Déjà largement commenté (voir ici et là), le millésime 2013 à Bordeaux va faire l’objet de toutes les attentions la semaine prochaine à l’occasion de sa présentation en primeur. En attendant l’avis de ceux qui vont le goûter, revenons à ceux qui l’ont fait et qui, de la vigne au chai, ont du composer avec une année extrêmement difficile. « Le millésime le plus compliqué depuis trente ans » dit même un propriétaire de Léognan, remontant à un « médiocre 1984 ».
Du côté de Château Castera (cru bourgeois, Haut-Médoc), on se dit agréablement surpris par le résultat. Pour Jean-Pierre Darmuzay, directeur commercial du domaine, si ce 2013 n’est pas fait pour la garde, c’est un vin « fruité et souple » avec beaucoup de fraîcheur. Un « millésime de transition », qu’il faudra boire avant ses aînés. Il note aussi une chose amusante dans l’appréciation qui est faite de cette année exceptionnelle en « calamités ». D’après ses discussions avec ses confrères, il estime que les jeunes n’ont pas vu un tel millésime « depuis 2002, voire 1997 ». Les moins jeunes évoquent 1993 et 1992, ceux qui ont un peu plus d’expérience « n’hésitent pas à dire que c’est un mélange de 1987 et 1984 » et les plus anciens se réfèrent à 1977, 1972, voire 1963. Ou l’art de savoir relativiser.
A Margaux, Frédéric de Luze, propriétaire du cru bourgeois Château Paveil de Luze, confirme après une discussion avec son père qu’il faut bien remonter aux années 70 pour retrouver des situations similaires à cette année viticole. Heureusement, la viticulture a beaucoup changé depuis, se dotant« de moyens de plus en plus précis, permettant de mettre en oeuvre des conditions optimales pour produire des vins de qualité. » Même en cas de très grosse pression des maladies. « Au Paveil, la vigne est soignée avec frénésie par le responsable Stéphane Fort et nous avons engagé tout ce qui était possible pour protéger le vignoble. C’est une visite quotidienne des parcelles qui a fait que nous étions prêts pour vendanger une dizaine de jours avant ce qui était prévu et avons pu anticiper la pression du botrytis. »
A propos de la virulence du champignon, Christian Hostein, le chef de culture de Château Talbot (Saint-Julien), grand cru classé en 1855, confie que certains ont parlé de « génération spontanée. » Quant à la « funeste » coulure, elle n’avait pas autant impacté le volume de récolte depuis 1984. « Le vigneron est souvent pessimiste et puis, à la fin des vendanges, quand toute sa récolte est rentrée, un grand sourire illumine sa face et d’un seul coup efface les affres de l’attente. Il est récompensé de ses efforts. Cette année, pas de sourire, nous avons péché par orgueil et nous avons cru jusqu’à fin septembre que la récolte, sans être grasse, serait correcte. »
Même constat à Château Sénéjac (cru bourgeois, Haut-Médoc) où le directeur technique, Damien Hostein, estime qu’après les travaux en vert, « on se rassurait à tort en contemplant ces grappes de cabernet sauvignon qui paraissaient deux fois plus généreuses que les merlots. Cet excès d’optimisme mal venu fut vite effacé dès les premières parcelles de cabernets vendangées. » Après un temps froid et des dizaines millimètres de pluie lors de la floraison, « les merlots étaient coulés et les cabernets sérieusement atteints » et seule restait sur pied l’équivalent d’une grosse demi-récolte. Tout récemment, quand le travail au vignoble a repris, souhait était fait d’« un 2014 plus généreux. »
Ce vœu est partagé par le propriétaire de Château Rouillac » (Pessac-Léognan), Laurent Cisnerot. Si les sourires sont revenu une fois les assemblages effectués, « considérant que la vie de vigneron est ainsi faite, de hauts et de bas, mais toujours de passion », la rareté de ce millésime est préoccupante. « Nous avons travaillé de façon acharnée toute l’année pour voir seulement quelques précieuses barriques se reposer dans notre chai d’élevage, ce qui nous donne un sentiment d’inachevé qu’il nous faudra toutefois assumer, travaillant sans relâche déjà le futur millésime qui nous redonnera, nous l’espérons, le souffle nécessaire. »
Epuisant 2013. Un surprenant numéro selon Jean-Francis Pécresse, propriétaire de Château Canon Pécresse à Fronsac. « Il est comme ces élèves qui ne devaient pas décrocher leur baccalauréat et qui l’obtiennent à la surprise générale. Certes pas avec les félicitations du jury mais avec tant de mérite que cela leur vaudrait bien une mention. Oui, il revient de loin ce millésime, mais cela nous rend d’autant plus fiers du résultat obtenu. Et, après tout, pourquoi ne marcherait il pas sur les traces de ces aînés injustement méprisés devant lesquels, dix ans, vingt ans plus tard, les contempteurs les plus sévères ont si souvent fait amende honorable ? »
Au Château Marquis de Terme (Margaux), on s’en souviendra aussi. Ludovic David, le directeur général de ce grand cru classé 1855, la caractéristique du millésime est d’être « inoubliable de complexité » dans son élaboration. « Avec bientôt 25 ans de vinifications en France, à Bordeaux, à Pomerol, à Saint-Emilion, à Margaux, en Afrique du Sud ou en Californie, je n’avais jamais connu une telle difficulté d’appréhension des vendanges. Une quadrature du cercle à résoudre, une équation à multiples inconnues où l’objectif reste cependant irrémédiablement le même, élaborer un grand vin. » La liste des difficultés rencontrées cette année est selon lui « bien longue et parfois pathétique », le très faible rendement, imputant l’équilibre économique, est « d’un autre siècle » et les mots “sélection” et “rigueur” ont «rarement eu autant de sens. »
Si la complexité à vinifier ressentie par tous ne préjuge en rien du résultat, la météo a bien fait des dégâts côté rendement. Pas moins d’un million d’hectolitres manquent à l’appel au total en Gironde. Si l’on y ajoute les sélections sévères pratiquées au chai, on peut imaginer les faibles quantités qui seront proposées par les grands crus. On se consolera en apprenant que les blancs, secs ou liquoreux, tirent superbement leur épingle du jeu. « Le millésime 2013 est, comme tous les millésimes tardifs, propice à l’élaboration de très grands vins blancs », rappellent Eric et Philibert Perrin, propriétaires du grand cru classé de Graves Château Carbonnieux. Que les amateurs ne l’oublient pas.