Peu de sujets liés à la civilisation du vin enflamment (et par accumulation) abrutissent autant les esprits que la question du terroir. Beaucoup de « terroiristes » me font penser aux talmudistes qui inlassablement essaient de rationaliser ce qui relève du mystère ou de la foi, ce qui peut être utile sur le plan moral et philosophique, mais n’a aucun sens en matière de plaisir et de goût, et encore moins d’agriculture, malgré le mot culture. Cela fait plus de trente ans que j’essaie de comprendre avec l’aide d’innombrables vignerons, un peu partout sur cette planète, la relation qui existe entre une saveur et une origine, ce qui me semble la moindre des politesses par rapport à notre tradition européenne qui en matière de vin lie pour l’éternité ces deux concepts. Je sais que je n’ai pas encore beaucoup avancé dans cette longue enquête (qui n’est heureusement pas encore finie), mais je suis sûr au moins d’une chose, c’est qu’il faut éviter tout dogmatisme idéologique ou crypto religieux, et surtout tout jargon pseudo scientifique (le pathetic pretense cher à nos amis anglais), si l’on veut aider le public à y voir un peu plus clair.
Le postulat de départ ne saurait être remis en question. Un vin portant un nom géographique n’a de sens ou de probité commerciale que si c’est un goût relié à une origine. Un goût reproductible au cours des âges, reconnaissable plus ou moins précisément par plusieurs générations de consommateurs et transmissible par des mots, malgré la différence des sensibilités entre les êtres humains et leur diversité génétique qui, on le sait, détermine leur perception des saveurs. Les facteurs de variabilité tout au long de la chaîne de perception d’une saveur sont les plus compliqués à comprendre, relevant à la fois de la connaissance scientifique du goût et de celle du langage, avec trois étapes : perception, mise en forme de la perception par le cerveau humain et expression de cette perception. Je laisse à des personnes forcément plus qualifiées que moi, médecins, neurologues, linguistes, le soin de résoudre ces difficultés. Mais la création de cette saveur par la nature, c’est-à-dire la vigne, le sol, le climat et le savoir-faire humain (l’homme n’étant qu’un facteur naturel de plus), c’est quand même plus facile à expliquer, même si l’amoncellement de stupidités dans ce qu’on lit partout sur ce sujet met trop souvent l’amateur de vin sur de fausses pistes.
Le vin, c’est une vigne, un sol, un climat, du ferment et du contrôle humain. Chaque élément n’a pas plus d’importance qu’un autre et seule la chaîne des actions (mais aussi des hasards) qui les relie a du sens. Point par point, reprenons. La vigne d’abord. C’est une plante, un être vivant, avec ses caractères génétiques, davantage de gênes même que l’être humain, et une façon de s’alimenter. On met trop l’accent sur l’alimentation par les racines, qui concerne essentiellement l’alimentation hydrique, et la transmission au raisin d’oligo-éléments contenus dans le sol, le mot oligo indiquant bien que tout cela relève du détail. L’alimentation principale est aérienne, la photo synthèse par la feuille, donc la lumière, le froid, le chaud, la pluie, le vent, selon les hasards de l’année et du lieu, formant le fruit, sa richesse en sucre, sa saveur particulière, ce qui renvoie les fanatiques du terroir et de la géologie et donc tous les faiseurs de trous et dessinateurs de cartes géologiques à leur rôle limité, mais indispensable, de spécialistes, d’historiens. Outre le caractère du cépage et du matériel végétal utilisé, l’importance du millésime saute aux yeux et justifie la sagesse de l’empirisme bourguignon qui préfère le mot « climat » au mot terroir.
Le fruit, c’est donc le début de l’histoire. La seconde étape, c’est le ferment. Le ferment contribue au goût, mais ne le détermine pas. Je sais que je vais choquer beaucoup d’esprits crédules, mais l’idéal de la fermentation est une fermentation aussi neutre que possible, le ferment, c’est-à-dire les levures, n’ayant comme mission que de transformer en vin aussi exactement que possible les promesses du fruit. Et dans cette promesse, il y a forcément l’expression de l’origine. Le terroir, au sens large, est dans le fruit, pas dans la levure. Même si la levure est présente sur le terroir, ce n’est pas la même chose. Cela réduit à néant le débat byzantin sur l’incompatibilité des levures indigènes ou exogènes, surtout si l’on écarte les levures aromatiques du commerce, pour ne conserver que celles qui ont été sélectionnées pour leur neutralité et leur efficacité. Une levure indigène travaille bien ? Tant mieux, qu’on la garde. Une levure indigène travaillant mal (cela existe aussi) tue le vin et donc l’origine, terroir et climat confondus. Qu’on l’empêche de nuire. On le voit, l’homme doit prendre à un moment donné la relève de la nature et donner une dimension de civilisation par un travail d’élaboration où toute la finesse d’observation et de jugement dont il est capable joue un rôle prépondérant. La plupart du temps, quand tout se passe bien, cette élaboration peut prendre la forme minimale d’une assistance bienveillante et complice, c’est la philosophie de nombreux viticulteurs de vins célèbres qui très modestement se disent au service de leur cru. J’ai pu constater que c’est plus souvent un mensonge pieux. De très nombreux choix décisifs relèvent d’interventions précises : détermination de la date de vendange, maintien ou non de la rafle, rapport idéal entre le volume des cuvées et le volume des cuves, longueur et régulation de la cuvaison, manière d’extraire le tannin dans les vins rouges ou d’équilibrer oxydation et réduction dans les vins blancs, choix de l’usage ou non de la barrique, du volume de ces barriques, de leur fabrication (séchage, chauffe, montage), de l’origine des bois, durée de l’élevage, contrôle de la mise en bouteille, etc.
Savoir, intuition, morale, rigueur, précision, sang-froid, il en faut des qualités pour réussir un grand vin, sans parler de la précision du goût puisque de nombreuses décisions découlent de la dégustation. On comprend pourquoi de plus en plus de producteurs se sentent trop seuls pour décider et engagent le dialogue avec un ou plusieurs conseillers. Il est de bon ton de railler l’influence des œnologues gourous, mais combien de cuvées n’ont-ils pas sauvé de l’incompétence, de l’obstination ou de la routine ? Et, inversement, il arrive souvent que des viticulteurs intelligents aident leurs conseillers illustres à ne pas sombrer dans les abîmes d’un narcissisme très humain. Et les journalistes dans tout cela ? On fabule beaucoup quand on dit qu’ils formatent le goût du public. La plupart tente plus modestement dans une presse de plus en plus faiblement idéaliste et combative de faire de la vulgarisation intelligente. Et pas seulement pour faire connaître les plus grands vins, enfants gâtés des adorateurs innombrables du veau d’or, mais aider les vins sincèrement élaborés dans tous les vignobles de la planète. Cela sans privilégier un style ou un dogme par rapport à un autre, quitte à ne pas plaire à tout le monde. Il y a encore du travail.