En faisant le point ce vendredi 3 octobre sur les vendanges qui sont terminées ou se terminent en France, il est évident qu’un millésime exceptionnel est en train de naître. Exceptionnel au sens premier, c’est-à-dire porteur d’une originalité de caractère et d’un potentiel qui ne peut se comparer à aucun autre avec, évidemment, bien des nuances selon les régions et leurs multiples micro-climats. Mais aussi avec des fondamentaux qui s’appliquent à toutes ces mêmes régions. Premier fondamental, l’année a été la plus chaude et la plus ensoleillée sur tout notre territoire depuis le début des statistiques météorologiques. Plus ensoleillée donc que 1947 ou 1921. Une longue période caniculaire et sèche a partout fait souffrir la vigne en juillet et jusqu’au milieu du mois d’août et encore plus violemment sur les sols granitiques de l’est du pays qui a eu en plus la malchance d’accumuler les plus fortes pointes de chaleur avec de nombreuses journées largement au-dessus de 40° sur les expositions sud. Seule exception le littoral méditerranéen et la Corse qui eurent la chance d’avoir des précipitations de fin de printemps et le Bordelais où l’abondance des pluies d’hiver fut bienvenue. On prévoyait le pire partout ailleurs, d’autant que la précocité du cycle végétatif laissait le champ libre à la grillure des raisins au moment même où, en principe, les raisins doivent fabriquer leur sucre. Il avait aussi fallu lutter contre des pressions importantes d’oïdium en fin de printemps et, hélas, quelques viticulteurs imprévoyants se sont laissé prendre et ont perdu leur récolte. Mais, dans l’ensemble, l’état sanitaire restait impeccable et était la seule consolation du vigneron jusqu’à l’arrivée de pluies miraculeuses (qui constituent le second fondamental) même si peu abondantes, vers le 20 août, qui ont fait repartir la végétation. Tout au long des six semaines qui ont suivi, on a vu un peu partout de longues périodes d’ensoleillement exceptionnel, mais avec des nuits fraîches, entrecoupées de pluies parfois diluviennes (quelques secteurs du sud-ouest ou du Languedoc) ou plus ou moins abondantes, qui ont largement contribué à perfectionner la maturité finale du raisin et lui permettre d’atteindre des sommets de richesse en sucre sans trop de déséquilibre en acidité. L’acide malique du raisin a été consommé par la chaleur de l’été au profit de l’acide tartrique, ce qui a entraîné des pH bien moins élevés qu’en 2003 ou 2009 autres années chaudes. Les vendanges ont commencé juste après le 20 août dans les zones les plus précoces et chacun a fait ses choix, soit de vendanger tôt pour éviter des concentrations en sucre trop élevées et donc des vins lourds et difficiles à vinifier, soit de risquer le tout pour le tout pour attendre la maturité aromatique et phénolique absolue du raisin. J’ai pu constater dans un même secteur des différences de plus d’une semaine voire deux sur ce point crucial et il sera vraiment intéressant de déguster les vins produits. Seule certitude, il fallait être vraiment maladroit pour ne pas produire un vin de qualité, d’autant que les rendements sont partout de faibles à moyens, sauf encore une fois en Champagne qui a connu sa chance habituelle.
ALSACE
Les raisins sont maintenant tous rentrés, à l’exception de quelques parcelles destinées à produire des vendanges tardives, dont le style sera plus marqué par le passerillage que par la pourriture noble, car il a très peu plu. Les premiers pinots blancs ont été vendangés fin août, surtout pour les crémants, et le gros des meilleurs rieslings fin septembre. Le cœur du vignoble du Haut-Rhin, de Saint-Hippolyte jusqu’à Eguisheim, a moins produit que le nord et l’extrême sud en raison d’une canicule encore plus violente à la floraison et on aura du mal à atteindre 50 hl/ha. Un vigneron aussi expérimenté que Pierre Trimbach est convaincu de la grandeur de ce millésime, mais aussi de son caractère unique, fort différent des deux autres grandes années de sécheresse, 1976 et 2003. Les vins secs seront très riches en alcool (souvent 14° ou plus), mais avec un équilibre inédit en acidité. En revanche ils ne seront pas faciles à vinifier avec des fins de transformation du sucre délicates à mener à terme.
BORDEAUX
Un grand millésime est en préparation. Les pluies abondantes d’hiver ont créé des réserves suffisantes pour empêcher les vignes de trop souffrir pendant un été très chaud, sans doute le plus chaud de l’histoire, mais moins caniculaire dans ses pointes de chaleur que dans l’est du pays. Les pluies ont harmonieusement alterné avec l’ensoleillement en septembre, avec quelques nuances : il a moins plu en général sur la rive droite que sur la rive gauche et, sur cette dernière, la partie nord a subi plus de précipitations que la partie sud, à l’inverse des dernières années. Tous les cépages ont pu atteindre une très grande richesse en sucre naturel (plus de 14° sur les merlots, beaucoup de sauvignons et tous les sémillons, et 13° ou plus sur les cabernets, désormais rentrés pour plus de 90 % d’entre eux. Un état sanitaire parfait, incroyable même, des pH bien plus équilibrés qu’en 1990, 2003 et 2009 et des peaux épaisses, mais idéalement mûres. Les dates de vendanges idéales n’étaient pas difficiles à choisir, avec parfois de curieuses inversions (cabernets francs presque plus précoces que les merlots et les pomerols en retard sur les saint-émilion les plus voisins), et j’ai pu constater l’extraordinaire précision avec laquelle les bonnes propriétés travaillent, avec des vendanges haute-couture, rangée par rangée, parfois demi-rangée par demi-rangée, analyses du parcellaire en main, lisibles par application sur les téléphones portables. Et, comble du bonheur, les pluies de la seconde partie de septembre ont fait partir la botrytisation des raisins en Sauternais avec des teneurs en sucre assez phénoménales et une intensité aromatique hors norme, peut-être comparable à 1921 ou 1947. Les assemblages ne poseront pas trop de difficultés d’autant que la récolte sans être abondante comme en 1990 n’est pas ridicule, entre 30 et 50 hl/ha selon les terroirs et les densités de plantation.
BEAUJOLAIS
2015 sera un millésime d’anthologie pour tous les vins non primeurs, mais hélas avec des volumes de production ridicules, parfois inférieurs à 20hl/ha. On a craint le pire au début d’août en raison d’une canicule insensée et d’une sécheresse qui mettait à mal tous les feuillages. 25 mm de pluies au deux tiers du mois ont sauvé le raisin, avec une reprise de la maturité immédiate et saisissante. Les raisins étaient de plus en plus parfaits à rentrer entre le 26 août et le 2 septembre. Un grand coup de vent chaud du sud a pénalisé les retardataires et concentré les sucres dans des raisins vraiment déséquilibrés en alcool et délicats à vinifier. Espérons que les vinificateurs seront à la hauteur de la matière première et éviteront les défauts habituels, sans avoir à chauffer la vendange. Mais ne comptez pas sur des vins primeurs friands ou espiègles.
BOURGOGNE
Un millésime sans doute exceptionnel est en gestation avec parfois, hélas, des dates de vendanges curieusement précipitées, surtout sur les chardonnays. L’été fut caniculaire, mais avec des passages pluvieux plus abondants qu’en Beaujolais et, surtout, aucune grêle à l’exception d’un dramatique, mais limité, couloir à Chablis. Tous les raisins ont été rentrés dans un état sanitaire pratiquement parfait avec des rafles très mûres autorisant un fort pourcentage de vinification en grappes entières. En revanche, les rendements seront faibles à très faibles (20 à 25 hl/ha sur les plus prestigieux terroirs) en pinot noir, et moyens, mais pas ridicules sur les chardonnays (40 à 50hl dans les vignobles bien conduits).
Chablis et L’Yonne
Une grosse grêle dramatiquement médiatisée a frappé une petite partie du vignoble dans la nuit du 31 août au 1er septembre, depuis le village de Courgis, dévasté, et sur un couloir plus ou moins étroit de Forêt et Montmains sur la rive gauche du Serein jusqu’aux Clos (en partie), Blanchot et Pied d’Aloup sur la rive droite. Les raisins étaient pratiquement mûrs et les vendanges n’ont été avancées que de deux à trois jours sur les vignobles touchés où il a fallu trier un peu le raisin. Tout le reste, y compris 90 % du village d’Irancy, n’a vu aucun impact de grêlon et a donné le vin escompté après un été idéal, un des plus charpentés et complets des vingt dernières années et particulièrement brillant sur les pinots noirs.
Côte d’Or
On s’est un peu précipité sur les blancs, affreux concept de « minéralité » oblige, au tout début septembre, mais les rouges ont été rentrés dans des conditions météo idéales entre le 8 et le 13 septembre, à 90 % d’une maturité idéale et dans un état sanitaire parfait. Certains producteurs, par idéalisme, ont tenté le diable et ont subi d’importantes pluies dans la troisième semaine du mois, mais il a refait beau et venteux après ces pluies et le raisin n’a pratiquement pas été altéré. La dégustation de leurs vins sera certainement pleine d’enseignements. On peut s’attendre à de très grands vins en rouge, avec un retour à un haut niveau de la côte de Beaune, mais peut-être pas à la qualité vraiment unique et exceptionnelle des crus du Beaujolais ou du secteur de Côte-Rôtie. En blanc, ce sera sans doute très plaisant et conforme à l’attente du public actuel, mais proportionnellement moins passionnant. Hélas, les volumes de production seront très faibles en rouge.
Mâconnais
Millésime terriblement marqué par une canicule et une sécheresse exceptionnelles, sans aucune des précipitations qui ont pu équilibrer Chablis ou la Côte d’Or. Il a donc fallu vendanger rapidement les blancs, fin août pour éviter des degrés énormes et savoir presser un raisin aux peaux particulièrement épaisses. Ceux qui ne l’ont pas fait ont subi un coup de sirocco terrible début septembre et se battent pour finir les sucres de moûts dépassant 15°. Mais les équilibres en acidité sont bien meilleurs qu’en 2003 et les premiers jus sont assez somptueux et plus épatants qu’en Côte d’Or.
CHAMPAGNE
Une fois encore la Champagne a eu une chance folle, les pluies de la fin août gonflant les raisins et faisant repartir la maturité du raisin bloqué par la canicule de l’été. Les Champenois ont rentré pendant les deux premières semaines de septembre un volume conséquent de raisins (largement plus de 10 000 kilos/ha sur pied) parfaitement sains et d’un degré moyen supérieur à 10° dans tous les vignobles bien conduits. L’acidité étant bien équilibrée par rapport à cette maturité on s’attend à des vins clairs de haute qualité, peut être encore plus expressifs en pinot noir qu’en chardonnay. Il y aura même certainement des vins exceptionnels. Attendons quand même les assemblages de fin d’hiver.
LOIRE
À part quelques cabernets en Anjou et les chenins destinés aux mœlleux toute la vendange est rentrée au 3 octobre. L’été fut idéal et bien moins oppressant que dans l’est de la France avec des nuits un peu plus fraîches et une luminosité parfaite, mais de lourds passages de pluies ont fait peur pendant une bonne partie de septembre, avec ici ou là des départs de pourriture du raisin. Cette pourriture a été miraculeusement corrigée par une semaine de temps radieux et venteux permettant aux viticulteurs après quelques tris de nettoyage de rentrer des raisins remarquablement mûrs et riches en sucre. Dans le Sancerrois, les sauvignons sont superbement aromatiques, mais les pinots noirs encore plus exceptionnels, les meilleurs jamais rentrés au cours de leur carrière pour de nombreux vignerons. Les vins du Muscadet et les secs de chenin d’Anjou et de Touraine s’annoncent remarquables, la seule interrogation concerne les mœlleux qui ne sont pas encore vendangés. Pour le moment, ils n’ont pas encore concentré suffisamment leur richesse en sucre, mais la Touraine semble un peu en avance sur l’Anjou. Les cabernets de Touraine sont en revanche remarquables, parmi les meilleurs de l’histoire récente, tout comme les gamays et les cots. Ce sera peut-être pour eux le millésime le plus complet depuis 1976 avec d’énormes progrès de vinification.
VALLEE DU RHONE
Rhône nord
Tous sont d’accord, 2015 est ici vraiment exceptionnel et pour beaucoup du jamais vu, même après vingt-cinq ans d’expérience. Certes, l’été fut caniculaire et, même sur les granits et les schistes, plus chaud encore que 2003, mais les pluies attendues sont arrivées un peu après la mi- août, plus abondantes qu’au nord de Lyon, suivies à nouveau d’un soleil radieux et d’un vent inespéré garantissant un état sanitaire et une régularité remarquable dans la maturité du raisin. La saveur des premiers moûts de syrah et de viognier est éblouissante et, en fin de vinification, la maturité des tannins des rouges atteint un niveau qui impressionne même les plus blasés des vinificateurs. Et, cerise sur le gâteau, les volumes de production sont très satisfaisants de l’ordre de 40 hl/ha, voire plus. Saint-Joseph (autour de Tournon au sud et de Chavannay au nord, mais moins entre les deux), Côte-Rôtie et Condrieu seront les appellations vedettes mais l’Hermitage n’a pas encore dit son dernier mot.
Rhône sud
L’ensemble est peut-être un peu plus hétérogène qu’au nord, mais remarquable quand même. Les syrahs sont exceptionnelles à Châteauneuf-du-Pape, mais les grenaches donnaient le sentiment d’être bloqués par la canicule. Ils se sont débloqués depuis les 22-23 septembre et sont actuellement rentrés au meilleur de la maturité possible, dans un état sanitaire impeccable, avec un équilibre qui rappelle 2007 en un peu mieux. Les mourvèdres peuvent attendre encore une semaine, mais sont déjà d’un niveau d’excellence rare pour ceux qui les rentrent. Enfin les raisins blancs donnent des jus aussi exceptionnels que ceux des marsanne, viognier et roussanne du nord.
SUD OUEST
À l’exception des pacherencs, tous les raisins sont rentrés et on s’attend à un grand millésime. Bergeracois et Marmandais auront le même style opulent, mais équilibré que les bordeaux. Cahors va triompher après avoir eu un peu peur en raison des fortes pluies de septembre heureusement suivies d’un temps radieux qui dégonfle les malbecs, maintient un état sanitaire impeccable tout en portant le raisin à un niveau de maturité aromatique et phénolique exceptionnel. Sans aucun doute, les plus grands vins des trente dernières années sont en gestation. Enfin, dans le secteur de Madiran, les blancs secs de Saint-Mont seront remarquables. Les tannats un rien dilués par d’abondantes pluies de septembre ont un peu souffert sur les sols sableux, mais sur les argiles ils tiennent superbement et viennent d’être rentrés à un haut niveau d’ensemble. Quelques producteurs pensent qu’ils n’égaleront pas les 2014, qui sur ce secteur sont certainement exceptionnels.
PROVENCE ET CORSE
La Provence peut bénir les Dieux. Il est impossible d’imaginer des conditions climatiques plus favorables que celles de 2015 et des premières vendanges (destinées à faire du rosé) de la fin août jusqu’aux mourvèdres qui rentrent peu à peu dans les cuviers, tous les raisins issus de vignes bien conduites devraient donner et de loin le meilleur des vins récents. La Corse en revanche, particulièrement la Balagne, a manqué d’eau pendant le cycle végétatif et a vu parfois les raisins les plus précoces être brûlés par le soleil. Ils ont mieux résisté sur les terres plus riches et argilo calcaires de Patrimonio. Mais la récolte est saine, très riche, parfois trop riche en sucre naturel, et les vins puissants, aromatiques et pour les rouges assez tanniques, avec une préférence pour l’équilibre des sciaccarellos. Les niellucios ne sont pas encore tous vendangés.
LANGUEDOC ET ROUSSILLON
Les réserves d’eau accumulées pendant le printemps étaient conséquentes, mais la vigne a subi un mois de juillet très chaud et sec qui a pu bloquer les maturités. Les oranges violents du 13 août ont été salutaires. Ils n’ont pas endommagé les raisins qui étaient sains et ils ont permis de faire redémarrer le cycle végétatif de la vigne. Les quantités de pluie ont été hétérogènes selon les zones, parfois avec 600 mm d’eau sur les terrasses du Larzac quand certains secteurs n’ont reçu que 40 mm. Il en a résulté une grande disparité dans les dates de vendanges. On a vu des vignobles habituellement tardifs parvenir à parfaite maturité plusieurs semaines avant d’autres réputés plus précoces. Les niveaux d’alcool seront assez différents selon les secteurs, certains vins titreront 13,5° quand d’autres passeront les 15 degrés. Presque toute la récolte était rentrée fin septembre. La qualité des carignans et des mourvèdres se remarque pour l’instant. S’il est encore difficile de se prononcer sur la qualité du 2015 avant la fin des fermentations, elle semble s’installer dans la lignée du 2012. Bien qu’hétérogène, 2015 devrait être globalement un bon millésime avec un nombre important de grandes réussites. Il ne devrait pas parvenir à la complexité du 2010 mais il sera bien au-delà d’un autre millésime chaud, le 2009 qui n’avait pas bénéficié d’épisodes pluvieux salvateurs.
(Le paragraphe sur les vendanges en Languedoc et en Roussillon est signé Alain Chameyrat)