tient plus du hameau que du château. Dépendances, parc d’un hectare et demi et position dominante sur le plateau, sa situation fait rêver. Le voisinage aussi. Cheval Blanc, Figeac, La Dominique, Corbin, c’est chic. Cyrille et Nicolas, son frère, sont devenus propriétaires en 2015. Edmond, leur grand-père, fabriquait avec son fils James du petit matériel vinicole avant de voir les choses en grand et d’inventer le premier modèle de machine à vendanger, dont on connaît le succès. James décède subitement en 2013. « Notre père était un homme de défi, il a toujours espéré acquérir un jour un grand cru classé. » Les frères se lancent alors dans des travaux longs et coûteux, à grands renforts d’innovations comme la cartographie haute résolution des sols, qui consiste à sonder le sol via des ondes électriques pour en connaître la nature, la profondeur ou la teneur et ainsi drainer ou planter en fonction. Quatre ans de travaux et sept bâtiments restaurés plus tard, Ripeau est à l’endroit. Les vins retrouvent la profondeur et l’élégance que ce terroir peut donner. Ils profitent aussi du savoir-faire de Claude Gros, référence du consulting bordelais et pas seulement. Quant à Nicolas, il est responsable de la communication. C’est l’autre chantier du cru. La propriété en a maintenant les moyens.
Petit Val, le challenger
Jean-Louis Alloin, ancien PDG de l’entreprise de transport qui porte son nom, sait que réussir à Saint-Émilion est un combat de tous les jours. Le dilettantisme n’y a pas sa place quand l’investissement réclamé est sans limite. La monnaie qui le finance n’est jamais de l’argent à perdre. Surtout si sont présents les hommes de défi, les défricheurs, les hyperactifs géniaux capables de tenter sans mettre la maison en péril. David Liorit, son œnologue, est l’un deux. Il a entre les mains de quoi faire bon. Petit Val apprend vite. Sa gestion exigeante et sa fougue font la bonne santé de son commerce. Entre du malbec élevé en amphores et la production d’un rosé recherché (Rose du Val), la marque se fait remarquer. Si bien qu’elle s’est lancée dans la vinification de quelques ares de riesling. « Je n’ai pas arraché pour en planter. Il n’y avait rien sur cette parcelle. Je ne veux ni salir l’institution, ni me montrer irrespectueux. J’aime tenter de nouvelles choses », précise l’intéressé. C’est sous son impulsion qu’on a opté ici pour des vinifications proches du fruit (tri sévère de la vendange, macération pré-fermentaire à froid, vinification intégrale, etc.). Parmi les crus à suivre, il faudra compter sur eux.
Monlot, la vie de château d’une star chinoise
Le rachat d’une propriété bordelaise par un acheteur étranger fait parler. Surtout, et c’est regrettable, quand cet acheteur est chinois. Chanteuse, actrice, réalisatrice, Zhao Wei est une star internationale plusieurs fois récompensée et, il faut bien le dire, presque inconnue en France. Le magazine Forbes en avait fait l’une des personnalités chinoises les plus influentes. Milliardaire, la star s’est lancée dans le vignoble tout en continuant de mener sa vie d’artiste. En 2011, elle achète Monlot et son vignoble de huit hectares. Dès 2012, elle est intronisée par la Jurade de Saint-Émilion. Le travail accompli ces cinq dernières années est colossal. Restructuration complète du vignoble, rénovation des bâtiments, construction d’un nouveau chai, aménagement du parc classé et des espaces d’accueil. Monlot s’est transformée. La marque, bien référencée auprès des professionnels, a profité d’un lifting bienvenu et du réseau de sa propriétaire. Elle bénéficie aussi de l’excellent travail de Cécile Paillé, la directrice technique, bien secondée par Jean-Claude Berrouet dans le rôle du consultant qui a redéfini le style Monlot vers plus de finesse. Loin du show-biz et des engins de chantiers, le cru se concentre désormais sur l’avenir. Il faudra y être attentif.
Trianon est enfin prêt
Après la vente de Cheval Blanc en 1999, Dominique Hébrard, copropriétaire et administrateur du premier grand cru classé se cherchait un nouveau défi. Et une page blanche. Ce sera Trianon, avec son vignoble de 14,5 hectares, bien placé au sud-ouest du plateau, posé sur les recherchées crasses de fer. On le lui cède au début des années 2000 dans un état proche de la rupture. Il arrache, replante, complante, se concentre sur les menus travaux vignerons. « La qualité réside dans la pertinence des soins apportés. » Mais le travail consenti à la terre n’a pas été celui accordé à la pierre. « On commence à être au niveau du terroir. La restructuration a pris du temps. On franchit des paliers significatifs, il faut maintenant se montrer. » L’acquisition par Michel Ohayon, président de la Financière immobilière bordelaise, de la majorité du capital de Trianon annonçait de grands travaux. Ils ont commencé au début de l’année après plusieurs coups d’arrêts malheureux. La Financière veut faire ici un complexe de luxe avec suites, restaurant gastronomique et terrasse en surplomb du vignoble. Voilà qui doit permettre à la propriété de se réveiller complètement.
Les grands projets de Fleur Cardinale
La parole de Caroline Decoster fait du bien. Elle rassure autant qu’elle convainc. Peut-être parce que la crise d’identité traversée par le vignoble pèse sur celle de beaucoup de ses acteurs, jusqu’à la rendre muette ou, pire, inaudible. Rien de plus légitime, après tout. Des emplois sont menacés. Ici, la nouvelle génération a amené ses idées, autant à la vigne qu’au chai. Parce qu’elles dépoussièrent l’expérience client, elles ont été plutôt bien accueillies. Le cru s’est hissé à un niveau qui lui a permis d’être classé en 2006 et signe des vins de grande classe, en constante progression. Cela se traduit aussi par le projet pharaonique de construction d’un chai et d’un espace de réception avec un circuit de visite intuitif et sensoriel. « L’objectif est pédagogique et ludique. Tout sera pensé pour présenter notre métier de vigneron de manière décomplexée. » Les Decoster n’ont attendu personne pour faire bouger les lignes, ils étaient même en avance. Ceux qui essayent ne sont pas si nombreux.
Ils sont aussi à suivre
Château Villemaurine
C’est l’histoire d’un cru méconnu au terroir magique. Depuis que Justin Onclin a repris cette propriété, le cru n’a pas cessé de progresser. Le voisin de Trottevieille donne des vins puissants et équilibrés, classiques de ce secteur. Ils se démarquent par une grande expression florale. Un excellent rapport qualité-prix qui joue dans la cour des grands (voir En Magnum #18).
Château La Couspaude
Bien située sur le plateau calcaire, ce vignoble de sept hectares appartient à la famille Aubert. La nouvelle génération travaille dans le bon sens et donne plus de finesse à ce cru très régulier. C’est un vin généreux, rond, gourmand, très bien élevé, sensuel. L’archétype du saint-émilion moderne et séducteur. Assurément un style à part.
Château Pipeau
La famille Mestreguilhem est aux commandes de Pipeau depuis 1929. Vingt-cinq hectares sur la commune de Saint-Laurent-des-Combes permettent de signer des vins au style fruité qui ne manquent pas de concentration et de potentiel de garde.
Château Flouquet Invictus
Installé depuis 2015, David Bernard est la troisième génération à prendre en main la destinée de ce cru, situé à Saint-Sulpice-de-Faleyrens. Avec ces terroirs de sols sablo-argileux et de crasses de fer, il réussit aujourd’hui à proposer des saint-émilion gourmands et sur le fruit.
Retrouvez cet article, dans son intégralité, dans En Magnum #19.