Le monde de demain #3 : Révolution variétale

Impossible de passer en revue les chantiers du vignoble mondial sans aborder le sujet du matériel végétal, longtemps oublié des tentatives de définition du terroir. Il est désormais impossible de le reléguer au second plan et la réflexion qui commence est déjà urgente


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Marselan, œillade, terret gris, calabrese, touriga nacional, assyrtiko, agiorgitiko, etc. Ces noms qui sentent bon l’Italie, le Portugal ou la Grèce ne vous parlent sans doute pas. Ce sont des variétés d’intérêt à fin d’adaptation, dites Vifa. L’Inao a mis en place la démarche qui porte cet acronyme en 2018 avec l’idée de donner aux vignerons la possibilité d’essayer ces variétés, en les plantant mais aussi en les utilisant dans leurs assemblages. Pas question pour autant de remplacer grenache, chardonnay, merlot ou syrah. Face aux changements imposés par le dérèglement climatique, ces cépages plus tardifs, dits « patrimoniaux » ou étrangers, qui peuvent échapper aux gelées de printemps, chargent moins le vin en alcool et offrent plus d’acidité naturelles, forment un complément. Car il faut faire des choix. Parmi les multiples outils qui existent pour s’adapter (le mot « boîte à outils » revient dans toutes les bouches), le matériel végétal est un point essentiel. Trois options s’offrent au vigneron : changer radicalement de cépage, tenter les cépages expérimentaux qui résistent aux maladies fongiques ou tolèrent la sécheresse, privilégier la sélection massale. Toutes représentent un coût et doivent être bien pesées, chaque région, sous-région, appellation ou vigneron ayant sa propre problématique. « Nous faisons face à deux problèmes liés mais bien distincts », note ainsi Stéphanie Daumas, directrice du syndicat de l’appellation languedoc. « La sécheresse avec le manque d’eau et le coup de chaud, qui fait l’effet d’un sèche-cheveux posé longtemps sur les vignes, comme fin août 2023. Le grenache par exemple, n’aime pas du tout. » Tout est question de mesure, dit-elle. « Nous devons trouver la solution la plus adaptée. Elle ne sera pas forcément idyllique. Dans certains cas, la réponse sera le gobelet, dans d’autre une densité de plantation plus basse, un apport de matière organique, un itinéraire technique différent. Ce qui est sûr, c’est qu’arracher les vignes de trente ans pour replanter en massale semble impossible à ce stade. Il n’y a pas de réponse unique dans des cultures vivantes. »

Piocher dans la diversité
D’où le choix des Vifa. « Ce sont des variétés Vitis vinifera qui ont existé, mais n’ont plus leur heure de gloire, des variétés enregistrées au catalogue français. Ce ne sont pas des hybrides, ni des croisements, ni des variétés ex nihilo. Après les avoir étudiées, les organismes de gestion ont décidé qu’elles pouvaient d’adapter à notre région. » Pour maintenir une viticulture pérenne, l’Inao a compris que l’innovation variétale pouvait être une réponse à ce double défi « sécheresse-coup de chaud » et a donc offert cette possibilité de mener des expériences sur la base d’une convention tripartite entre l’organisme, le syndicat et le vigneron motivé. L’AOC languedoc fut la première à réagir. L’introduction de ces variétés est soumise à des conditions. En les limitant à dix par appellation et par couleur, en autorisant seulement 5 % de plantation de ces nouveaux cépages sur le domaine et leur intégration à hauteur de 10 % maximum dans l’assemblage final des vins, aucun risque de modifier le goût ni la typicité des AOC. L’appellation languedoc étant, de fait, bâtie sur la diversité des cépages, ajouter de la diversité à la diversité ne mange pas de pain. « Pendant longtemps, l’œillade, le terret gris, le carignan gris ne répondaient plus au contexte de production dans notre région. On les a oubliés et décriés. Aujourd’hui, on s’aperçoit qu’ils cochent certaines cases. En tant qu’organisation, nous souhaitons que le vigneron puisse aller piocher dans cette diversité pour faire face aux enjeux de demain », précise Stéphanie Daumas. Au bout de dix ans, trois voies s’ouvriront au syndicat, soit éliminer le cépage, soit l’intégrer définitivement, soit prolonger l’observation encore cinq ans. C’est grâce, entre autres, à Jean-Pierre Venture (Mas de la Séranne, à Aniane) que les Vifa sont entrés dans le cahier des charges des languedocs. Du fait de son parcours atypique, chercheur et biologiste avant d’être vigneron, il a toujours été curieux. Se lancer dans ces expérimentations lui fut naturel. « Un couple d’Anglais m’avait fait part de sa colère devant l’excès d’alcool des vins de la région. Et puis l’avancée des vendanges a été un déclencheur. » Sa reconversion sur le tard l’a amené à solliciter Jean-Michel Boursiquot, le grand spécialiste des cépages, comme professeur à la fin des années 1990 puis comme conseiller. Sur sa quinzaine d’hectares, au pied des terrasses du Larzac, il jongle avec vingt et une variétés différentes, dont la syrah, le grenache, le carignan, le mourvèdre et le cinsault à parité. Dès 2005, Jean-Pierre entame sa réflexion. « Plus on peut retarder la maturité, mieux c’est, le carignan est très bien pour ça. » Va pour le carignan (noir). En 2012, il plante counoise (0,3 hectares) et morrastel (0,5 hectares), des variétés tardives déjà présentes dans le cahier des charges des AOC languedoc et terrasses-du-larzac.

Le nero d’avola à la hauteur
En 2018, quand l’opportunité se présente, il se lance dans la plantation de Vifa et ouvre la voie de cette nouveauté. D’abord le cépage calabrese, alias nero d’avola (Sicile), puis du montepulciano (Abruzzes), de l’agiorgítiko (Péloponnèse), de l’assyrtiko (Santorin, Mer Egée), mais aussi du terret, du piquepoul noir, du rivairenc, pour dix ares chacun. Pourquoi pas, en effet, commencer par les cépages accessoires avant d’aller chercher plus loin ? « Il y avait des choses à faire comme demander l’autorisation de les utiliser à plus grande échelle dans les assemblages. Au lieu de 10, pousser à 30 %. Nous avons obtenu 20 % », explique le vigneron qui fait bouger les lignes, mais souhaiterait encore plus de liberté. « Je voulais rester dans les origines de notre culture, des cépages du Sud adaptés à la sécheresse et aux températures élevées. » Son plantier est sur un sol géologiquement homogène, pour pouvoir faire des comparaisons. Naturellement, le carignan sert de cépage témoin, sur trente ares. Le vigneron se doit de tout noter, la précocité, la date de débourrement, la date de récolte, le rendement, l’état sanitaire à la vendange, les degrés alcooliques à date égale, etc. Après quatre récoltes d’observation, exit le rivairenc qui ne correspond pas à ses critères. Trop dilué, pas de couleur. Il l’a déjà transformé en nero d’avola (par regreffage) qui, lui, se montre à la hauteur. C’est celui qui lui plaît le plus pour l’instant pour son aromatique, sa typicité. Les degrés se montrent légèrement inférieurs (1 à 1,5 degré de moins). Plus tardif, plus d’acidité, plus de fraîcheur. De ces jus, Jean-Pierre Venture ne produit que 200 litres, impossible de faire des cuvées monocépages. « En tout, j’en obtiens 8 hectolitres sur 700, je suis largement inférieur aux 10 %. » Dans les clous, mais pas complètement satisfait. Il aimerait que le cahier des charges soit plus ouvert aux autres variétés pour produire des vins typiques du coin, avec cette diversité bienvenue, sans être poussé à les déclasser en vin de France ou vin de pays. Ce n’est pas une question de valeur. Sa cuvée Bonaventura 2022, composée de morastel et de montepulciano (mille bouteilles seulement), est la plus chère de sa gamme même si elle est en dénomination vin de France (35 euros). « C’est que je suis d’ici, j’aime ma terre et je défends l’appellation et l’origine. Le goût du vin est plus important que le cépage. » Autre regret, il se sent un peu seul dans cette démarche aussi innovante que nécessaire. Le manque d’aide financière de l’Europe ? « On a essayé d’œuvrer au plan collectif pour restructurer le vignoble », explique Stéphanie Daumas. « On aurait aimé aider au financement des plantations, pour soutenir les vignerons qui prennent des risques. Les aides ont été refusées, allouées aux cépages classiques qui ont des débouchés commerciaux. Sans aide, moins d’engouement, ce qui entraîne moins de commandes. Du coup, les pépiniéristes ne se précipitent pas pour reproduire des plants et quand un vigneron veut se lancer, il n’y en pas. » Le serpent qui se mord la queue.

Un défi collectif
Il n’en reste pas moins qu’une vingtaine d’appellations ont entamé une démarche Vifa dans toute la France. Au cahier des charges des AOC côtes-du-rhône et côtes-du-rhône villages se sont notamment invités le floréal et le carignan blanc, qui affiche 13 degrés potentiel d’alcool, voire 12 sur les sols pauvres, quand le grenache blanc chauffe à 15 ou 16 degrés à la vendange. Les esprits s’ouvrent et les règles aussi. Même la Champagne a intégré fin 2022 le voltis, devenant ainsi la première appellation à accueillir un cépage résistant au côté de ses cépages classiques. Pour l’instant, il semblerait apporter une certaine rondeur au chardonnay. Jamais autant de projets n’ont été développés en commun que pour faire face à ce défi climatique préoccupant. Du côté de l’Inrae, dix ans de travail conjoint de la profession, des chercheurs aux interprofessions, ont permis de souligner l’importance de la diversification du matériel végétal (projet Laccave, 2012-2021). Des cépages se montreraient plus tolérants (cabernet-sauvignon, grenache, roussanne, xinomavro, mourvèdre, bobal, garnacha peluda, mazuela, xynisteri) quand d’autres y seraient sensibles (merlot, tempranillo, syrah, viognier, sémillon, forcallat, garnacha tintorera). À l’unité de Pech-Rouge, à Gruissan dans l’Aude, pas moins de trois cents variétés sont étudiées pour comprendre comment la plante peut produire du raisin avec peu d’eau. Mais tout cela est encore en phase expérimentale. Et pour longtemps. Le temps de poser plein de questions. Ou pas. Au château Mont-Redon, historique domaine de Châteauneuf-du-Pape, hors de question de modifier le style de la maison : « Changer l’encépagement ? ça me choque. Une appellation est un concept local, loyal, et constant. Si l’on modifie les cépages d’origine, même pour des variétés résistantes, on change le goût du vin. Nous sommes ancrés dans la tradition. C’est ce qui fait la réputation de nos crus. Sur les vins de pays, c’est autre chose. » Plus au nord, on lorgne sur les cépages du Sud. À Chinon, Jean-Martin Dutour (Baudry-Dutour) veille sur six domaines couvrant 200 hectares, dont le château de La Grille, acheté en 2009, et le dernier en date, le domaine Nau, un coup de foudre pour ce superbe terroir de cabernet franc, en 2021. Il craint les gels, récurrents. « Soit on protège la vigne, soit on change de cépage. Si l’on annonce un risque de gel accru sur les trente ans à venir, qu’il gèle une année sur deux, alors je suis mort. Arracher pour du mourvèdre ? J’y ai pensé. Dans la région, les essais se font de manière très timide, syrah, grenache, on anticipe un peu. Nous sommes très attachés à nos cahiers des charges. Tout nous lie au cabernet franc, l’histoire avec Rabelais comme les copains qui finissent toujours leur réunion en criant “Vive le cabernet franc !”. Et puis, il faut trente ans pour connaître les dates de débourrement des autres options. Je crois plutôt en un cocktail de solutions. »

Adieu merlot, je t’ai aimé
Chez Plaimont, le changement ne fait pas peur. En perpétuelle adaptation, le groupe gersois prend le taureau par les cornes. « J’ai une conviction, le cépage est une mise en valeur d’un endroit à un moment donné », dit Olivier Bourdet-Pees, le directeur général de ce groupement de vignerons. « Et quand la terre tourne, des pages se tournent. Le merlot, si adulé dans le monde entier pour sa douceur et son velouté, se montre aujourd’hui un bien mauvais compagnon. Sensible aux maladies, prompt à couler à la moindre pluie à la floraison, flétrissant en fin de cycle, il accumule les travers. Il y a dix ans, on rêvait de ce cépage, aujourd’hui, les vignerons n’en veulent plus. » Jusque-là, les parcelles de tannat de ce vignoble étaient situées plein sud, à la recherche des degrés. Changement radical, avec l’autorisation du grand manitou. « Il a fallu passer en force avec l’Inao, on s’est battus comme des chiens pour autoriser les pentes nord pour notre tannat en appellation saint-mont. Dans les années chaudes et solaires, il monte en alcool. Cette fois, c’est le consommateur qui n’en veut plus. » Heureusement, le tardif s’est invité. Ce cépage porte bien son nom. D’origine pyrénéenne, il avait totalement disparu car il ne mûrissait pas. Aujourd’hui, c’est l’aubaine. « Il s’adapte bien, porte le raisin à maturité pleine. Assemblé au tannat, il maintient l’équilibre et la fraîcheur. » Reconnu grâce à Plaimont au catalogue des cépages autorisés en France, le voilà entré par la porte des vins de France en AOC saint-mont, en observation (à hauteur de 10 % maximum) jusqu’en 2023. Il deviendra un cépage accessoire à partir de 2024 et sera alors autorisé à hauteur de 30 à 35 % de l’assemblage. « Il entrera dans l’histoire de l’appellation, l’aidera à être en harmonie avec son temps. Ce tardif sera déterminant dans le décret. » Il n’est pas le seul. Le manseng noir, totalement disparu, produit des vins à 12 degrés maximum. Jadis, il plafonnait à 7 degrés quand le tannat montait à 11 ou 12. Il a donc été supplanté à l’époque, mais revient aujourd’hui en toute logique. « En IGP côtes-de-gascogne, on a arraché tous nos tannats jusqu’au dernier pied ! » Étudié depuis 2002, le manseng noir complète désormais les restes de merlot. « On a toujours besoin d’un plus petit que soi », s’amuse Olivier Bourdet-Pees. Inutile il y a cent ans, ce cépage modeste et très acide contrecarre la lourdeur du merlot, lui permet de subsister dans un vin frais et facile à boire.

Cépages uniques
Les choix de cépages se corsent quand la possibilité d’assemblage se réduit. En Bourgogne, on marche sur des œufs. Pinot noir et chardonnay ne se remplacent pas d’un claquement de doigt. Or, comment conserver les équilibres, les rendements, résister au stress hydrique et retarder le débourrement, questionne Christophe Deola, le directeur du domaine Louis Latour. « Nous n’avons pas le choix que de faire des essais, nous devons nous préparer. » La Bourgogne et la Champagne, qui partagent ces deux cépages essentiels, se sont donc unies autour d’un projet commun, Qanopée, qui vise à produire du matériel végétal, greffons et porte-greffes, sain et de qualité. Le Beaujolais s’est joint à eux. Une serre située à Oger, dans la Marne, a vu le jour pour un montant de 8,2 millions d’euros. Y seront reproduites les souches de chardonnay et de pinot noir les plus pures possible, ainsi que d’autres cépages. « Car les pépiniéristes, à force de dupliquer, dupliquer et dupliquer, produisent des plants qui ne sont plus très propres, issus de bugs génétiques », explique Frédéric Drouhin, président du directoire de la maison Joseph Drouhin. Ces nouveaux plants seront revendus aux pépiniéristes. Une étude a été faite qui a identifié 500 souches de pinot et 300 de chardonnay, ce qui est énorme. « On se rend compte que les porte-greffes d’avant ne sont plus adaptés aux conditions d’aujourd’hui, les pieds de vigne meurent de manière précoce. » Enfin, la maison beaunoise a partagé avec d’autres acteurs sa base de données de vieux matériel génétique, « les pieds du grand-père » qui semblent mieux résister aux conditions actuelles. « Le problème, c’est que tout cela prend du temps ! », déplore-t-il. En Alsace, région où le cépage trône sur l’étiquette, la situation est également complexe. Que faire pour calmer la souffrance du riesling qui peine à supporter les chaleurs intenses à la veille des vendanges ? « Le déplacer sur des pentes moins exposées au soleil, le cultiver différemment », commente avec sérénité Arthur Froehly, responsable du pôle technique du comité interprofessionnel des vins d’Alsace. Rassemblé depuis juin 2024 au sein de Vinipole, une plateforme commune à la région, comme en Occitanie, le vignoble alsacien se donne les moyens de s’adapter vraiment en « changeant des petits paramètres ». En s’appuyant sur la commission technique nationale de sélection et de participation (CTNSP), en remettant le nez dans les collections, il s’agit de rechercher parmi les rieslings, gewürtztraminers et pinots abandonnés jadis des critères jugés favorables aujourd’hui. On voulait du sucre, on cherche l’acidité. « D’ici cinq ans, on sera prêts », promet le chercheur. Côté Vifa, le dossier est en cours ici aussi, piloté par l’organisme de défense et de gestion de l’appellation. Voltis, rouges, blancs, résistants et non résistants, chenin, syrah, un peu de tout, on devrait vite en savoir plus. Enfin, des variétés spécifiques sont en cours de création. En tout, 280 génotypes, la moitié de parenté riesling, l’autre de gewürtztraminer. En 2026, une quinzaine auront été sélectionnées avec l’idée d’obtenir une ou deux perles rares d’ici 2030. De la chambre d’agriculture au service R&D de l’interprofession, tous auront un livré un maximum de matériel pour s’adapter. Il ne restera plus qu’à inscrire le meilleur dans le cahier des charges.

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