Vin blanc, le grand remplacement

Dans les vignobles étranglés par les difficultés commerciales, comme à Bordeaux ou en vallée du Rhône, le blanc s’impose comme une alternative qui permet de reprendre son souffle. Au point de prendre la place des rouges ?


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Le consommateur veut de la fraîcheur. Philippe Pellaton, qui a rempilé pour un deuxième mandat à la présidence d’Inter Rhône fin 2023, l’a bien compris. Le nord de la région a déjà tiré son épingle du jeu avec ses blancs. Le succès de Condrieu et de son appellation qui rend le viognier élégant, est un bon exemple. Hermitage produit un tiers de vin blanc. Et les appellations crozes-hermitage et saint-joseph une proportion significative de blancs, respectivement 10 % et 14 %. La situation n’est pas la même dans le sud, très majoritairement rouge. « J’ai été un accélérateur quand j’ai pris la présidence en 2020. On était à moins de 200 000 hectolitres de blanc. On est désormais à 230 000 hectolitres et notre objectif, c’est 300 000 en 2030 », explique Philippe Pellaton. « Le Rhône, c’est plus de 80 % de rouge. L’idée, c’est d’amortir le risque en développant le rosé et le blanc. Concernant le rosé, on est déjà la troisième région française, mais sur le blanc, on doit progresser. On a travaillé sur deux leviers. Le premier, c’est d’avoir une vision globale de la vallée du Rhône plutôt que de travailler au niveau des appellations et indications d’origine contrôlées. Cela permet de massifier les budgets, d’avoir un vrai discours blanc au niveau régional. À l’export, le budget est de 500 000 euros par an sur trois ans pour promouvoir ces vins. Le deuxième levier, c’est une cartographie des types de blanc avec trois profils, vif et frais, fruité et aromatique, généreux et complexe. C’est une segmentation qu’on peut retrouver dans les appellations. C’est assez novateur. On ne va pas transformer des appellations qui marchent bien en rouge en appellations de blanc, mais on va chercher à le développer là où il y a du potentiel de croissance, sur les crus du Rhône sud. Gigondas peut faire du blanc depuis 2023. Rasteau, vinsobres, beaumes-de-venise vont suivre. Là où ça n’existait pas avant, il faut en passer par l’Inao. L’idée, c’est de planter du blanc sur les terroirs adaptés, plus frais. C’est aussi d’aller chercher des cépages qui apportent de la fraîcheur, comme la clairette, ou même des cépages oubliés comme le bourboulenc ou le picpoul. »

Jouer sur les deux couleurs
Dans le Rhône, au niveau des appellations, la prise de conscience est là. Certaines, comme l’AOC cairanne, ont déjà pris de l’avance. Aujourd’hui comme hier, quand il faisait partie de l’aire d’appellation côtes-du-rhône, ce cru reconnu depuis 2016 a toujours produit une part de vins blancs. Ils représentent 6 % des volumes produits par l’appellation. Mais cela s’accélère et lors de l’événement récemment organisé pour la presse à Paris, elle a présenté autant de vins blancs que de vins rouges. Le phénomène n’est pas nouveau, rappelle Denis Alary, vigneron emblématique du village : « Il y avait beaucoup de blanc avant la Seconde Guerre mondiale, plus de 50 %. J’ai même retrouvé un vieux diplôme de l’exposition universelle de 1868 qui distinguait les vins blancs du domaine. Puis les marchés se sont portés vers les vins rouges. Quand on a déposé un dossier à l’Inao pour que cairanne devienne un cru, il a fallu prouver cette antériorité de production de vin blanc et prouver que la qualité ne concernait pas que les rouges ». Le domaine Alary a toujours proposé une bonne proportion de vin blanc, dont les profils sont très frais, avec des degrés naturels de 13 ou 13,5 degrés d’alcool. « De 15 % de vin blanc environ, je suis passé à 30 %, notamment avec le retour de mon fils Jean-Étienne qui aime les blancs et les rouges avec de la fraîcheur. On a quatre hectares de blanc et deux sont à planter. L’Inao a autorisé la clairette, la roussanne et le grenache blanc en cépages principaux (au moins 70 % de l’encépagement, ndlr), mais on a aussi droit à des cépages complémentaires. On fait des entrées de gamme en appellation côtes-du-rhône, sur la fraîcheur et le fruit et des cairannes plus structurés. Mais on vendange très tôt pour garder l’acidité. On ne part pas en vacances en août. Les vendanges sont de plus en plus précoces. Je rame pour dire à tout le monde de ramasser plus tôt. Ce n’est pas la tradition de la région, qui valorisait plutôt les vins riches. »

Même combat à Bordeaux
Ne dites surtout pas à Philippe Pellaton que cette stratégie « vin blanc » est opportuniste, ça l’agace. « Je me bats contre cette idée reçue qu’on ferait du blanc parce que ça marche. On a toujours eu des cépages emblématiques de blanc, comme le viognier et la clairette. Ce qu’on fait chez nous, dans le Rhône, ça n’est pas ce qu’on fait ailleurs. Le grenache blanc et la clairette apportent de la tension. Le viognier et la roussanne, plus de gras. Je dirige Maison Sinae, bien implanté en appellation côtes-du-rhône villages Laudun, qui deviendra une appellation à part entière en 2024. Aujourd’hui, on a déjà un tiers de blanc. Nos terroirs y sont propices. » À Bordeaux, la production de blanc, qui a toujours existé, devient un réel enjeu. Le Conseil interprofessionnel des vins de Bordeaux (CIVB) vient d’ailleurs de produire un petit argumentaire sur le vin blanc. Il y a douze appellations qui produisent du vin blanc sec à Bordeaux, ce qui représente plus de 8 000 hectares avec une nette domination du sauvignon blanc (45 %) et du sémillon (44 %) pour 56 millions de bouteilles au total. Nicolas Guichard, œnologue conseil, qui est intervenu lors d’une conférence organisée par l’Agence Force 4 sur le blanc à Bordeaux, décidément dans l’air du temps, explique la situation de la région : « Dans les années 1950, 70 % du vignoble bordelais était planté en blanc, surtout dans l’Entre-deux-Mers. Cela donnait du vin de table ou de comptoir qui partait vers l’Europe du Nord par la gare de Coutres, à l’est de Libourne. Mais les Anglais buvaient surtout les rouges, qu’ils payaient plus cher. La région s’est alors mise à arracher ses vignes de blanc pour planter du rouge ou à surgreffer. Aujourd’hui, on se retrouve à arracher des milliers d’hectares de vigne de rouge parce que ça ne se vend plus, parfois sur des terroirs fabuleux pour le blanc et qui ont un potentiel face au réchauffement climatique. Heureusement, il y a plein d’initiatives pour inscrire le blanc dans les cahiers des charges. L’AOC fronsac a fait une demande, l’appellation castillon-côtes-de-bordeaux devrait suivre, bordeaux-côtes-de-francs en fait déjà. »

Le Médoc en avance
Une de ces initiatives vient de l’organisme de défense et de gestion (ODG) des appellations médoc, haut-médoc et listrac-médoc, dirigé par Hélène Larrieu : « On veut inscrire le blanc dans l’appellation médoc. On a déposé un dossier auprès de l’Inao. Il est bien soutenu, y compris par le négoce. On espère qu’il aboutira à partir de 2026. C’est une réflexion ancienne portée d’abord par l’appellation listrac, qui fait pas mal de blanc. Le blanc représente actuellement 208 hectares et cette surface augmente. L’idée, c’est d’avoir une spécificité médocaine. Aujourd’hui, les blancs sont en appellation bordeaux. Nos sols de graves ou calcaires apportent une typicité qui supporte l’élevage et on a la fraîcheur grâce à la situation de l’estuaire ». Le mouvement semble bien général. À Saint-Estèphe, on plante du blanc au château Tour des Termes. Suite à son récent rachat par l’Irlandais Eddie O’Connor, cela fait partie des missions confiées au directeur de la propriété, Julien Brustis. « On a fait six mois d’analyses de sols. On a goûté tous les blancs de la région avec la famille O’Connor pour déterminer ce que l’on voulait. Plutôt que d’aller planter en appellation haut-médoc sur des parcelles peu qualitatives, on a arraché deux hectares de rouge en appellation saint-estèphe pour avoir de beaux terroirs argilo-calcaires. L’intention est de faire en blanc un vin bien meilleur que ce que l’on sortait en rouge au même endroit. On a planté 50 % de sémillon, 40 % de sauvignon blanc, et 10 % d’albariño pour l’apport floral. C’est un cépage qui est autorisé à titre expérimental dans le cadre des Vifa (variétés d’intérêt à fin d’adaptation, ndlr). Les jeunes qui reprennent des propriétés ont envie de faire du vin blanc. Aujourd’hui, on est très nombreux à se poser beaucoup de questions. » Le même questionnement a déjà eu lieu quelques années auparavant au château Fourcas-Hosten à Listrac-Médoc. Éloi Jacob, le directeur général de la propriété, raconte : « En 2006, Renaud et Laurent Momméja ont racheté la propriété. Il y a eu une grande étude des sols. Un peu plus de deux hectares sur calcaire étaient en jachère. On a laissé reposer les sols et on a replanté en blanc. C’est un projet qui a mobilisé l’équipe. C’était aussi le début du bio pour nous. Il a fallu tout choisir, les cépages, les porte-greffes. On a fait plein d’essais, du micro-parcellaire, des élevages différents. Ce laboratoire d’expérimentations nous a aussi fait progresser en rouge. Aujourd’hui, on produit 8 à 10 000 bouteilles de blanc et on le vend plus cher que le rouge parce que c’est beaucoup de travail. Je suis tombé amoureux de ce blanc dès que je l’ai dégusté. Et il est devenu, je crois, une référence du Médoc. Mes confrères de châteaux prestigieux m’échangent volontiers une bouteille de leur rouge contre une de notre blanc. »

À Saint-Émilion, des premiers résultats
Sur l’autre rive, du côté de Saint-Émilion, le questionnement est plus récent ou il a mis plus de temps à aboutir. Au château Fleur Cardinale, Caroline Decoster donne une illustration de ce parcours : « En 2011, on nous propose d’acheter le château Croix Cardinale, 8,5 hectares en appellation saint-émilion et 2,5 hectares en castillon-côtes-de-bordeaux. C’était surtout la partie saint-émilion qui nous intéressait. Notre voisin et ami Jean-Luc Thunevin a pris les vignes en côtes-de-castillon. Quand mon mari Ludovic a pris la direction technique de la propriété en 2017, il avait envie de faire du blanc. Jean-Luc nous a gentiment rétrocédé la parcelle de 2,5 hectares, terroir idéal pour ce projet qui nous tient à cœur et sur lequel on travaille avec l’œnologue Axel Marchal : calcaire, exposé nord, enclavé de forêt. On a arraché et replanté avec des cépages blancs. À notre grande surprise, on n’a mis que trois récoltes à obtenir ce qu’on voulait, un vin blanc qui soit à la hauteur du rouge de Fleur Cardinale. Notre 2023 sera le premier millésime de Fleur Cardinale blanc. On va encore investir dans le chai et les contenants, des foudres en provenance de Sancerre ». Le blanc, dont le prix était en cours de fixation au moment des primeurs, sera plus cher que le rouge. « Il sera vendu au consommateur plus de cinquante euros. C’est un grand vin de terroir, un vin de lieu, en petite quantité (3 000 bouteilles au début, ndlr), avec des investissements importants. »

Faire des pas de côté
Le tempo a été presque le même chez les frères Todeschini au château Mangot, avec une réflexion un peu différente. C’est Yann qui explique : « On avait envie de faire du blanc depuis longtemps. Dès 2014, on a fait un assemblage de chardonnay, roussanne et colombard pendant trois ans, mais on n’était pas content. Ce n’était pas assez identitaire. On avait entendu parler du cépage merlot blanc, quasiment disparu. On s’est lancé grâce à un stagiaire dont le père en avait trois rangs dans le Cognaçais. On a fait des essais, une sélection massale et on a planté en 2019. On ne savait pas trop où on allait. Le cépage avait plutôt mauvaise réputation auprès des anciens. Mais les enjeux des années 2020 ne sont pas ceux des années d’après-guerre. On a aussi planté un peu de sauvignon gris, ce que nous regrettons parce que nous adorons notre merlot blanc. Il n’est pas très aromatique, mais on s’est rendu compte qu’il prenait de l’ampleur si on le laissait reposer, raison pour laquelle on lui laisse six mois en bouteille avant commercialisation. Autrement, il ne voit que la cuve inox pour garder la fraîcheur. On l’a appelé Préface, comme la préface d’un livre à écrire ». L’expérience est originale et le vin se démarque des canons habituels de l’assemblage sauvignon blanc et sémillon. Avec pour force et facteur clef du succès, ce mot qui revient sans cesse : la fraîcheur. Il est commercialisé en dénomination vin de France car le cépage, qui a été très présent dans la région, n’est plus reconnu par les cahiers des charges. « Aujourd’hui, on fait 3 200 bouteilles de blanc. À terme, on compte en faire 8 000. Si on avait planté du rouge, on ne vendrait pas 8 000 bouteilles de plus. Là, en blanc, ça va se vendre sans problème. On est à moins de vingt euros et en bio. Le but, ça n’est pas de faire du vin de riche. »

Feuille blanche
À Bordeaux comme dans le Rhône, deux régions préoccupées par la déconsommation des vins rouges et celle, plus générale, des vins quelle que soit leur couleur, le bon vin se reconnaît simplement. C’est celui qui se vend. Dans ces vignobles qui étaient dominés par leurs rouges, l’avenir devra répondre à une tendance de consommation mondiale. Si le vin blanc fait encore parfois l’objet de méfiance, souvenir des époques où il était systématiquement très sulfité, il est, comme le rosé, plus facile à consommer. Au-delà de ces évolutions de la consommation, l’idée de se diversifier, de faire des choses nouvelles, est également un puissant moteur pour les opérateurs. Comme un peintre qui voudrait élargir sa palette, infléchir son style, le vigneron qui ne faisait jusqu’ici que du rouge trouve là un nouveau territoire à explorer, une occasion de se remettre en question et d’utiliser d’autres techniques. Laissons ainsi le mot de la fin à Caroline Decoster, pour qui il s’agit de « faire quelque chose à nous ».

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