Itinéraire d’un enfant du siècle

Parvenu très jeune à la tête du domaine Méo-Camuzet, propriété familiale historique de Vosne-Romanée, Jean-Nicolas Méo a su imposer pour ses climats et ses vins une vision originale et inspirée de l’expérience de grands anciens au moment même où de grands bouleversements secouaient sa région et la planète


Retrouvez cet article dans En Magnum #38. Vous pouvez l’acheter en kiosque, sur notre site ici, ou sur cafeyn.co.


Il a gardé l’allure juvénile et élancée qui était la sienne quarante ans plus tôt lorsqu’il a pris en main la destinée d’un domaine historique de Bourgogne. Son regard est demeuré empreint de curiosité et d’amusement, comme s’il continuait de découvrir cet univers si particulier dont il est aujourd’hui un acteur important. Là où beaucoup d’autres affichent sans sourciller des convictions et des certitudes, Jean-Nicolas Méo, qui veille sur le prestigieux domaine familial Méo-Camuzet, regarde avec une fraîcheur vivifiante une région, un domaine, des hommes et des vins que l’on a souvent tendance à ranger dans l’immobilité intimidante des mythes. Il raconte : « En 1984, mon père, très direct, m’a demandé de reprendre la gestion du domaine familial. Il m’a dit : “Écoute, c’est ta décision. Si tu ne veux pas, on vendra”. Il a été un peu surpris que je lui demande une semaine de réflexion. J’avais 20 ans et, honnêtement, je n’avais jamais vraiment envisagé cette possibilité. Mais même si c’était un choix un peu compliqué, il s’est finalement imposé. Je me suis dit que l’on ne pouvait pas laisser partir ce domaine, c’était impensable ». Dans l’histoire de ce domaine, tout est affaire d’engagement. Celui d’abord d’une famille paysanne de Bourgogne, les Méo, envers le mérite républicain et ses devoirs. L’arrière-grand-père de Jean-Nicolas fut instituteur, son grand père ingénieur des ponts et chaussées et son père Jean, polytechnicien et ingénieur du Corps des mines. Jean sera plus tard élu membre du Parlement européen et siégera au Conseil de Paris. L’engagement aussi de l’autre grand nom du domaine, Étienne Camuzet, pour sa région, son village de Vosne-Romanée et l’extraordinaire domaine qu’il composa. Maire de Vosne, inoxydable député de Côte-d’Or pendant le premier tiers du siècle dernier, Étienne Camuzet fut un infatigable propagandiste du vignoble bourguignon, jusqu’à racheter le château du Clos Vougeot et les vignes qui y étaient directement rattachées. À la fin de la guerre, il transmettra le château à la Confrérie du Tastevin, puis son domaine à sa fille. Celle-ci n’a pas d’enfants, mais un neveu, Jean Méo, à qui elle lègue ce qui deviendra le domaine Méo-Camuzet, particulièrement bien doté en vignes à Vosne et Vougeot. Pendant toutes les années 1960 et 1970, le grand commis de l’État Jean Méo assume les premiers rôles dans la vie publique. Comme Camuzet et comme sa tante, il poursuit le système traditionnel des métayers, qui gèrent pour lui une partie du domaine. Parmi les cinq métayers en place, l’un d’eux, Henri Jayer, devient bientôt légendaire : « Avec la menace de l’impôt sur la fortune (mis en place par le gouvernement Mauroy en 1982, NDLR) et la remise en question du statut de métayage, mon père a pensé que si les métayers réclamaient des baux en fermage, nous serions imposés à l’ISF, rendant la gestion du domaine difficile. Cela correspondait à une tendance générale. Les domaines familiaux, souvent gérés à distance, étaient soit repris par la famille, soit vendus », constate Jean-Nicolas Méo.

Succéder à Henri Jayer
En 1984, la décision que lui demande de prendre son père engage une vie entière. Il va accepter, mais veut finir ses études, obtenir un diplôme d’œnologie, passer une année aux États-Unis pour être prêt à reprendre le domaine. Partiellement seulement, puisque quatre métayers sur cinq sont encore en activité. La famille Méo a décidé de les laisser en place jusqu’à leur retraite. « Henri Jayer fut le premier à s’arrêter. Nous avons commencé en 1989 avec ses vignes et celles de Christian Faurois, le plus jeune des métayers, devenu mon bras droit pendant trente ans. Quatre hectares et demi en tout, ce qui m’a permis d’apprendre progressivement le métier. Les autres baux se sont libérés en 1991, 1996 et 2008 pour le dernier. Cela s’est fait par étapes. Au début, nous avions les bâtiments, rien d’autre. Nous n’avions ni sécateur, ni tracteur, ni personnel. Il a fallu investir et constituer l’équipe. Ces premiers hectares étaient des vignes magnifiques, qui restent encore aujourd’hui au cœur du domaine. J’ai eu la chance de débuter avec un excellent millésime. En même temps, cela a créé une exigence personnelle, car après un millésime aussi facile et réussi, je me suis dit qu’il n’y avait pas de raison de ne pas reproduire cette qualité chaque année. » Le jeune citadin ouvert aux enjeux et au monde de son époque doit composer avec Henri Jayer, archétype du vigneron bourguignon, empirique et déjà mythique. « J’étais très jeune à l’époque. En voyant la nouvelle génération, que je trouve parfois un peu arrogante, je me dis que j’ai dû être pareil. Il y avait une différence importante de génération entre nous, Henri avait l’âge d’être mon grand-père. J’ai appris l’essentiel de lui, mais en même temps je me disais que c’était un homme du passé. Après notre première vinification, Henri a eu une phrase que je répète souvent. On goûtait les vins et ils étaient bons : “Tu vois, ce n’est pas difficile de faire des grands vins”. Une phrase un peu définitive, surtout qu’il y avait cette légende noire autour de lui dans le village. À la fois admiré, redouté et un peu jalousé, on le soupçonnait d’utiliser des méthodes secrètes. Ce qu’il a voulu me dire ce jour-là, c’est qu’il n’y avait pas de truc spécial. Bien sûr, Henri était connu pour sa vinification, mais c’était aussi un excellent viticulteur. Il voulait me faire comprendre que tout repose sur le travail en amont et que la vinification n’est qu’une partie du processus. » Cela ne fait pourtant pas de Jean-Nicolas un élève confit dans une dévotion immobile : « Il était très conservateur dans le bon sens en ce qui concernait les vignes. Mais on voyait qu’il y avait des pratiques que l’on pouvait améliorer. Par exemple, il y avait des problèmes d’érosion que sa génération n’a pas bien gérés. Concernant la qualité de la vendange, comme le tri des vendanges vertes, il ne voulait même pas en entendre parler. Sa génération avait vécu des récoltes difficiles et maigres. Pour eux, écarter des raisins était inconcevable. Pourtant, avec un regard neuf, il était évident qu’il fallait le faire. »

« En Oregon, beaucoup se focalisent sur la maturité phénolique. Or viser cette maturité pour obtenir quatorze ou quinze degrés d’alcool, avant de les diluer avec de l’eau, cela n’a pas de sens. Il faut accepter que tout ne soit pas parfait. »

La Bourgogne par temps forts
À la fin des années 1980, la Bourgogne viticole vit une véritable révolution culturelle. Jayer et quelques rares autres sont des arbres, certes légendaires, qui cachent une forêt de vins bricolés et sans substance. Une nouvelle génération de vignerons bien formés et ambitieux prend conscience qu’il faut repenser concepts et méthodes. « Le système était à bout de souffle et il y avait un traitement pour chaque problème. Les insecticides provoquaient ce que l’on appelait des inversions de flore ou de faune, tuant tout sauf certaines espèces qui se mettaient à proliférer. Pendant une bonne partie des années 1990, nous avons travaillé à rétablir un équilibre », explique Jean-Nicolas qui, cependant, demeure pratiquant jusqu’à aujourd’hui d’une viticulture « raisonnée ». « Bien sûr, j’ai ressenti à l’époque l’influence des débats et des chapelles. J’ai été profondément marqué par Henri et je pense que nous partagions les mêmes goûts. Il y avait une vraie gourmandise dans ses vins et je n’ai pas cherché plus loin. Sa vinification me plaisait toujours. Quand j’ai aimé ce que Henri m’a proposé, je me suis demandé pourquoi aller ailleurs. Ses vins étaient soyeux, avec une belle couleur et de la profondeur, tout en étant plaisants et séduisants. » Si l’aventure commence au cours de cette décennie 1990 avec de grands changements internes, elle se poursuit dans des temps pareillement troublés où les bouleversements ne se limitent pas à la seule Bourgogne, mais à la planète tout entière. « J’ai beaucoup appris, même si ce que j’ai acquis ne sert pas toujours », confie-t-il, non sans humour. « Chaque année, avec le dérèglement climatique, nous faisons face à de nouveaux problèmes. C’est important de prendre du recul, de reconnaître que les problématiques évoluent, qu’elles méritent d’être respectées. J’essaie d’être plus attentif aux détails, tout en gardant une certaine distance, car la nature s’exprime et parfois, nous ne pouvons pas lutter contre elle. C’est simplement impossible. » Trente-cinq ans plus tard, Jean-Nicolas Méo veille sur une particularité bourguignonne, l’un de ces beaux domaines familiaux encore préservés des appétits nationaux et internationaux, symbole actif de la magie des grands terroirs de la Côte et du génie de ses cépages, pinot noir en premier lieu, pour y développer une personnalité unique. Le domaine s’étend aujourd’hui sur 14,5 hectares en exploitation directe dont, pour les grands crus, trois hectares en clos-vougeot (situés près du château, dans la partie haute du clos), 35 ares en richebourg, 44 ares en échezeaux (climat Les Rouges du Bas), sans oublier, seule incursion en côte de Beaune, 45 ares à Ladoix-Serrigny, en corton (climats Clos Rognet, Les Perrières, La Vigne au Saint). S’y ajoutent des premiers crus de Vosne-Romanée (climats Aux Brûlées et Les Chaumes ainsi qu’un tiers de l’hectare du Cros-Parantoux, le reste appartenant à Emmanuel Rouget, le neveu d’Henri Jayer) et des premiers crus de Nuits-Saint-Georges (Aux Boudots, Aux Murgers) qui donnent des expressions proches des vins de Vosne. Outre des appellations communales, un seul blanc complète ce tableau bien doté, issu du clos Saint-Philibert, soit trois hectares et demi de chardonnay plantés sur les hauteurs de Flagey, au-dessus des Échezeaux et de Clos Vougeot.

La maîtrise du vivant
Jean-Nicolas, avec l’appui de ses deux sœurs, complète cette gamme « domaine » depuis deux décennies avec une offre de vins disponibles sous le label Méo-Camuzet Frères et sœurs. Des vins de négoce, mais avec un suivi complet de la viticulture et des vendanges par les équipes du domaine, comme les excellents chambolle-musigny, nuits-saint-georges et fixin. Autre escapade, aussi enrichissante que savoureuse, la création d’un petit domaine en Oregon en partenariat avec Jay Boberg, un ami américain, baptisé simplement Nicolas Jay. L’enfant gâté s’est mué en vigneron entrepreneur et en Bourguignon enraciné. Son épouse, ses enfants et lui-même vivent dans la maison attenante au domaine, au cœur du village de Vosne-Romanée et le regard qu’il porte sur les enjeux de son métier, de sa région et de ses vins, est aussi attentif et étayé par une riche expérience qu’il est loin d’être impérieux. À rebours de pas mal d’autres dans le vignoble, ses constatations sont d’autant plus précieuses qu’il ne cherche pas à les imposer. Ainsi, sur le sujet fondamental des sols, il ne refuse pas le concept très à la mode de « sol vivant », en remarquant humblement qu’il « nous manque encore des connaissances scientifiques pour mesurer réellement cette vitalité du sol ». Concernant le labour, il n’est pas sûr de son efficacité. « Peut-être ouvrons-nous trop les sols. Avec le réchauffement climatique, il serait souhaitable d’implanter des cultures qui stockent du carbone et favorisent la vie du sol, par le biais de couverts végétaux, qu’ils soient introduits ou naturels. C’est là où nous en sommes aujourd’hui. Il faut aussi garantir la vie de la vigne et les rendements. Un couvert végétal total peut déprimer la vigne, entraînant une réduction des rendements de trois à quatre fois. Nous parlons souvent de souffrance animale, mais il y a aussi celle des plantes. Nous avons fait une expérience il y a quelque temps avec une vigne difficile à travailler. Lorsque nous avons laissé l’herbe pousser, la vigne a commencé à dépérir. Le défi réside dans le contrôle de ce qui pousse sous les ceps. Nous ne pouvons pas laisser des herbes de cinquante centimètres ou un mètre de haut se développer, la concurrence pour la vigne est trop forte et le climat humide que cela engendre autour des raisins n’est pas bénéfique. » Pragmatiquement, ou plutôt empiriquement, à la bourguignonne, Jean-Nicolas se réjouit d’utiliser un nouvel outil : des disques avec des dents qui permettent de remuer la terre en surface. Tout en remarquant que la méthode a bien fonctionné en 2022, mais un peu moins en 2023. Son regard sur le réchauffement climatique est tout aussi contrasté : « Il a été bénéfique jusqu’en 2015, sans observer de réelle progression jusqu’à cette date. Cependant, depuis 2015, nous n’avons pas connu de millésime froid. Au contraire, nous avons enchaîné record sur record. J’ai vraiment l’impression que l’Europe se réchauffe plus rapidement que le reste du monde. J’ai commencé il y a dix ans en Oregon, pensant que c’était un endroit plus chaud que la Bourgogne. C’est désormais l’inverse. En termes de saisons globales, la situation a complètement changé ».

La quête de la maturité
Ces bouleversements ont eu comme conséquence majeure de transformer la problématique de la maturité du raisin, longtemps fondée sur le manque et aujourd’hui sur le trop-plein. « Les deux millésimes 1989 et 1990 avaient une maturité assez élevée, ce qui me paraissait normal puisque je n’avais rien connu d’autre. Mais sur des millésimes plus difficiles, comme 1991 ou 1993, on se demande pourquoi on n’atteint pas une maturité similaire. C’est souvent dû à des raisins encore verts, au besoin de trier et à d’autres facteurs. La faiblesse des raisins nous poussait à chauffer les vendanges ou à faire des interventions qui n’étaient pas nécessaires. À l’époque, il y avait des correctifs et des « recettes » pour compenser le manque de maturité des raisins. Ces pratiques n’ont plus leur place aujourd’hui. Cela dit, les débats autour de la maturité phénolique m’ont parfois fait sourire, car on ne l’obtient pas souvent. Il est rare que tous les critères de maturité soient alignés en même temps. En Oregon, beaucoup se focalisent sur la maturité phénolique. Or viser cette maturité pour obtenir quatorze ou quinze degrés d’alcool, avant de les diluer avec de l’eau, cela n’a pas de sens. Il faut accepter que tout ne soit pas parfait. C’est l’histoire et la singularité du millésime et il faut s’y adapter. Pour nous, le défi chaque année est de décider du moment idéal pour vendanger, en cherchant le meilleur équilibre, afin d’obtenir des raisins sains et concentrés. Cela nous permet d’éviter la tentation de recourir à des procédés œnologiques pour renforcer nos vins. Ainsi, le moins d’intervention possible devient une source de motivation. C’est ce qui nous permet d’atteindre une certaine authenticité qui reflète le millésime, le raisin, le terroir et le travail accompli. » Issu des principes de l’éraflage intégral que pratiquait systématiquement Jayer, Jean-Nicolas a néanmoins expérimenté les vendanges entières sans pour autant se ranger à la méthode, sauf pour le corton-perrières. « C’est un peu une caricature de corton, assez droit, un peu mince, austère et tannique en finale. Cette vigne, que nous avons acquise en 2009, avait un caractère différent. Pour ce vin, j’égrappe complètement et j’ajoute des rafles. Je ne préfère pas utiliser des grappes entières, car je n’aime pas ce côté de macération qui peut donner des saveurs de fraises des bois trop prononcées. » Pour caractériser le style de ses vins, Jean-Nicolas Méo parle d’un alliage de « concentration et finesse, offrant ainsi une véritable présence en bouche tout en favorisant la complexité et la délicatesse. C’est une puissance qui ne se manifeste pas de manière évidente. Pour moi, il est essentiel d’être dans ce registre, car la texture du vin en bouche est primordiale. Il est également important de garantir ce suivi, cette finesse, et une finale qui perdure, permettant d’explorer une variété de sensations. Ce caractère caressant favorise le plaisir avant même l’analyse. En ce qui me concerne, la vinification en raisins entiers me semble plus intellectuelle que sensuelle. Sur l’élevage, Henri utilisait systématiquement des fûts neufs, ce qui donnait un côté un peu lourd. Aujourd’hui, c’est plus raisonné, à peu près 30-40 % sur les villages, et parfois jusqu’à 50 % pour ceux qui sont bien concentrés. Pour les premiers crus, on se situe entre 60 et 65 %, et pour les grands crus, c’est entre 80 et 100 %. Mon expérience dans le négoce m’a également aidé à comprendre l’importance de trouver un équilibre. Il y avait des vins pour lesquels nous faisions tout correctement, mais qui ne supportaient pas le fût neuf. »

« Nous avons réduit la pression tout en trouvant un compromis avec l’opposition classique entre l’exploitant et les ayants droit. Cela a créé une atmosphère où tout le monde travaille dans le même sens. Aujourd’hui, et à terme, cela peut encore rester un projet familial. »

Attentif à la France
Quand il est arrivé au domaine, faire profession de vigneron et produire des vins de Bourgogne ne semblaient être une perspective très excitante pour personne. Aujourd’hui, la Bourgogne et ses pinots noirs sont quasiment devenus un trésor national, avec en contrepartie des tarifs jugés exorbitants par de nombreux amateurs, et de surcroît une double inaccessibilité, qu’il s’agisse de visiter les domaines ou d’accéder à des crus célèbres. Ce péché d’arrogance, qui finit souvent par se payer très cher pour les vignerons et les vignobles qui y ont succombé, menace la Bourgogne. Jean-Nicolas Méo en est-il conscient ? Il souligne d’abord les côtés positifs de l’évolution. « Le grand changement des vingt dernières années, c’est que tout le monde a trouvé sa place, et la hausse des prix a tiré tout le monde vers le haut. Pour les clients traditionnels, ce discours peut être un peu difficile à accepter, car ils ont l’impression de voir une baisse de gamme. Cependant, cela montre que l’ensemble de la Bourgogne a progressé, et que ces appellations ont également leur chance. C’est un point positif. Néanmoins, nous sommes un peu victimes de notre succès. Il y a eu une forme d’emballement et il est difficile d’y résister. Il est humain de se dire que si son voisin augmente ses prix, pourquoi pas soi-même. Cela devient problématique, surtout lorsqu’un certain nombre de viticulteurs vendent leur vin à des prix très élevés. On se demande alors si c’est le bon choix stratégique pour l’entreprise, d’autant que chacune doit suivre sa propre stratégie. La seule chose que l’on peut peut-être faire ensemble, c’est de rester attentifs à notre marché domestique. Je ressens cela fortement, ayant vécu un certain temps aux États-Unis. La proximité culturelle et les échanges que l’on peut avoir avec des Français ou des Européens sont vraiment uniques. Lorsque l’on crée un produit culturel dans lequel on investit une part de soi, pouvoir le partager avec des gens qui, presque instinctivement, comprennent notre démarche, c’est extrêmement important. » De ce constat lui est venu l’idée de tisser un lien plus solide avec ses clients et de compléter une ligne de crus rares et chers par une activité de négoce. Même si la réalité bourguignonne le rattrape. « C’est une vision complexe car nous cherchons à exercer un certain contrôle. Notre véritable atout réside dans notre capacité à nous rapprocher au maximum de ce que nous produisons avec nos propres vignes. Il est donc essentiel d’assurer au moins les vendanges et la vinification. Cela dit, ce n’est pas si simple, car, dès les vendanges, il y a des considérations logistiques à prendre en compte, ainsi que la question du tri. Chacun doit contribuer à cet effort. Comment s’organise ce tri ? Qui en supporte les coûts ? Est-ce le négociant qui s’en charge ou est-ce le vigneron qui doit payer pour cela ? Le vigneron sait pertinemment que, même en faisant des efforts pour produire des raisins de qualité, il ne peut pas mettre 100 % des raisins dans la cuve. À un moment donné, il est impératif de sélectionner uniquement les raisins qui doivent y entrer. »

Le monde du pinot noir
Le négoce se limite aujourd’hui à quelques crus bien choisis, véritablement réalisés en partenariat avec les vignerons. Le développement de l’entreprise, s’il existe, doit passer par d’autres chemins, pas faciles à défricher. « Non seulement le prix des vignes en Bourgogne est très élevé, mais il y a également le problème de la transmission. La propriété est quelque peu bloquée et le négoce n’est pas simple non plus. Il y a aussi la question de la croissance à maîtriser. J’ai pu le constater au fil de mon expérience, il est crucial d’adopter une approche graduelle si l’on souhaite maintenir un certain niveau d’exigence et de qualité. Avec une telle exigence, la croissance devient évidemment compliquée. Il y a quelques années, mes installations étaient saturées ; aujourd’hui, c’est un peu moins le cas. Cependant, si je veux m’agrandir, il me faudra changer de site, ce qui représente un grand pas à franchir. » L’aventure en Oregon, qu’il a commencé en 2014, vient de « cette envie de démarrer un projet à partir de rien ». Bien sûr, la donne est là-bas bien différente : « Nous ne faisons pas face aux mêmes limites physiques en ce qui concerne les vignes, l’approvisionnement, etc. La croissance y est plus naturelle et beaucoup moins entravée qu’ici, en grande partie pour des raisons géographiques ». Le point commun entre Oregon et côtes de Nuits est bien sûr le pinot noir, qu’il estime capable de résister à toutes les modes comme à tous les bashing. « Ce sont souvent la standardisation ou la caricature qui déclenchent ce genre de phénomène. Le pinot, en revanche, présente une telle diversité ! Il est à la fois le reflet du terroir, des hommes et des méthodes de vinification, ce qui limite le risque de lassitude. L’Oregon est comparable à la Bourgogne car il produit des vins très différents les uns des autres. Dans des régions où le vin reflète à la fois le climat et les vignerons, le pinot permet cette diversité, offrant des vins qui peuvent parfois sembler opposés. Par exemple, si l’on compare le même vin de 2020 à celui de 2021, il y a de quoi être surpris. Le risque réside donc dans une attitude générale, avec des prix trop élevés, une perte de connexion avec notre marché, et peut-être un sentiment d’arrogance, que nous avons adopté insidieusement. Il sera peut-être nécessaire de retisser des liens avec notre clientèle, et c’est cela, notre véritable travail. »
Trente-cinq ans après une arrivée sur la pointe des pieds, Jean-Nicolas Méo s’est installé dans le paysage des grands de Bourgogne et peut commencer à penser à sa succession. Le domaine historique n’est pas plus à vendre qu’à l’époque d’Étienne Camuzet ou celle de Jean Méo, l’engagement familial demeure aussi fort qu’il l’a toujours été. « Nous avons en partie résolu le problème en faisant entrer un investisseur dans le domaine, tout en conservant la majorité au sein de la famille. Cela a permis de réduire un peu la pression tout en trouvant un compromis avec l’opposition classique entre l’exploitant et les ayants droit. Cela a créé une atmosphère où tout le monde travaille dans le même sens. Aujourd’hui, et à terme, cela peut encore rester un projet familial. Nous avons beaucoup appris ces derniers temps et je pense que cela se prépare bien, même si ce n’est pas une garantie absolue. Nous travaillons activement sur le projet familial et sur la place que le domaine occupe dans celui-ci. Je ne sais pas ce que l’avenir leur réservera, mais en tout cas, mes trois enfants sont tous attachés au domaine, ayant grandi ici. J’espère qu’ils s’entendront bien. Nous allons essayer de créer des conditions propices au dialogue. Je suis conscient que ce processus est délicat et qu’il demande du temps. Mais j’ai déjà transmis 75 % de ce que je voulais partager, ce qui est déjà un bon progrès. »

À lire aussi