La Champagne réunit, on le sait, deux familles de vins. Les uns sont issus d’assemblages complexes de cépages, de crus et de millésimes avec trente, cinquante et, parfois, plus de 100 lots différents. On appelle généralement cuvée ce type d’assemblage (à ne pas confondre avec cuvée au sens de jus pur, sans les tailles). Par définition, seules les maisons ou les grosses coopératives peuvent le produire. Les autres sont élaborés de façon plus simple, à partir d’un petit nombre de lots, généralement issus d’un même secteur ou d’un même village (on parle un peu abusivement de mono-cru même s’il y a plusieurs parcelles d’un même cru assemblées) et, souvent, avec un cépage dominant ou unique. Les récoltants-manipulants en sont de loin les plus significatifs producteurs. Par la nature même de leur élaboration, le goût de ces deux familles ne peut qu’être différent et, donc, apprécié par les uns ou les autres de façon différente. Il serait plus serein d’éliminer à la dégustation tout préjugé idéologique. Les plus courants nous les connaissons et subissons, nous autres, dits « prescripteurs ». La méfiance du « gros » par rapport au « petit », la suspicion d’être sous l’influence de ceux qui ont plus de moyens de pression que les autres pour faire reconnaître leur qualité, l’idée que le nombre crée la variation et celle, bien ancrée, qu’il existe des lots spéciaux pour happy few et l’ordinaire pour le vulgum. Je préfère de loin avoir recours à des analogies artistiques pour faire comprendre ces différences et la musique m’en donne la plus lumineuse. Un mono-cru, c’est un peu comme un solo instrumental : un seul instrument, un seul timbre, un seul interprète avec, à la clé, une échelle qualitative complète allant du génie à l’ennui total. La cuvée, cela va de la musique de chambre pour les micro-assemblages, à l’orchestre wagnérien, pour les plus importants. La réussite, c’est d’obtenir que la somme des constituants soit supérieure en qualité à leur addition et c’est ce qu’obtiennent (en méritant toute notre admiration) les chefs de cave des grandes maisons. Tous les terroirs champenois ne se valent pas et nombre d’entre eux n’offrent aucun intérêt à être isolés. Inversement, des assemblages hâtifs, où l’on recherche le volume sans se préoccuper de la qualité de la matière première, ne donneront pas de vins mémorables. Nous essayons de déguster le plus grand nombre possible d’échantillons et, pour les cuvées les plus diffusées, nous les buvons assez souvent en des occasions diverses pour vérifier si leur assemblage est homogène ou non. Et nous les jugeons en toute liberté de conscience, tant pis pour les amoureux de la théorie du complot.
J’ai remarqué que plus l’assemblage est complexe, plus il lui faut du temps après dégorgement (même après une longue conservation sur pointe) pour révéler le maximum de ses qualités et, souvent, un ou deux ans de repos en cave fraîche sont indispensables. Des assemblages plus simples de vins, moins dosés, légèrement oxydatifs, mais avec charme, plaisent davantage immédiatement, mais atteignent très rarement la complexité au vieillissement d’une cuvée bien faite. Quant aux mono-crus extraordinaires de quelques grands artistes parmi les récoltants-manipulants, nous dirons qu’ils sont souvent produits à partir d’un assemblage très adroit de micro-parcelles aux qualités complémentaires et, pour les bruts sans année, avec un bon pourcentage de vin de réserve.