Dans mes années d’apprentissage « 5e arrondissement », je fréquentais assidument le caviste Jean-Baptiste Besse, rue de la Montagne-Saint-Geneviève. Personne ne peut aujourd’hui imaginer à quoi ressemblait cette boutique mythique où la-tâche voisinait avec des boîtes de sardine et les plus fameux polytechniciens, à la recherche d’un grand saint-émilion, croisaient les aveugles du centre de secours voisin venus prendre leur pitance quotidienne. Le capharnaüm indicible des deux caves superposées a sans doute servi de modèle à la mienne. Jean-Baptiste Besse était un vrai savant, pas un idéologue de « gauuuche » ou de « drrrrroite », il aimait en bon Corrézien les vrais vins de terroir, de toute origine, de tout prix (il les fixait lui-même, parfois à la tête du client) avec une préférence secrète pour les vins du Rhône. J’ai découvert chez lui un extraordinaire châteauneuf-du-pape 1964 du Domaine des Clefs d’or, magnifiquement vinifié par Jean Deydier. La suavité, la longueur de bouche et la force d’expression du terroir surpassaient largement tous les bourgognes rouges de sa boutique des années 50 et 60, infiniment plus chers et plus médiocres – mais je n’avais déjà pas les moyens de m’acheter un la-tâche. Ce domaine fut ma première visite à Châteauneuf en 1976, en même temps que Joseph Sabon au Mont-Olivet dans ses caves des Reflets.
J’ai perdu de vue depuis de longues années le type de vin produit par les enfants de Jean Deydier, qui ne présentaient jamais d’échantillons à nos dégustations, et ce 2012 pourrait être le dernier vin que je boive appartenant à sa famille. Des bruits insistants s’accordent à dire que le domaine a été vendu à Marcel et Philippe Guigal qui vont pouvoir agrandir singulièrement leur domaine de Nalys. Les 20 ha des Clefs d’or sont situés en effet en grande partie sur de grands terroirs comme Pialon* ou la Crau, avec des grenaches centenaires et un encépagement complexe. Cet excellent 2012 n’a pas produit sur moi l’effet du 1964, mais reste un vin de très belle classe avec cette forme d’austérité donnée par les tannins épicés et amers de la petite proportion de muscardin, vaccarese, counoise et mourvèdre qui complète les grenaches. Le nez assume les notes de serpolet, et d’herbes aromatiques de la garrigue, sur un fond de fruits noirs et d’olive, qui me rappelle d’ailleurs les vins du Mont-Olivet. Il a parfaitement convenu à ma belle côte de porc braisée dans un mélange de fonds de bouteille de grand rouge, de vieux tawny, et de crème de cassis dont je tiens l’assemblage secret pour mes amis. Hélas, j’étais tout seul, confinement oblige. Qu’importe. Ces Clefs d’or devraient ouvrir encore davantage le portail aromatique de Nalys dans un futur proche.
Domaine Jean Deydier & fils, les clefs d’or, châteauneuf-du-pape 2012
*Pialon, Pialons, Piélons, Piedlong sont le même lieu-dit. Le domaine orthographiait « Pialon » ou « Les Pialons ».