Cet article est paru dans En Magnum #32. Vous pouvez l’acheter sur notre site ici, ou sur cafeyn.co.
Charlotte, l’aventure du groupe a commencé en 2006 avec l’acquisition du château Montrose par votre père, Martin Bouygues.
Charlotte Bouygues : Il est tombé fou amoureux de ce saint-estèphe au début des années 1990. Un jour, alors qu’il est en Californie chez des amis, il boit un montrose 1990. C’est une révélation. Le vin qu’il goûte le transcende. En 2005, la famille Charmolüe, propriétaire du cru depuis plus d’un siècle, décide de vendre. Jusqu’ici, mon père n’avait jamais pensé acquérir une propriété viticole. Montrose, c’était différent pour lui. L’opportunité d’en devenir propriétaire est arrivée comme ça. Quelques mois plus tard, celle d’acquérir le château Tronquoy-Lalande s’est présentée. Pendant dix ans, la famille s’est concentrée sur la qualité. Notre premier chantier a été de refaire l’outil technique. Mon père a toujours eu une vision avant-gardiste et l’envie de faire des grands vins de manière durable. Mettre en place une réflexion environnementale forte était une priorité.
Surtout en ce qui concerne les bâtiments de production.
C. B. : Nous avons mis en place des systèmes précurseurs, voire visionnaires, pour l’époque, avec de la géothermie, une surisolation des murs et l’utilisation de panneaux photovoltaïques. Tronquoy aussi a profité de cette réflexion, avec la construction d’un nouvel outil technique performant, digne de celui d’un grand cru.
C’est un univers dont vous étiez plutôt éloignée ?
C. B. : Mon père a toujours eu une jolie cave. C’est un épicurien attaché aux bons produits. J’ai reçu une éducation aux vins assez classique, avec beaucoup de bordeaux. Cette sensibilité s’est transmise par la famille, sans éducation théorique. Au début, je venais assez peu à Montrose. Je regardais de loin cette aventure dans laquelle mes parents semblaient s’épanouir. À côté du groupe Bouygues, autre chose grandissait. C’était vraiment un achat de passionné, dans l’idée de nous le transmettre un jour. Mon père n’a jamais eu une mentalité de financier. Il fait toujours les choses pour sa société avec une vision patrimoniale. Il aime le temps long. C’est quelque chose qui le caractérise. Il n’achète jamais pour revendre deux ans après.
Avec ces propriétés, votre père réalise aussi qu’il n’y a pas de business plan.
C. B. : Il a compris qu’il fallait beaucoup investir. Il y avait un travail colossal à faire pour le cuvier, pour avoir le meilleur outil technique, faire les meilleurs vins possibles. Dès le début, l’idée était de donner un maximum et de voir après pour la suite. Il a toujours été convaincu par la qualité et la singularité du terroir de Montrose.
Pierre, la vision de la qualité du groupe trouve ses racines à Montrose ?
Pierre Graffeuille : Au moment du rachat, la propriété était bien entretenue. Elle n’était pas dans un état délabré. Il fallait seulement reprendre quelques éléments au vignoble. Par exemple, le palissage n’avait pas été refait depuis longtemps. Il fallait aussi restructurer quelque peu ces 95 hectares d’un seul tenant. On a la chance d’avoir, en plus des vignes, 35 hectares de zones vertes, entre bois et cours d’eau. Ce sont des zones protégées pour la faune et la flore, au sein desquelles il y a une vraie biodiversité. Le domaine est tout proche du fleuve et de l’estuaire, extrêmement large au niveau de Saint-Estèphe. Seule une route nous en sépare. Cette masse d’eau très importante a d’autant plus d’impact. Au printemps, lors d’épisodes gélifs, mais aussi et surtout l’été, le fleuve tempère les excès climatiques, apporte de la fraîcheur.
L’atout de ce terroir particulier est celui des meilleurs crus du Médoc.
P. G. : Le vignoble est assis majoritairement sur ce qu’on appelle communément la “terrasse quatre” dans la classification des terroirs médocains. C’est la plus qualitative et on ne la retrouve pas partout. Peu de crus ont autant de superficie que Montrose sur cette entité géologique. Cette partie, c’est le cœur du grand vin. Elle est essentiellement plantée en cabernet-sauvignon, sur des graves argileuses qui nous permettent d’avoir une alimentation hydrique restreinte, ce dont la vigne a besoin, et régulière. En 2022, je suis rentré de vacances le 17 août. Le vignoble était vert. Par le passé, lors des millésimes très chauds et secs, Montrose a souvent réussi à produire un grand vin, comme en 2003, 2009 ou encore 2018. Ce terroir assez hors norme fait partie de la singularité de la propriété.
Quel est le projet en matière de conduite du vignoble ?
P. G. : Préserver l’identité et le style propres à Montrose. Il y a une restructuration du vignoble qui est en cours, au profit de plus de cabernet-sauvignon. Sur ce point, on s’aperçoit qu’il ne faut pas avoir d’idées préconçues parce que nous avons été surpris par la qualité des merlots et des cabernets francs en 2022. Bien sûr, nous sommes convaincus du potentiel des cabernet-sauvignon, mais les deux autres cépages apportent beaucoup dans l’assemblage.
Vous adaptez vos pratiques pour répondre aux défis climatiques ?
P. G. : On réfléchit à des densités de plantation qui seront demain peut-être moins élevées qu’elles ne le sont aujourd’hui, avec 9 200 pieds par hectare. La question du choix des porte-greffe est aussi au cœur de notre réflexion pour conserver un maximum de fraîcheur dans les raisins et obtenir des maturités plus lentes. Autrefois, leur but était d’amener le raisin à bonne maturité. Aujourd’hui, ce n’est plus une difficulté. Il faut trouver le moyen de conserver de l’équilibre dans les vins, de la fraîcheur et de l’acidité. On mène aussi un large de travail de sélection massale sur tous nos cépages. Le travail du sol a été modifié afin de préserver plus de biodiversité tout au long du cycle végétatif. Les hauteurs de feuillages ont été diminuées pour obtenir des ratios feuille-fruit adaptés au climat et à ses excès.
Cette viticulture de précision a un coût. Mieux valoriser le vin n’est pas une option ?
P. G. : L’objectif numéro un reste de faire les plus grands vins possibles. C’est le mot d’ordre de la famille. Tout en respectant le terroir, l’histoire du cru et le travail qui a été fait par le passé. On ouvre régulièrement de vieux millésimes pour avoir une idée précise du vin de nos propriétés. Maintenant, l’idée est de travailler en partenariat avec la place de Bordeaux et d’être plus sélectif vis-à-vis des acteurs avec lesquels nous souhaitons travailler. Ce mode de distribution nous permet de proposer nos vins dans plus de cent pays à travers le monde. On souhaite faire preuve de loyauté envers ce système performant.
C. B. : L’objectif est aussi de donner à Montrose une image et un univers qui nous permettent d’être transparent auprès du consommateur, tout en valorisant la filière commerciale entre lui et la propriété. Nous sommes convaincus de l’importance du travail des négociants. C’est une force internationale exceptionnelle et notre objectif est de travailler main dans la main avec eux, en créant des partenariats solides et en étant à l’écoute. On souhaite travailler avec un pool plus restreint de négociants pour en faire des ambassadeurs de nos marques, en leur proposant beaucoup de contenus, en leur proposant des masterclass pour leur faire découvrir les vins. L’idée, c’est de renforcer notre présence auprès d’eux et de mettre en place une relation moins unilatérale qu’elle n’a pu l’être par le passé.
Ce chantier concerne aussi Tronquoy-Lalande, dont vous faites évoluer le nom en le simplifiant.
C. B. : Le marché reconnaît la qualité des vins de la propriété. Ce que l’on souhaite désormais pour Tronquoy, c’est raconter l’histoire du cru, différente de celle de Montrose. Pour un consommateur non francophone, le nom Tronquoy-Lalande n’est pas facile à prononcer ni à retenir. Mon ancienne vie chez L’Oréal et TF1 m’a appris à gérer les problématiques de communication selon une logique de portefeuille de marques.
Identifier le consommateur final est donc au centre du projet.
C. B. : Tronquoy est un vin qui peut plaire à un consommateur plus jeune, qui commence à avoir un certain pouvoir d’achat et à s’intéresser aux bons vins, en étant sensible à la qualité. L’idée, c’est de casser les codes. Ce qui est plutôt facile à faire si l’on regarde l’histoire du cru et que l’on se plonge dans ses archives. Tronquoy est l’un des deux plus anciens vignobles plantés à Saint-Estèphe. Son fondateur était un anarchiste révolutionnaire évidemment fâché avec Napoléon III et hostile, de fait, à l’idée de son classement des vins de la Gironde en 1855. Il a toujours été à contre-courant. Par exemple, avec cet encépagement dominé par le merlot, un peu étonnant pour Saint-Estèphe. En nous plongeant dans l’histoire de la propriété, nous voulons prendre le contre-pied de ce qui avait été fait jusqu’ici. Nous avons retrouvé d’anciennes étiquettes où la couleur dominante était le bleu. On l’a remise au goût du jour. On souhaitait aussi avoir plus de transparence en donnant beaucoup d’informations sur la contre-étiquette.
Et puis Tronquoy produit un vin blanc considéré comme l’un des meilleurs du Bordelais.
P. G. : Il participe au rayonnement de la propriété. C’est un axe de travail que nous ne négligeons pas parce que nous sommes convaincus de la qualité et de l’originalité de ce blanc, avec son encépagement entre sémillon et sauvignon gris et son histoire liée à Jean-Bernard Delmas. Si l’on doit planter des vignes pour faire plus de blanc demain, nous ne le ferons que sur les terroirs les mieux adaptés et les plus qualitatifs.
La grande nouveauté, c’est la sortie en primeur du millésime 2022.
P. G. : C’est un changement de stratégie. La propriété était sortie du système de ventes en primeur. Aujourd’hui, nous voulons travailler sur ce projet avec la place de Bordeaux en visant une distribution recentrée sur les marchés français, notamment ceux des bistrots de qualité et des cavistes. Tronquoy sera aussi pour nous un laboratoire d’expériences utiles aux autres domaines, notamment sur des activités de communication digitale ou sur la mise en place de partenariats avec des jeunes chefs. L’idée, c’est d’expérimenter.
En 2017, le groupe a mis un pied loin de Bordeaux avec l’acquisition de l’iconique Clos Rougeard, dans la Loire.
C. B. : En matière d’acquisitions, la stratégie de la famille n’a pas vraiment de feuille de route prédéfinie. L’idée, c’est d’avoir des pépites selon les opportunités qui se présentent, sans attachement géographique. Quand l’opportunité d’acquérir le domaine Clos Rougeard s’est présentée, mon père n’a pas eu forcément conscience d’acheter l’un des domaines les plus désirés de la vallée de la Loire.
P. G. : Là encore, c’est la qualité qui l’a convaincu. En goûtant les vins, il a eu une sorte de révélation et a commencé à s’y intéresser, à mieux comprendre ce qu’était Clos Rougeard. En fait, je crois qu’il ne l’a pas acheté parce que c’était un mythe, mais plutôt parce que c’est un vin qu’il aime.
Rester à Bordeaux n’a donc jamais été un impératif ?
C. B. : On parle de groupe, mais c’est une construction qui s’est faite de manière naturelle et spontanée. La famille ne s’est jamais dit : « Dans cinq ans, je veux qu’on fasse telle taille, qu’on soit dans telle région ». Il n’y a jamais eu de plan. Mon père a toujours été guidé par sa passion. On lui présente des dossiers tous les mois. Pour que la famille s’engage, il nous faut vraiment un coup de cœur pour le lieu, pour la qualité des vins et quelque chose qui va nous relier durablement.
Le fonctionnement est pourtant très différent selon les propriétés.
C. B. : C’est encore plus vrai pour Clos Rougeard. La propriété était très incarnée par les frères Foucault. C’est un challenge pour nous parce qu’en termes de notoriété, la barre est très haute. Aujourd’hui, on veut y travailler dans le respect et la continuité.
P. G. : Tout ce qui a été entrepris depuis le rachat l’a été dans l’esprit de ce que faisaient les Foucault. Au fond, rien n’a changé sur la propriété et les travaux en cours étaient nécessaires. En ce qui concerne la conduite du vignoble, sa tenue, mais aussi sur le sujet des vinifications, notre volonté est de réaffirmer ce qui a été fait par les Foucault. Il n’y avait aucune raison de changer cette vision.
Pour Montrose, développement durable et respect de l’environnement sont au cœur du projet. C’est la même chose à Saumur ?
C. B. : La question ne se pose même pas. Depuis huit générations, la même famille s’est occupée de Clos Rougeard sans jamais utiliser de produits phytosanitaires sur les vignes. Elle y a mené, de père en fils, une agriculture traditionnelle dans ce qu’elle a de meilleur et une viticulture artisanale, presque cousue main.
P. G. : Clos Rougeard était bio bien avant qu’il n’y ait un cahier des charges pour l’agriculture biologique. Aujourd’hui, on veut obtenir une certification pour toutes les propriétés. Tronquoy est déjà intégralement conduit en bio, depuis 2015. Son vignoble sera certifié officiellement en 2024. Montrose et le domaine Henri Rebourseau, à Gevrey-Chambertin, sont en cours de certification. Cette phase est importante, mais ce n’est pas une fin en soi. On veut aller plus loin. Notre cellule R&D, initialement déployée à Montrose, le sera demain pour l’ensemble de nos vignobles. Sur le plan du développement durable, nous essayons de mettre en place un programme complet qui soit le plus vertueux possible.
Au domaine Rebourseau, acquis en 2018, la situation est inédite. La gestion de la propriété se fait avec une famille en place.
C. B. : Ce domaine peut s’appuyer sur des terroirs formidables avec beaucoup de potentiel. C’était important de refaire un outil technique digne de la propriété. L’idée est de continuer à écrire l’histoire de ce domaine bourguignon historique avec la famille. Nous sommes très heureux d’avoir la chance de maintenir en place ce patrimoine. Nous travaillons avec Louis de Surrel qui s’occupe de la partie commerciale du domaine. Personne n’incarne mieux le domaine que lui.
Si on associe Montrose à la famille Bouygues, le lien n’est pas toujours aussi évident, notamment en Bourgogne.
C. B. : Ce n’est pas notre volonté de calquer le modèle de cette grande propriété médocaine sur les autres. Nous avons envie de préserver ce qui fait la singularité de ces domaines. Chacun a des enjeux et des stades de maturité différents. Rebourseau a la chance de pouvoir s’appuyer sur terroirs extraordinaires dans une région très demandée par les marchés. La propriété est portée par le phénomène propre à la Bourgogne, mais le domaine en lui-même, et la marque, n’ont pas encore le rayonnement que l’on souhaite. C’est notre challenge.
Vous avez aussi des activités à Cognac. Elles sont en pleine croissance.
C. B. : Mon père a commencé à s’intéresser au cognac après les acquisitions de Montrose et Tronquoy. Il fait partie du Club des Cent, un club gastronomique. Un jour, l’un de ses bons amis l’a introduit auprès d’un monsieur dans la région qui lui a vendu un vieux stock d’eaux-de-vie. Il a décidé d’avoir ses propres interprétations du cognac, avec Montrose Réserve par exemple, dans des volumes confidentiels et sans ambition commerciale pour le moment. Petit à petit, la famille a acquis des vignobles et des alambics, en rachetant successivement trois propriétés et en menant des travaux de grande ampleur sur les deux sites de distillation.
P. G : Il n’y a pas de marque aujourd’hui. Les eaux-de-vie de qualité sont destinées à vieillir, on les garde pour constituer un paradis. Le reste, on le vend aux différentes grandes maisons locales.
Le groupe s’est considérablement agrandi depuis 2017. Que représente votre arrivée dans son histoire ?
C. B. : Pierre et moi arrivons à un moment important de cette aventure. Jusqu’ici, Bordeaux était au centre du projet. Nous entrons dans une phase où il nous faut le développer dans les différentes régions et consolider notre stratégie globale. L’idée est de la structurer de manière plus transversale, de créer des synergies entre les régions, de partager les savoirs entre les domaines.
Pierre, vous êtes habitué à diriger plusieurs propriétés en même temps. Cette fois, la situation est différente ?
P. G : Avant cette expérience bordelaise, j’ai eu la chance de travailler dans différentes régions, dans différents pays. J’ai une formation technique d’ingénieur-œnologue et travailler dans un groupe qui possède plusieurs propriétés en France n’a pas été une totale découverte pour moi. J’avais besoin d’un nouveau défi, de sortir de ma zone de confort. Je pense que notre duo arrive au bon moment. Le challenge est assez fantastique.
Charlotte, ce retour à la terre, finalement assez soudain, était inévitable ?
C. B. : J’ai travaillé dix ans dans deux grands groupes et j’ai vécu sept ans aux États-Unis avant de revenir en France. J’avais envie d’une aventure entrepreneuriale dans laquelle sentir que j’avais un vrai impact sur les choses. C’est un peu galvaudé, mais je crois que je voulais quelque chose de plus authentique. J’ai été élevée à la campagne et j’ai un rapport très fort à la terre. J’apprends beaucoup, je me forme. Bien sûr, je suis sensible aux univers de communication, mais je pense sincèrement que la dégustation d’un verre de vin ne se résume pas juste à une bouteille ou à une étiquette. Autour, il y a un univers, des valeurs et surtout une expérience. Pour Pierre et moi, ce dernier point est essentiel. Bordeaux peut parfois être vu comme un monde distant et inaccessible. Tout en maintenant la belle image de nos domaines, il y a aussi un travail à faire vers plus d’accessibilité.
Photos : Fabrice Leseigneur.