Les vins blancs représentent la catégorie qui s’est le plus améliorée au cours de ces quarante dernières années. Les progrès de l’œnologie, à commencer par la maîtrise des températures de fermentation qui a mis fin au « bricolage » qui prévalait souvent et à ses conséquences aromatiques, puis ceux de la viticulture et de l’agronomie ont profondément transformé leur production. Cette évolution ne s’est pas faite sans soubresauts, sans caricatures d’une modernité technologique mal comprise, sans erreurs stratégiques ou philosophiques. Dans les années 1990, avec Michel Bettane, nous avions baptisé « vins Timotei » tous ces blancs dont le levurage sélectionné et la fermentation à basse température donnaient systématiquement les mêmes arômes artificiels de pomme verte dont s’enorgueillissait la marque de shampoing. Plus tard, le vieillissement accéléré de bon nombre de grands bourgognes vinifiés en barriques nous a troublés et interrogés. À l’inverse, on peut se demander aujourd’hui si la tension et la minéralité mises en avant par d’autres grands producteurs bourguignons ne procèdent pas du même mirage, inversé cette fois-ci. Ce long cheminement n’est pas terminé. Aussi, plutôt que de recenser les grandes émotions de ma vie professionnelle (beaucoup trop nombreuses et diversifiées), j’ai préféré réunir ici des propriétés ou des cuvées qui me semblent avoir fait avancer la conception même des grands vins blancs. Ce choix est personnel. Chaque professionnel ou amateur exigeant peut y adjoindre ses propres milestones. Qu’il s’agisse du souvenir d’une époque particulière ou d’un coup de cœur permanent, ces quinze vins ont transformé ma vision des grands blancs et, sans doute, mon goût et ma tendresse envers eux.
#complexité #histoire
Château Laville Haut-Brion, graves
Mon premier souvenir marquant d’une dégustation d’un grand vin blanc est précis. Il s’agissait d’un laville-haut-brion 1971. Je ne me souviens plus trop comment j’étais parvenu à acquérir six bouteilles de ce cru merveilleux, que l’on connaît aujourd’hui sous le nom de château La Mission Haut-Brion (maintenant en appellation pessac-léognan). Je les ai ouvertes, les unes après les autres, entre la fin des années 1980 et le début de ce siècle. À chaque fois, je redécouvrais un nectar multiple dans ses métamorphoses aromatiques et souverain dans son équilibre. Il y avait le miel, les fleurs séchées, les fruits confits, le santal et mille autres épices. Plus mon trésor diminuait, plus cette profusion d’émotions me paraissait sans cesse renouvelée et à chaque fois plus persistante. Je n’ai plus bu ce vin après la dernière goutte de la sixième bouteille versée, mais son souvenir gustatif est toujours aussi prégnant. Cette expérience sensorielle si particulière m’a transmis une affection particulière pour le sémillon, qui composait la majeure partie du vignoble à l’époque. Il est d’ailleurs toujours présent significativement dans le vin blanc actuel de La Mission. Bordeaux peut compter sur des terroirs capables de produire des blancs inoubliables pour peu que les producteurs en aient véritablement l’ambition et s’en donnent les moyens.
#œnologie #vivacité
Clos Floridène, graves
Impossible pour moi de parcourir mes souvenirs « en blanc » sans évoquer un vin produit par Denis Dubourdieu. L’homme demeure celui qui aura le plus profondément modernisé et transformé la production de cette catégorie. Personnalité aussi attachante et charismatique que tranchante, voire abrupte, Denis Dubourdieu, trop tôt disparu, fut à la fois un grand universitaire et œnologue et un homme de terrain, vigneron dans ses propriétés familiales et consultant de beaucoup d’autres. Cette double approche, à la fois pragmatique et théorique, scientifique et commerciale, réfléchie et émotionnelle, se retrouve dans l’ensemble de son œuvre, vin après vin, qu’ils soient parfois décevants ou inoubliables. Dans l’historique terroir des Graves, Denis et son épouse créèrent Clos Floridène, domaine dont le nom associe leurs deux prénoms. Alors que l’appellation questionnait déjà son identité, les premiers millésimes réalisés dans les années 1990 indiquaient une marche à suivre qui est celle de nos grands blancs contemporains : pureté de définition, sapidité cristalline, netteté des arômes d’agrumes, droiture tranchante.
#richesse #fraîcheur
Château Coutet, barsac
Au cours des cinquante dernières années, seule une catégorie de vin n’aura pas bénéficié d’un intérêt accru de la part des consommateurs du monde entier. C’est celle des vins doux, tout autant victimes d’une douceur sucrée qui a aujourd’hui mauvaise presse que du manque d’ambition de beaucoup de leurs producteurs, certes pris dans le cercle vicieux de la mévente provoquant de faibles investissements. Dans ce paysage morne, certains maintiennent, avec une vaillance digne d’éloge, la flamme du grand liquoreux. C’est assurément le cas du château Coutet et des Baly, la famille alsacienne qui l’a acquis en 1977. Coutet est un barsac, issu de ces sols froids, argilo-calcaires, bordés par le Ciron. Les vignes sont idéalement installées pour bénéficier de vendanges d’arrière-saison, quand le botrytis se développe glorieusement au gré des brumes matinales provoquée par l’affluent de la Garonne. Jamais, je crois, je n’ai été déçu par la dégustation d’un vin de Coutet. Cette délicatesse aromatique, complexe et riche, cette harmonie veloutée en bouche, cette fraîcheur et même cette vigueur finale sont quasiment toujours inoubliables.
#pureté #terroir
Domaine Weinbach, riesling Schlossberg, alsace grand cru
En matière de grands vins blancs, il existe bien sûr beaucoup de noms en Alsace qui ont forgé mon goût et mes souvenirs. Mais ce vin en particulier, ce cépage, ce cru et cette famille de vignerons représentent pour moi quelque chose d’unique, à la fois sentimental, historique et émotionnel. Avec le chardonnay, le riesling est certainement le plus grand cépage blanc existant. Le sol granitique du Schlossberg, magnifiquement exposé plein sud, ses pentes abruptes qui s’élèvent jusqu’à 400 mètres apportent à ce cépage qui aime la précision une pureté et une droiture ciselée uniques. La famille Faller, propriétaire de ce domaine historique, a toujours incarné et incarne encore une certaine idée du vin d’Alsace, où l’équilibre, la profondeur et l’élégance sont les maîtres mots. Vin emblématique à tous ces titres, le schlossberg des Faller est un souvenir que je n’oublierai pas.
#fluidité #plaisir
Domaine Goisot
Ce ne sont pas nécessairement les crus les plus prestigieux qui font avancer la réflexion personnelle d’un amateur de vin. Les blancs produits par Jean-Hugues Goisot et aujourd’hui par son fils Guilhem ont ainsi allumé une lumière inédite dans mon esprit : celle de la sapidité, ou de la “buvabilité” pour employer un mot bien peu séduisant mais pourtant très éclairant. Installés depuis des générations à Saint-Bris-le-Vineux dans l’Yonne, Les Goisot produisent d’intéressants rouges mais des blancs plus marquants encore. Leurs fiés gris et sauvignons en appellation saint-bris, leurs chardonnays en côtes-d’auxerre ou en chablis ou encore leur aligoté brillent tous par une certaine forme de fluidité. Elle n’est jamais à confondre avec de la dilution et se remarque par cette fraîcheur, cette pureté et cette vivacité qui sont devenues désormais les marqueurs des vins blancs contemporains, toutes régions et tous cépages confondus.
#accessibilité #ambition
Taittinger, Comtes de Champagne
Je me souviens de l’émotion ressentie lors de ma première dégustation d’un millésime de Comtes de Champagne. C’était un 1986 et j’avais été frappé par cette association rare d’accessibilité et de race souveraine. Cette cuvée se définit facilement : les chardonnays de la côte des Blancs issus des cinq villages classés grand cru (Chouilly, Cramant, Avize, Oger, Le Mesnil) expriment avec gourmandise et naturel la personnalité d’une année. Je crois avoir eu la chance de déguster depuis tous les millésimes de Comtes de Champagne, du premier en 1952 jusqu’au 2014 qui sera bientôt proposé aux amateurs. Chaque fois, j’ai retrouvé cette plénitude sereine, majestueuse et allègrement séduisante. Cette idée du champagne, d’une ambition et d’une évidence assumées, exprimait la modernité d’une maison dans les années 1950. Le tour de force est que soixante-dix ans plus tard, à quelques grammes de sucre de dosage en moins, cette modernité-là demeure tout aussi contemporaine.
#amplitude #intensité
Domaine des Comtes Lafon, meursault Perrières
Arrivé au métier de dégustateur dans la pire décennie de la Bourgogne contemporaine (1980), qui concluait une intense période de médiocrité enclenchée vingt ans plus tôt, j’ai mis du temps à placer très haut dans mon palmarès personnel les blancs de la région. Trop de caricatures, trop de dilution, trop de verdeur, trop de déséquilibre. Pourtant, peu de vins m’ont autant impressionné que ceux que produisait à la fin de cette décennie et au début de la suivante Dominique Lafon au domaine des Comtes Lafon. Et peu de vins, à l’époque, m’ont donné une impression de plénitude et d’amplitude aussi réjouissante que ceux que produisait alors le vigneron de Meursault. Parmi les trésors du domaine, le climat des Perrières apportait à ces qualités une dimension supplémentaire : celle de l’intensité. Témoignant d’une réelle maturité de fruit, soutenu par un élevage ambitieux, révélant un terroir d’exception, le meursault Perrières de Dominique Lafon a longtemps dessiné ce qui nous apparaissait devoir être les canons du grand bourgogne blanc.
#special #sève
Domaine Gonon, saint joseph
Dans ma construction mentale du grand blanc, une qualité a mis du temps à apparaître : la sève. Ce n’est pas la plus évidente à comprendre ni à percevoir. Cette dimension associant richesse, harmonie et saveur se heurte souvent à la nécessité de fraîcheur et même de fluidité qui caractérise la plupart des grands vins blancs. Mais certains, en particulier dans les régions méridionales, ont su conjuguer ces deux caractéristiques pour construire une définition à la fois charnue, intense, savoureuse, mais également fraîche et profonde. Les blancs du domaine Pierre Gonon, installé à Mauves, dans le sud de l’appellation saint-joseph, sont parmi les premiers à m’avoir fait comprendre cette double dimension qui est aujourd’hui partagée par de nombreux vignerons d’élite dans la vallée du Rhône, nord et sud, ou en Languedoc.
#renaissance #grandeur
Disznókö, Tokaj 5 puttonyos
J’ai eu la chance de découvrir le vignoble de Tokaj, au nord-est de la Hongrie, très tôt après la chute du Mur de Berlin grâce à Jean-Michel Cazes, alors patron d’Axa Millésimes, qui m’a proposé de l’accompagner dans le domaine que la compagnie française venait d’acquérir. J’ai pu ensuite y retourner régulièrement et constater l’avancée des progrès. J’ai rarement eu l’occasion dans ma carrière d’assister à la renaissance d’un grand vignoble, considéré pendant deux siècles au moins comme l’un des plus prestigieux de la planète. Dans le programme de privatisation décidé par le nouveau pouvoir hongrois de l’époque, Axa avait porté son choix sur un domaine historique, Disznókö, situé d’un seul tenant sur les coteaux de trois collines volcaniques, avec une exposition sud brillante. Dans cette histoire viticole arasée par deux guerres mondiales et près d’un demi-siècle de glacis communiste, il a fallu retrouver, puis repenser quasiment tous les process vitivinicoles. Aussi, le vin phare de la région, le tokaj 5 puttonyos fut pour Disznókö l’occasion d’un recréation fascinante. Vin intégrant une certaine proportion de grains de raisins aszu, c’est-à-dire botrytisés (les fameuses cinq hottes de raisins, dites puttonyos en hongrois), ce tokaj possède sur ses homologues du Sauternais ou d’Alsace une trame acide qui apporte une finesse et une vivacité très spécifiques. Au fur et à mesure des millésimes produits, le style du vin s’est personnalisé pour quitter des influences originelles qui lorgnaient vers la pratique de Sauternes, parfaitement maîtrisée par un groupe déjà possesseur du château Suduiraut.
#majesté #plaisir
Schloss Johannisberg, riesling Rheingau
L’Allemagne est, avec la France, l’autre pays des grands vins blancs. Dans ce beau pays de vin, la vallée du Rhin possède un statut exceptionnel. Michel Bettane, très tôt intéressé par le potentiel de cette région, m’a vite fait partager sa passion. Beaucoup de grands vins allemands de la Rheingau m’ont impressionné, mais ceux produits par le domaine Schloss Johannisberg m’ont laissé un souvenir impérissable, autant par la majesté de la propriété, dominant fièrement le fleuve et institution locale depuis des siècles, que par son culte assumé du cépage riesling. Qu’ils s’agissent des vins secs (trocken) ou des vendanges tardives (auslëse), j’apprécie cet équilibre fluide, gouleyant, mais en même temps extrêmement élégant et racé. La dimension de plaisir, évidente dans l’ensemble des vins du domaine, même les plus ambitieux et chers, est aussi une leçon fondamentale du génie des grands blancs.
#énergie #révolution
Domaine Guffens-Heynen
Impossible pour moi d’évoquer les grands vins blancs sans citer le génie inventif et sensible de Jean-Marie Guffens, personnage hors norme venu de Belgique pour s’installer en Mâconnais, révolutionnant une région de chardonnay encalminée depuis des lustres dans une routine médiocre. Beaucoup de vignobles bâtissent leur ambition à la hauteur de leur histoire et de leurs équilibres économiques. Excentré au sud des grands crus de la Bourgogne viticole, proposant via les grandes maisons beaunoises un complément abordable à l’offre de chablis, de blancs de la côte de Beaune et de la côte chalonnaise, le Mâconnais ne bougeait pas. Indépendant de ce morne contexte, Jean-Marie Guffens s’est intéressé sans œillères au potentiel de la région. Ses vins nous ont vite convaincus que celui-ci était plus haut que ce que la plupart des professionnels de la région estimaient : le souvenir de son mâcon-pierreclos, à la fois solaire et énergique, est encore présent, comme d’autres de ses grands blancs dégustés ensuite. Certains hommes contribuent à changer le devenir d’une région entière, c’est le cas de Jean-Marie Guffens.
#profondeur #méticulosité
Bollinger, Special Cuvée
Le brut non millésimé est l’exercice majeur de tout chef de cave en Champagne. Il doit jouer, en fonction du volume demandé et des approvisionnements (du vignoble maison ou de vignerons) dont il dispose, sur une palette de terroirs et de cépages qui constitueront étape après étape l’assemblage de l’année de base (au minimum 36 mois avant la commercialisation ici), à son tour complété de vins de réserve conservés parmi une vaste bibliothèque d’années antérieures. Ce savoir-faire ancestral est enrichi chez Bollinger de tours de force supplémentaires, tel un assemblage composé à plus de 80 % de premiers et grands crus, un élevage partiel des vins en barriques et une partie des vins de réserve conservés en magnums avant d’être réintégrés dans l’assemblage final. Cette incroyable « recette de cave » a fait de cette cuvée une icône de la Champagne par sa profondeur, son équilibre, son énergie et sa complexité.
#évidence #équilibre
Dom Pérignon
L’expression d’une année incarnée par un assemblage le plus souvent composé à part égale de chardonnay et de pinot noir. Difficile d’imaginer plus simple que cette définition, celle de Dom Pérignon depuis sa création. Cette feuille de route de quelques mots laisse pourtant une grande latitude au chef de cave, aujourd’hui Vincent Chaperon, qui réalise, avec beaucoup de sensibilité et de précision, une cuvée qui lentement – une dizaine d’années ici, le double pour la version P2 – mûrit en cave avant sa mise en marché. Ce qui me rend unique Dom Pérignon chaque fois que j’ai l’occasion de le déguster (récemment, avec les magnifiques 2013 et le futur 2015) tient dans cette impression d’un équilibre parfait. Au nez, en bouche, en persistance, l’énergie contrebalance la finesse, la douceur la profondeur, la jeunesse la maturité. Tout, et son contraire, est ensemble.
#richesse #fraîcheur
Domaine Chave, hermitage
Fameuse pour ses rouges, la colline de l’Hermitage l’a été plus encore pour ses blancs, au XIXe siècle et au début du XXe. Ceux-ci ont retrouvé un lustre éteint en maîtrisant aujourd’hui les soupçons de lourdeur et de tendance à l’oxydation qui les ont longtemps poursuivis. Qu’importe si, avec le long vieillissement, ces deux sensations se transformaient en profondeur et en complexité, l’attrait de plus en plus exclusif pour les vins jeunes les faisaient sortir du cercle des grands vins. Gérard Chave puis son fils Jean-Louis ont été les premiers à réfléchir à cette problématique, à réintégrer un véritable équilibre dans la conception de leurs blancs, où l’opulence n’étouffait pas la fraîcheur, où la complexité aromatique s’exprimait sur un triangle de fruit frais, de notes plus confites et de touches minérales. Dans ce cadre revivifié, la richesse n’est plus un problème et apparaît au contraire pour ce qu’elle est, une dimension supérieure du grand vin.
#pionnier #maturité
Château La Nerthe, Clos de Beauvenir, châteauneuf-du-pape
Les vins blancs produits à Châteauneuf-du-Pape ne représentent que 5 % du total de cette vaste appellation de 3 000 hectares. Longtemps, la plupart d’entre eux affichaient à peu près toute la gamme de défauts que l’on peut imaginer en matière de blancs du Sud : caractère alcooleux, arômes oxydés ou à l’inverse totalement réduits, excessive lourdeur ou à l’inverse dilution et verdeur de raisins récoltés avant maturité. Avec le château de Beaucastel, à jamais le premier, le château La Nerthe fut celui qui réfléchit tôt et transforma profondément les problématiques du vin blanc de l’appellation. Même si l’élevage en bois neuf du beauvenir des années 1990 était certainement trop ambitieux, ces vins démontraient alors qu’une réelle maturité de raisin n’obérait en rien leur potentiel final et qu’un grand châteauneuf pouvait se montrer à la fois riche, parfumé et frais. Cette réflexion, si longtemps isolée dans l’appellation, a aujourd’hui fait école et Châteauneuf-du-Pape regorge d’excellents blancs à découvrir d’urgence.