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Columelle, agronome du Ie siècle, est-il le premier ampélographe de notre ère ? Le Romain déclare que la sagesse consiste « à conseiller de ne planter d’autres espèces de vignes que celles qui jouissent d’une juste réputation, de ne conserver que celles dont l’expérience aura confirmé les qualités […] si le pays est situé dans des conditions telles qu’elles engagent à planter des vignes de renom. Là où il n’y a rien ou peu de chose qui dicte cette détermination, il vaut mieux rechercher la fécondité ».
Ainsi, il y a deux mille ans, dès la naissance de l’ampélographie, la question se pose déjà des aptitudes des cépages, de leur adéquation au terroir et de leurs conséquences techniques et commerciales. Faut-il opter pour une production de qualité ? Ou faire le choix d’une production importante ? De nombreuses pages du livre III de son traité De re rustica sont consacrées à la description des divers cépages et de leurs caractères vitivinicoles. Parmi ceux qu’il évoque, on trouve les biturica, « des vignes qui, bien que de seconde classe, sont recommandables aussi par leur production et leur fécondité » et les allobrogicae qui « ne donnent plus hors de leur patrie qu’un vin sans agrément ». Il est possible que les premiers soient les ancêtres des cépages bordelais et les seconds des bourguignons.
Les choix du passé
À propos des Vitis allobrogica, Columelle signale que certains cépages autochtones semblent particulièrement bien adaptés aux conditions qui prévalent localement. Qu’est-ce qu’un cépage autochtone ? Il s’agit d’un cépage qui provient du lieu où il est cultivé. Or, comment attester de cette origine et la dater ? Columelle ne répond pas à ces questions. Il faut se référer à quelques auteurs du XIXe siècle qui donnent une vision de la situation préphylloxérique et attestent de la présence de cépages patrimoniaux dont ils décrivent les qualités. Victor Rendu est l’un d’entre eux. On le connaît pour Ampélographie française (éditions de 1854 et 1857). À propos des cépages qui font les vins blancs de la Gironde, il précise que « la culture des vignes blanches est à peu près la même dans toute l’étendue des Graves […]. Le sémillon et le sauvignon, mêlés à quelque peu de muscadelle, sont les seuls cépages employés ». Il ajoute que le sémillon occupe les deux tiers des terrains. À la même époque, William Franck, référence dans l’histoire récente de l’œnologie bordelaise, recense une dizaine de cépages blancs en Gironde, au premier rang desquels se retrouvent sauvignon, sémillon et muscadelle, accompagnés de quelques autres plants d’intérêt comme le prueras, le rocholin, ou encore le blanc verdot.
Les modes d’aujourd’hui
Le phylloxera, les règlementations en matière d’encépagement liées aux appellations d’origine contrôlée, l’évolution et les diktats des marché ont sans doute contribué à modifier la situation de l’encépagement du Bordelais. Le sémillon n’y est plus majoritaire. En 2020, il représentait seulement 31 % de l’encépagement contre 54 % pour le sauvignon blanc, 7 % pour la muscadelle, 4 % pour le sauvignon gris et 4 % pour tous les autres. Une situation relativement récente puisqu’en 1958, Bordeaux comptait encore 25 000 hectares de sémillon pour 3 000 de sauvignon. Ce que nous observons à l’échelle de l’encépagement des blancs bordelais est également vrai au niveau national. Jean-Michel Boursiquot, éminent spécialiste en matière d’ampélographie, constate qu’en 1958 les vingt variétés (rouges et blanches) les plus cultivées dans le monde représentaient 53 % du vignoble, tous cépages confondus. Cette proportion atteignait 88 % en 2008. Vingt variétés parmi plusieurs milliers.
Dans les années 1950, Bordeaux produit, en volume, majoritairement des vins blancs. Quels facteurs ont contribué à expliquer la situation actuelle ? Crise économique, perte d’intérêt pour les vins blancs, début d’un profond désamour des consommateurs pour les vins liquoreux (où brille le sémillon, même s’il est utilement complété par du sauvignon blanc) : le vignoble n’est plus adapté. Il y a trois siècles, le philosophe Montesquieu, alors vigneron bordelais, avait lancé cet avertissement : « La Guyenne doit fournir à l’étranger différentes sortes de vins, dépendantes de la diversité de ses terroirs. Or, le goût des étrangers varie continuellement, et à tel point qu’il n’y a pas une seule espèce de vin qui fût à la mode il y a vingt ans qui le soit encore aujourd’hui ; au lieu que les vins qui étaient pour lors au rebut sont à présent très estimés. Il faut donc suivre ce goût inconstant, planter ou arracher en conformité ». En même temps qu’ils se désintéressent des vins liquoreux, les consommateurs plébiscitent les vins blancs secs, acidulés et aromatiques. Le sauvignon blanc tire son épingle du jeu. Trop, peut-être.
Fucking sauvignon
Le succès moderne du cépage est un exemple assez unique d’un moment de concordance spectaculaire entre attentes des consommateurs (moins de sucres résiduels, plus de vivacité et d’immédiateté des arômes), exigences commerciales et avancées scientifiques en matière de recherche œnologique et agronomique. L’arôme du sauvignon est longtemps resté mystérieux et sans doute l’est-il encore en partie. En 1998, à Bordeaux, Takatoshi Tominaga soutient une thèse de doctorat dans laquelle il met en évidence l’importance des thiols dans les arômes du sauvignon blanc. Il démontre, en outre, l’origine variétale de leurs précurseurs inodores et le rôle déterminant des levures fermentaires dans la révélation de ces arômes. Rapidement, l’approche agronomique vise à accumuler ces précurseurs aromatiques. S’ensuit une déferlante de vins blancs secs aux arômes caricaturaux dont la dominante tient parfois plus de l’asperge que du fruit exotique. À Sancerre, l’expression du sauvignon blanc est le plus souvent bien différente : alors qu’il y a des thiols dans le sauvignon, ils s’expriment différemment dans les deux vignobles. Démonstration magistrale des effets du sol, du climat et de l’homme avec ses choix tant viticoles qu’œnologiques. Oui, ce fameux terroir ! Bordeaux, à quelques fâcheuses exceptions près, a retrouvé plus de raison. On trouve dans ce vignoble de plus en plus de beaux sauvignons, mais aussi de superbes blancs secs issus de l’association de sémillon (majoritaire) et de sauvignon blanc. Cet assemblage sémillon-sauvignon, dans cet ordre de proportion, n’est pas qu’un reliquat du passé.
Les tendances de demain
Quant au futur, on peut éventuellement s’en faire une idée avec le projet de création d’une appellation d’origine contrôlée pour les vins blancs du Médoc. En effet, le cahier des charges proposé par l’organisme de défense et de gestion (ODG) de l’appellation prévoit d’intégrer des cépages principaux traditionnels (sauvignon blanc et gris, muscadelle, sémillon), des cépages accessoires (chenin, viognier, chardonnay et gros manseng) dont le total ne devra pas excéder 15 % de l’encépagement et de l’assemblage, ainsi que des variétés d’intérêt à fin d’adaptation (Vifa) comme le floréal, le sauvignac, le souvignier gris, l’alvarinho et le liliorila, dans la limite de 5 % de l’encépagement et de l’assemblage. On trouve par ailleurs à Bordeaux des chardonnays (et quelques rieslings) qui font parler d’eux, en bien. On pourra néanmoins regretter que le cahier des charges de cette future appellation qui tente de préserver le passé en s’adaptant au présent et en préparant l’avenir ne prévoie pas le retour de cépages autochtones oubliés. Certes, aux dires de leurs contemporains qui ont cherché à élaborer des vins de qualité avec ces cépages, on a bien fait de les oublier. Néanmoins certains de ces disparus pourraient peut-être, dans les conditions agronomiques et économiques actuelles, faire preuve d’un regain d’intérêt. Quoi qu’il en soit, la pertinence des orientations en matière de cépages de ce cahier des charges devrait se démontrer et non se décréter.
Les défauts de l’authenticité
Quels que soient les cépages et les terroirs, un choix ad hoc suffit-il à garantir l’obtention d’un vin de qualité ? Rien n’est moins sûr. Aujourd’hui, la mode est à l’authenticité. Ce qui, en matière de vins, peut se traduire par le retour aux terroirs et aux cépages oubliés, mais aussi par l’abandon de la chimie. Au chai, la première victime de cette injonction est le soufre qui donne les fameux sulfites. Bien sûr, il y a eu des abus à leur propos, en particulier dans les blancs bordelais. Qui a goûté une fois dans sa vie un piètre liquoreux muté aux sulfites en garde fatalement un souvenir aussi précis que douloureux. Le soufre a, pour les vins blancs, un rôle essentiel : protéger de l’oxydation ainsi que des micro-organismes. Il remplit cette mission encore mieux si le vin est acide. Or, les vins le sont de moins en moins et les doses de soufre sont en constante diminution, voire inexistantes. À quoi bon revenir aux cépages oubliés si c’est pour laisser les vins en proie à l’oxydation prématurée ou aux goûts de souris ? Ces faux goûts et ces déviances participent-ils à la juste expression des relations entre le cépage, le terroir et les usages loyaux et constants, quels qu’ils soient ?
Rappelons-le : le goût de souris est un défaut majeur, d’origine microbiologique, et un masque absolu du vin. Le vieillissement prématuré des vins blancs entraîne quant à lui pertes de fraîcheur et de typicité. Il est lié à une oxydation prématurée – le soufre est un anti-oxydant, mais ce n’est pas le seul. Elle dépend des caractéristiques du vin, différentes selon la climatologie du millésime et les choix ou non-choix d’itinéraire technique déterminants dans la constitution du potentiel antioxydant des vins. Si l’oxygène est indispensable à notre vie, il l’est aussi à la qualité et la tenue des vins. Il en faut, ni trop ni trop peu. Au premier rang des antioxydants naturels on trouve l’élevage sur lies (et le glutathion, cher à Denis Dubourdieu). La maturité aromatique varie selon les caractéristiques de chaque cépage et les conditions du millésime. Au vu du contexte climatique défavorable aux acidités des vins et au regard des évolutions du goût des consommateurs, il est sans doute urgent d’étudier une notion de « maturité antioxydante ». L’association des cépages et des terroirs permet la naissance de vins dont arômes et saveurs signent l’origine et la qualité, de façon durable et identifiable par les consommateurs avertis. L’humanité a acquis et perpétué ces savoir-faire, ne les abandonnons pas.