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Débarrassé de sa caféine, un café est-il toujours un café ? Un lait écrémé ou sans lactose est-t-il toujours du lait ? Si ces usages sont admis par les consommateurs, qu’en est-il du vin dépouillé d’une partie de son alcool. Est-il toujours du vin ? Et peut-on toujours qualifier de « vin » cette boisson dont la teneur en alcool a été diminuée ou ramenée à zéro ? Ce vin désalcoolisé est devenu un sujet pour le monde du vin qui se pose la question de la pertinence technique, économique et lexicale de cette boisson. Une question depuis longtemps tranchée par les brasseurs et leurs clients. Après des essais peu convaincants il y a déjà un siècle, l’époque moderne a vu l’arrivée et le développement des bières sans alcool. Ces bières de consommation courante sont aujourd’hui unanimement reconnues comme des bières. Certes, elles ne représentent qu’une proportion infime du marché mondial de la catégorie, mais cela équivaut à des volumes colossaux. De quoi donner des idées aux vinificateurs, compte tenu de la situation actuelle du vignoble français.
La loi du moins fort
Le législateur a récemment établi deux catégories distinctes : celle des vins désalcoolisés et celle des vins partiellement désalcoolisés. Deux catégories ? On va le voir, ce n’est pas si simple. Il est en effet déjà légalement possible de corriger la teneur en alcool d’un vin. Cette correction ne doit pas excéder 20 % du degré d’origine et n’a pas à être indiquée sur l’étiquette. En outre, le titre alcoolique du vin obtenu doit être d’au moins 9 %. Le degré alcoolique d’un vin partiellement désalcoolisé doit être supérieur à 0,5 % sans excéder le minimum requis par son décret d’appellation (par exemple 10,5 % pour un bordeaux supérieur, ou 11,5 % pour un saint-émilion grand cru). Attention, un vin reconnu par une AOP ou une IGP et qui souhaite garder son appellation ne peut être que « partiellement désalcoolisé ». Cette intervention doit d’ailleurs être prévue au cahier des charges de l’appellation. Un vin désalcoolisé est nécessairement un vin sans indication géographique (VSIG), dont le degré alcoolique ne peut excéder 0,5 %. Trois méthodes de désalcoolisation sont admises et peuvent être utilisées seules ou conjointement : la distillation ; l’évaporation sous vide partielle, notamment à l’aide de colonnes à cônes rotatifs actuellement en vogue ; le recours à des techniques membranaires, comme l’osmose inverse, utilisée aussi pour d’autres applications œnologiques. Mise en œuvre sur des moûts, elle permet d’enlever de l’eau et donc d’augmenter le degré alcoolique final.
Trois méthodes de désalcoolisation sont admises
et peuvent être utilisées seules ou conjointement :
la distillation ; l’évaporation sous vide partielle ;
le recours à des techniques membranaires,
comme l’osmose inverse.
Pas nouveau mais innovant
Les vins désalcoolisés peuvent donc être des produits très différents, entre vins alcoolisés dont le niveau d’alcool a été réduit ou vins dont l’alcool a été presque totalement supprimé. Dans chacune de ces deux situations, il s’agit bien de vins, obtenus « exclusivement par la fermentation alcoolique, totale ou partielle, de raisins frais, foulés ou non, ou de moûts de raisins », comme le précisent les textes réglementaires. La stratégie marketing de certaines marques n’arrange rien à la compréhension du problème. Par exemple, la marque Petit Béret propose des boissons qui ne contiennent pas de vin et n’en sont pas issus. Elles sont en effet composées de jus de raisin non fermenté, complété par certains additifs (arômes) qui ne sont pas autorisés par le codex œnologique. Sur ce marché en pleine effervescence, on trouve par ailleurs des boissons aromatisées à base de vin (BABV) dont le marketing peut sembler similaire à celui du vin. Elles doivent contenir au moins 50 % de vin et ce dernier a pu être désalcoolisé. Elles sont obtenues à l’aide d’additifs et selon des méthodes qui leur interdisent de se positionner en tant que vins. La plus célèbre des BABV est probablement la sangria. Les vins désalcoolisés ont déjà une longue histoire derrière eux. Il y a une cinquantaine d’années, Henri Margulis, universitaire toulousain, travaillait déjà à l’élaboration d’un vin sans alcool. Force est de reconnaître que le succès commercial ne fut pas au rendez-vous. Le phénomène n’est donc pas nouveau et, au cours des vingt dernières années, les œnophiles ont probablement déjà eu vent de vins partiellement désalcoolisés, tels ceux proposés par le domaine la Colombette, situé près de Béziers, où la famille Pugibet a acquis un vrai savoir-faire quant à la réduction de la teneur en alcool de certains de ses vins.
Le bon goût et les idées reçues
Dès 2005, en choisissant le bon cépage, son mode de culture, son itinéraire de vinification, les Pugibet ont réussi à proposer des vins à 11,5 % puis, très vite, à 9 % d’alcool. Avec pour idée de départ de revenir au goût des vins bus jusqu’au début du siècle précédent, soit des vins au degré alcoolique modéré, qui « gagnent en finesse, en buvabilité et élégance » quand ils perdent un ou deux degrés, « pour en boire plus et plus facilement ». Au-delà de l’accueil plutôt frais réservé par certains gardiens (autoproclamés) du temple à cette gamme baptisée Plume, le développement commercial de la marque a donné lieu à quelques surprises. Succès indéniable et durable, le produit n’a pas convaincu les jeunes générations : « Ce sont plutôt des gens âgés qui le consomment et qui ont l’habitude d’accompagner leurs repas de vins faciles à boire, avec lesquels on reste bien ». L’idée était pourtant bonne, puisque de récents travaux italiens, présentés par Maria Tiziana Lisanti à l’occasion d’Œnomacrowine 2023, précisent qu’une diminution limitée à 20 % de la teneur en alcool d’un vin rouge de degré élevé améliore la perception de sa qualité par le consommateur, pour un amateur comme un professionnel. En dépit d’une perte aromatique (essentiellement des esters fruités) constatée analytiquement, le vin partiellement désalcoolisé est préféré au vin d’origine.
Tout ça pour ça ?
Comme il s’agit de vins, il faut aussi se pencher sur la viticulture et sur la vinification qui précèdent cette diminution du degré alcoolique. En se posant cette question simple : à quoi bon rechercher une maturité du raisin (au moins en termes de degré alcoolique) pour enlever ensuite l’alcool obtenu ? Une conduite adaptée de la vigne et le choix de la date de vendanges permettent de réduire le degré alcoolique d’un ou deux degrés sans porter atteinte à la qualité du vin. Tout comme le recours à certaines souches de levures œnologiques (tant Saccharomyces cerevisiae que Lachancea thermotolerans) peut permettre de gagner un degré supplémentaire, voire deux. Là aussi, sans dégrader l’équilibre ni la qualité sensorielle du vin. Bien que significatifs, ces résultats restent toutefois insuffisants pour répondre à la tendance actuelle de vins désalcoolisés, dont la teneur en alcool a été ramenée en dessous de 0,5 %. Depuis une dizaine d’années, la demande s’est faite plus forte, en particulier en Norvège, aux États-Unis et aux Pays-Bas. Les jeunes consommateurs semblent aussi les plus attirés par ces produits. Selon une étude Sowine/Synat (2022), 44 % des consommateurs de boissons no-low, c’est-à-dire sans alcool ou avec moins d’alcool, ont entre 18 et 25 ans.
À quoi bon rechercher une maturité du raisin (au moins en termes de degré alcoolique) pour enlever ensuite l’alcool obtenu ? Une conduite adaptée de la vigne et le choix de la date de vendanges permettent de réduire le degré alcoolique.
Répondre à la demande
Si la mention « sans alcool » est évidemment plus compréhensible (et plus radicale) que la mention « avec moins d’alcool », le sujet est clivant et le marché très segmenté. Évolution notable, ces produits visent les « flexibuveurs » qui peuvent, au cours d’une même soirée, boire du vin et du vin désalcoolisé. D’ailleurs, l’International Wine & Spirit Record (IWSR) indique que 78 % des consommateurs de boissons alcoolisées consomment aussi des boissons désalcoolisées. Pour répondre à cette demande croissante, les Pugibet ont opté pour l’association de deux méthodes, l’osmose et la distillation sous vide. « Si l’on m’avait dit que l’on ferait du sans alcool et qu’en plus, on y prendrait du plaisir », s’étonne Vincent Pugibet. De son côté, après soixante essais, d’abord sur des petits volumes, puis sur une production conséquente, Laurent David au château Edmus, à Saint-Émilion, a choisi la distillation sous vide. « Nous avons 32 actionnaires, de 28 à 65 ans, qui aiment le vin. À un repas de fin d’année, une jeune femme m’a dit : “Je ne bois pas de vin car je suis enceinte. Il faudrait faire un grand vin sans alcool”. » Selon lui, les réactions de ses partenaires ont été à l’image des débats actuels. « “Absolument, il faut le faire !”, disaient les jeunes, quand les plus âgés pensaient que ce ne serait plus du vin. »
S’habituer au changement
« Le premier verre est déstabilisant. Il y a une sensation vineuse. Mais comme il n’y a plus l’alcool, cette molécule forte qui chauffe et fait que ça dure, il manque un composé essentiel », constate Laurent David. Comme d’autres, Vincent Pugibet et lui s’accordent sur le fait qu’enlever l’alcool d’un vin pose des problèmes. Notamment sur la conservation, mais aussi sur la nécessité de s’appuyer sur une « colonne vertébrale » afin de remplacer la structure et la chaleur données par l’alcool. Sur ce point, des solutions techniques sont possibles, en particulier pour les rouges. Le plus souvent, on leur ajoutera des sucres. D’autres, fidèles au codex œnologique, iront aussi du côté des gommes arabiques ou même des tannins. Au château Edmus, rétablir cette structure passe par un ajout de moût de raisins qui permet de remonter la teneur en sucres à douze grammes par litre. Cette teneur en sucre peut être beaucoup plus élevée encore chez d’autres producteurs. Quant aux capacités de conservation du produit, elles sont recherchées au château Edmus par un passage de la boisson dans un tunnel de pasteurisation, suivi par l’ajout de DMDC. Du dicarbonate de diméthyle, un additif alimentaire (E242) utilisé pour la conservation des boissons du fait de ses propriétés antimicrobiennes. L’alcool vinique obtenu après désalcoolisation est réutilisé par les équipes de Laurent David pour produire un gin local et confidentiel. Notons que, conformément à la réglementation évoquée plus haut, même si ce vin désalcoolisé est issu d’un vin d’appellation saint-émilion grand cru, il passe légalement sous dénomination vin de France et, de surcroît, ne peut revendiquer la certification biologique obtenue par la propriété. Persuadé de l’importance d’approcher la catégorie des vins sans alcool en tant que vigneron, Laurent David vient même d’acquérir une parcelle de jeunes vignes de merlot spécialement destinée à cette production. Il précise : « Le vin sans alcool est une façon de faire goûter notre travail de vigneron à tout le monde ». Et il complète ainsi : « Il ne faut pas être dogmatique et continuer à travailler ». Un point de vue que Vincent Pugibet partage. Sans dogme, mais aussi sans faire semblant de croire que les vins sans alcool cannibaliseront les vins, pas plus qu’ils ne permettront de résorber les excédents, le marché du sans alcool permet plusieurs approches, aussi bien commerciales, agronomiques que œnologiques, nécessaires pour installer durablement le produit. C’est en cela peut-être qu’il peut devenir un exemple, voire un modèle, pour le marché des vins « avec ».