Le monde de demain #2 : La guerre de l’eau

Le manque d’eau est le grand défi de la viticulture moderne. Partout en France, là où la catastrophe s’annonce comme là où il est encore temps de l’éviter, les vignerons cherchent des solutions. Sans celles-ci, il n’y a rien au bout du chemin


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Le Languedoc-Roussillon souffre du manque d’eau. Comment gérer le vignoble dans des conditions aussi extrêmes ? Et comment apprendre à cultiver l’eau ? Sans eau, la vigne crève, ni plus ni moins. Dans notre imaginaire, la plante doit souffrir pour faire bon : le manque d’eau lui serait favorable. Et l’irrigation passe au mieux pour une béquille, au pire pour un outil booster de rendements. Il est temps de changer notre perception des choses. Car les vignerons du Sud font aujourd’hui face à des réalités bien rudes. Combien sont-ils à voir leurs pieds périr, même élevés dans d’excellentes conditions ? Au domaine de Trévallon, en Provence, Ostiane Icard constate de plus en plus de manquants alors que le vignoble, en agriculture biologique depuis toujours (1976), est entouré de forêts de chênes et de pins et qu’une pluie salvatrice vient ici et là arroser la terre. Il y a moins d’eau, certes, mais il y a de l’eau. Alors que dire des coins de France touchés de plein fouet par la sécheresse ?
Virgile Joly, qui exploite 30 hectares dans l’Hérault, en sait quelque chose. Situé à Saint-Saturnin-de-Lucian, il compte sur le Salagou, comme d’autres vignerons concernés. Un projet collectif d’irrigation sur 700 hectares est en cours, alimenté par l’association syndicale autorisée (ASA) et financé par l’Europe, le département et la région. L’eau viendra de ce petit lac charmant offrant un cadre idyllique aux baigneurs et aux sportifs avec son drôle d’air lunaire et sa terre rouge surprenante. Il fut conçu dans les années 1960 pour atténuer les crues de l’Hérault et subvenir aux besoins de l’agriculture. Une méga-bassine avant l’heure. « Les travaux ont commencé. Les gros tuyaux sont en train d’être posés, ce sera fini en mars 2025. Cela concerne les vins en appellation. Il s’agit de préserver le vignoble, la bonne santé du végétal, et non de tirer sur les rendements. Ce sera limité à mille mètres cube par an et par hectare, pour compenser l’équivalent de trois orages de moyenne importance qu’on n’aura pas eu naturellement. » Lui compte irriguer 60 % de son domaine, au goutte à goutte, avec un système de pilotage à partir du smartphone. Tout le monde respectera la quantité attribuée. Une formation est prévue pour savoir quand irriguer et comment ne pas gâcher l’eau. Car l’eau est le nerf de la guerre. Comment donner à boire à sa vigne quand elle se fait plus rare ? Trois choix s’offrent au producteur : quitter le lieu et en chercher un plus favorable, recourir à l’irrigation ou tout faire pour que la vigne puise ses ressources vitales ailleurs, en profondeur, tant que c’est possible. Concernant la pratique de l’irrigation, Jean-François Blanchet, le directeur général de la compagnie d’aménagement du Bas-Rhône et du Languedoc (BRL), tient à rétablir quelques vérités. Ainsi, l’irrigation telle qu’on l’entend en France consiste à « amener l’eau qui ne vient pas de manière régulière comme elle venait avant les changements climatiques ».

Gérer le manque
Le dérèglement a pour conséquence des sécheresses plus longues, plus fréquentes et plus intenses avec des facteurs de canicule plus élevés. La température augmente, donc le besoin en eau des végétaux aussi. L’irrigation n’est que la compensation de ce que le climat n’apporte plus : 500 à 700 m3 d’eau par hectare, soit l’équivalent de 50 à 70 millimètres de précipitation selon les types de sol. C’est un complément, la très grande majorité des besoins en eau de la vigne venant de la terre (la réserve utile reconstituée en hiver et au printemps) et du ciel. L’irrigation représente tout au plus 10 à 20 % du besoin total : « Il ne s’agit pas de produire davantage, mais de produire un vin de qualité satisfaisante et régulière ». Le spécialiste ajoute que, comparativement à un pêcher ou au maïs, la quantité d’eau utilisée par la vigne est ridicule, distillée au goutte à goutte, bien loin de la technique – qui pourtant porte le même nom – appliquée dans les vignobles en Argentine, au Chili, en Afrique du Sud ou en Australie, où la quantité d’eau utilisée n’est pas comparable. Opérateur de la région Occitanie, le groupe BRL alimente ainsi 50 000 hectares de cultures dans le Gard, l’Hérault et l’Aude, principalement Picpoul-de-Pinet, le Minervois et les Costières de Nîmes, dont 70 % sont des vignes. Plus loin encore ? Le programme Aqua Domitia apportera de l’eau dans les Pyrénées Orientales, dans la vallée de l’Agly qui tire sérieusement la langue. Le projet a été pensé dès 2010 et son coût est de 220 millions d’euros. Aujourd’hui réalisé à 85 %, il transférera l’eau du Rhône jusque dans le Biterrois et le Narbonnais.
Mais le fleuve est-il inépuisable ? Tous les ans, 57 milliards de mètres cube d’eau coulent inlassablement vers la Méditerranée. Trois milliards sont prélevés, dont 150 millions de mètres cube par le réseau BRL, « soit 5 % de tous les prélèvements sur le bassin versant du Rhône ». Une goutte d’eau, sans mauvais jeu de mot. Pas de risque d’épuiser le plus puissant fleuve de France de sitôt, rassure l’opérateur, même s’il est lui aussi soumis au changement climatique. Selon l’Agence de l’eau et les études scientifiques, son débit a baissé de 13 % à Beaucaire en été et devrait encore fléchir d’ici 2050 (-20 % selon les estimations). Côté aménagement, les seules limites sont les coûts d’investissement (tuyaux et stations de pompage) et les tarifs de l’eau. Côté vignoble, on appréhende de mieux en mieux cette technique « Sur les vingt dernières années, les viticulteurs ont gagné en compétence de façon remarquable », note Jean-François Blanchet. « Cela leur permet d’avoir le frein et l’accélérateur sur la manière d’apporter de l’eau au bon moment, dans la bonne quantité. Les vignerons ne font pas n’importe quoi en matière d’irrigation ! » Ce que détaille Nicolas Saurin, directeur de l’unité expérimentale de Pech Rouge à l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (INRAE) : « Il faut un peu de stress hydrique, mais il doit rester modéré. S’il est insuffisant, la vendange risque la dilution. S’il est trop fort, on risque le blocage de maturité. L’idée est de faire mûrir le fruit dans les meilleures conditions possible. Quand on commence à irriguer, il faut continuer jusqu’à la récolte, voire après la récolte si l’automne est sec. La plante va arrêter de mettre de l’énergie sur le fruit et va mettre en réserve. Cette mise en réserve est essentielle ».

Attention à l’effet sucette
« Il n’y a pas de solution unique, ni de miracle d’adaptation au changement climatique », conclut le gestionnaire d’eau du Rhône, qui se montre tout aussi passionné lorsqu’elle est transformée en vin. « C’est un nouveau paradigme, une nouvelle façon de mettre en œuvre des cultures sur l’ensemble de la planète, car 100 % de la planète est touchée. Aucun hectare n’y échappe. Cela nous amène à revisiter les approches que l’on pouvait avoir, sur un climat qui était relativement constant (à l’échelle d’une génération), avec des variations non pas climatologiques, mais météorologiques (des années humides, moyennes ou sèches). Il faut repenser la viticulture, les choix de cépages, les relations à l’eau, les pratiques culturales, le travail de la vigne, les manières de vinifier. » Pourtant, pour beaucoup de vignerons, l’irrigation reste encore une solution extrême qu’ils préfèrent oublier pour l’instant. « Mettre de l’eau en surface, c’est comme donner une sucette à un enfant. Il ne peut plus s’en passer ensuite », met en garde Antoine Veiry, gérant des domaine Montus et Bouscassé à Madiran. « La vigne ne pourra plus produire sans eau. L’irrigation est une vision à court terme. » Bien sûr, les jeunes pieds exigent de l’eau, il faut leur en donner s’il en manque au printemps, de l’ordre de quatre à cinq litres d’eau par plant au moment de la plantation, à renouveler deux fois pendant l’été en fonction de l’état du sol et des conditions climatiques. « La deuxième année, si on a fait un bon travail de plantation et qu’on a laissé s’enraciner le porte-greffe, pas besoin d’irriguer », poursuit Veiry. « Les vieilles vignes n’ont aucun stress hydrique. Les pieds sont plus résistants et puisent en profondeur. Dans les années stressantes, nos vieilles vignes, greffées sur place par les anciens, résistent bien. Et quand on creuse, on voit que le système racinaire s’est installé en profondeur. »
Au domaine du Bagnol, à Cassis, Sébastien Genovesi témoigne à son tour : « Nous sommes passés de 600-700 millimètres à 200-250, un climat de quasi-sécheresse. L’appellation autorise l’irrigation depuis peu. Certains commencent à le faire, moi je n’y suis pas favorable. On perd l’effet millésime. La vigne vit au rythme des saisons et du climat, elle s’adapte de façon remarquable. Laissons faire la nature. Le jour où ça se posera, peut-être que je le ferai. Pour l’instant je fais différemment. J’utilise des engrais foliaires à partir d’algue, d’aloe vera et de prêle. Et je préfère me pencher sur le matériel végétal. » Un matériel végétal, porte-greffe et cépage, qui sera le sujet du troisième volet de cette enquête sur l’adaptation de la vigne aux évolutions du climat.

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