En soi, Marionnet est une expérience. Avec son élégance des années 70, il est absolument parfait, complètement décalé. Un type long et sec, un sourire de crooner, la mèche bien plaquée, ses convictions à la boutonnière, l’œil bienveillant et rieur. Au creux de l’hiver, dans sa campagne humide, les bosquets décharnés et les haies à trous, il a la difficile mission de vous enthousiasmer. Pourtant, dans une ouate de saison, la plaine est désespérante et si vous avez fait le trajet jusque là, c’est que vous avez une bonne raison. Les corbeaux, eux, volent à l’envers.
Henry Marionnet est un inventeur. Au contraire de tout le monde et depuis le début de son épatante carrière, il a développé des théories et les a mises à l’épreuve du réel. Ce n’est pas un bavard, pas plus un « communicant ». C’est un garçon simple qui a hérité de la terre de son père après moult péripéties — le vieux n’était pas facile, facile — et qui a propulsé son vin tout en haut de l’affiche préférée des amateurs, le tout sans convoquer la cour et la campagne à tout bout de champ. Non. Marionnet n’a eu pour seuls ambassadeurs que son vin, ses vins, ses idées, ses expériences réussies. Encore fallait-il s’intéresser, aller à lui puisqu’il ne faisait pas le voyage. Beaucoup l’ont fait, ont assuré sa gloire, j’arrive le dernier.
Nous sommes à Soings-en-Sologne à vingt kilomètres de Blois. L’extrême est de l’appellation Touraine. Là, Henry Marionnet et son fils Jean-Sébastien (c’est lui, le chef maintenant) exploitent 60 hectares de vignes. Mais les Marionnet sont joueurs. Six de ses hectares sont plantés en vignes dites franches de pied. C’est-à-dire sans porte-greffe, comme autrefois, comme avant la grande crise du phylloxéra. 10 % de son vignoble est assis sur un volcan. Éteint, certes, mais capable de se réveiller à tout moment. En général, il faut huit à dix ans au phylloxéra pour repérer la bonne affaire et détruire les « francs de pied ». Pas chez lui. À quoi ça rime de prendre des risques pareils ? On l’écoute : « J’ai voulu comprendre ce que buvaient nos aïeux, ceux du XIXe siècle. À la quatrième feuille (au bout de quatre ans, NDLR), c’était clair. C’est une classe au dessus à tous égards. Complexité, matière, arômes, une race éclatante. J’aimerais planter mes 60 hectares comme ça, mais je ne peux pas faire courir le risque à ma famille de voir tout mon vignoble ravagé. C’est notre seul gagne-pain. »
Dans le même ordre d’idées et depuis 1990, il a créé une gamme de vins sans soufre ajouté qu’il a nommé Première vendange. Sur l’étiquette, il n’y a pas écrit « contient des sulfites ». Mon Dieu, ce rebelle. Nous en rions. Il ne dira pas ses secrets. Pas directement, merci de comprendre. Nous comprenons surtout que le chai est un modèle de propreté et lui, un bourreau de travail. Il n’y a pas de secret, finalement. Il dit : « Faire du sans–soufre est un gros risque. Il faut vraiment maîtriser la vinification si on ne veut pas être obligé de tout mettre à l’égoût. La loi impose d’étiqueter à partir de 10 mg/l de SO2 total. La quantité de soufre issue de la vinification oscille entre 0 et 3 milligrammes. Si il y en a plus, c’est que le vigneron en a ajouté. Nous avons plus de vingt ans d’expérience, je sais de quoi je parle. La différence entre vinifier avec du soufre ou sans, c’est que sulfiter fait que seules les levures les plus résistantes travaillent. Quand on ne sulfite pas, toutes les levures travaillent. C’est ce qui donne cette profondeur et cette complexité supérieures. »
Pour autant, le vignoble des Marionnet n’est pas mené en bio. N’est plus mené en bio, en fait. Le père d’Henry Marionnet pratiquait une viticulture bio intégrale, il travaillait « au cuivre et au cheval », c’était il y a très longtemps et quand Henry a finalement repris les rênes du domaine, il a mis un terme à cette pratique. Quelle mouche a bien pu le piquer ? « J’ai été obligé d’arrêter parce que les sols étaient gorgés de cuivre. Encore maintenant, après tant d’années, le problème n’est toujours pas réglé, c’est le plus dangereux de tous les produits, il met un siècle à disparaître. » On ne l’entrainera pas sur ce sujet douloureux, on pourrait, on ne le fera pas. Marionnet est un type sérieux, il sait ce qu’il fait et pourquoi il le fait, mais il veut parler, il insiste : « J’ai besoin d’avoir de beaux raisins pour faire de beaux vins, s’il le faut, je traite pour protéger ma vigne. Mais je traite a minima. » Jamais avare d’un contre-pied, Marionnet et ses vins ne connaissent pas le bois, « je ne fais pas du vin avec des glands », ah, ah, ah. Encore plus en travers de la route principale, il dit : « Les jeunes vignes donnent les meilleurs vins. Entre la 4e et la 6e feuille, c’est là que le vin est à son meilleur. Je le constate, mais je ne sais pas pourquoi. »
Henry Marionnet fait partie d’une génération d’agriculteurs qui travaillait avec le portefeuille sur la fesse droite, il livrait quand il avait de l’argent et voilà. « C’était simple, avant. On se tapait dans la main, je repartais avec un chèque et j’envoyais mes vins. La vie était bien réglée. » On voit dans le regard de son fils comme un éclat nostalgique, il éclate de rire, c’est un commentaire explicite. Pour autant, la vieille règle enseignée par son père — une récolte à la vigne, une autre à la cave et une à la banque — n’a jamais fonctionné et même s’il a beaucoup réduit son endettement, il conserve des souvenirs d’un travail acharné et épuisant. Quand il partait livrer les restaurants parisiens chaque samedi dans sa camionnette, « il fallait ranger les caves pour mettre mes cartons. Les restaurants me prenaient 500 bouteilles chaque samedi, maintenant, c’est quatre fois moins. »
Jean-Sébastien acquiesce et ce n’est pas par complaisance familiale ou excès de considération pour ce père étonnant. Lui, il ne vit pas comme ça. Lui, il est né avec l’idée de la gestion et il a découvert l’enfer de l’administration. Comme c’est un garçon mesuré et qu’il n’aime pas les conflits, il parle plutôt de « complexité réglementaire ». Mais on comprend aussi. Il a 37 ans, c’est lui le patron, il emploie douze personnes et il a déjà compris beaucoup des choses qui régissent le monde du vin. Comme il n’a pas sa langue dans sa poche, c’est très rafraîchissant. Morceaux choisis :
- « Je n’ai pas besoin d’œnologue. Nous sortons 500 000 bouteilles par an et tout nous passe entre les mains. »
- « Le marché est à Paris. Un restaurant ici me prend 120 bouteilles par mois. À Los Angeles, c’est 36. On a la chance d’être demandé et d’être pas loin. »
- « La mode récente du sans-soufre nous plombe. Nous pratiquons le sans-soufre depuis 1990. Ce qui nous permettait un discours innovant et vendeur. Aujourd’hui, ma cuvée Première vendange est toujours sans soufre, mais je ne le dis plus. Les restaurants ne veulent plus de vin sans soufre. À part une dizaine de vinaigreries où je ne mets pas les pieds de toute façon. »
- « Les francs de pied ou le sans-soufre, on le fait pour améliorer la qualité du vin, pas pour être à la mode. On trouve que le sans-soufre, c’est meilleur. Nous en produisons 500 hectolitres par an. 60 000 bouteilles. T’en connais beaucoup, toi, des gens qui sortent 60 000 bouteilles de vin vraiment sans soufre ? »
Euh… Non, je n’en connais pas. Et force est de constater que les vins sans soufre de Marionnet sont absolument délicieux et que nous n’en avons jamais goûté un seul qui soit abîmé. Alors, c’est quoi le secret des Marionnet ?
Les prix des vins de Henry Marionnet
La propriété des Marionnet s’appelle le Domaine de la Charmoise, en appellation Touraine.
C’est sous ce nom qu’est commercialisé le premier prix de la maison, autour de 8 euros. Première Vendange, le vin sans soufre ajouté, coûte entre 10 et 11 euros. Les vins issus de ceps francs de pied s’appelle Vinifera et sont commercialisés autour de 14 euros. Les vins issus de vignes pré-phylloxériques (environ 150 ans d’âge) valent 49 euros et sont baptisés Provignage.
Ou comment se faire très plaisir avec peu d’argent.
Nicolas de Rouyn
Photos : Armand Borlant