Yves Leccia, l’appel du devoir

Donner toujours plus, telle pourrait être la devise d’Yves Leccia. Vingt ans désormais qu’il met son énergie au service des terroirs et des cépages corses. Avec pour seul outil une volonté sans faille


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par Valentine Sled

Yves Leccia est de ces éternels insatisfaits qui sont aussi de grands auteurs. Le bruit court qu’il serait le meilleur vinificateur de l’île de Beauté. Les autres savent, mais lui n’écoute pas, concentré sur son devoir : retranscrire en bouteille l’essence de son terroir. L’homme est à la tête de son domaine depuis 2005. Huit hectares aux débuts de l’aventure, dix-huit aujourd’hui et bientôt deux de plus qu’il faudra planter. En bon chauvin, Leccia affectionne le niellucciu, dont la personnalité affirmée donne une colonne vertébrale à ses rouges. Fraîcheur et acidité les premières années, profondeur et tannins les années suivantes. Il apprivoise le biancu gentile, un cépage autochtone identitaire délaissé par les générations précédentes, pour s’inscrire dans un style différent. Il ne renie pas le muscat, emblème de la région, en fait des merveilles en assemblage. Le plus noble reste le vermentinu, « le plus grand cépage de Corse » selon lui, à la palette aromatique florale, vecteur idéal de terroir. Celui que lui offrent ses vignes est atypique, plutôt sur le schiste que sur le calcaire ou le granit que l’on retrouve partout ailleurs en Corse. Au-delà du sol, il y a la situation exceptionnelle en plein cœur de l’appellation patrimonio. À deux kilomètres de la mer et à flan de montagne, elle est à la fois préservée des embruns et soumise à des écarts de température qui développent les arômes et les tannins. Issue de la plus belle parcelle, située à 100 mètres d’altitude, à « la croisée des chemins », la cuvée E Croce incarne cet ADN. Les sols variés rendent l’uniformisation difficile. Yves cultive cette diversité pour obtenir de la complexité et la réponse est différente d’une année sur l’autre. On cherche souvent à gommer l’effet millésime en visant la régularité, lui cherche au contraire à l’entretenir : « C’est en s’adaptant à la matière première qu’on apprend réellement à vinifier ». À la différence des cuisiniers qui reprennent aussitôt une recette imparfaite, le vigneron doit attendre un an, avec un jeu de cartes différent.
En quête de pureté
Yves Leccia a l’humilité de ceux qui sont toujours dans la recherche. « C’est mon moteur, et j’arrêterai le jour où je serai fier. » Sa quête ? Retrouver l’identité, la typicité du terroir corse avec les cépages qui la traduisent le mieux. Il a fait le choix de sortir de l’appellation en 2022 pour revenir aux cépages autochtones plus résistants, absents des cahiers des charges. « Une hérésie quand on cherche des solutions face au réchauffement climatique. » Il mise, entre autres, sur le genovese, qui garde son acidité et sa fraîcheur malgré les fortes chaleurs. La vinification, il ne l’envisage qu’en cuve inox, pour retranscrire au mieux l’expression de la vigne. Il veut avant tout produire une boisson plaisante, sans esbroufe ni pirouette stylistique. Et pourtant, l’émotion est là, grâce à un vieillissement habilement maîtrisé. Il assimile le travail des contenants à la chirurgie esthétique « qui modifie la beauté naturelle ». Sa femme Sandrine, avec laquelle il travaille, a plaidé en faveur de l’élevage en barrique. Yves a cédé depuis peu et la cuvée Era Ora est élevée en demi-muids. Il les essaie désormais sur les blancs. Sa bien-aimée alsacienne bouillonne d’idées et voudrait même planter du riesling. Elle n’a pas encore obtenu gain de cause, mais cela ne devrait tarder. « Je ne peux rien lui refuser », affirme Yves, l’œil rieur et amoureux. « Un vigneron est comme un artiste peintre, il lui faut une palette fournie. » Il faut dire qu’Yves Leccia se donne les moyens d’avoir une latitude de travail intéressante. Réaliste résolu et cartésien incontestable, il ne veut pas entendre parler de vin nature. S’il travaille en bio depuis longtemps, il n’est pas encore convaincu par la biodynamie. Il accepte cependant de se prêter à l’exercice pour évaluer sa plus-value. Ses convictions sont établies et difficilement modulables. « Pourtant, je m’arrondis en vieillissant ! », nuance-t-il avec humour. Sacré personnage. Bourru au premier abord, légèrement cynique à certains égards, de la timidité sûrement, l’homme est profondément attachant. Pour le comprendre, il faut se rendre sur place. Regarder, respirer, sentir l’ampleur de l’endroit. C’est l’unique moyen de saisir la beauté de son intention.

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