Avec l’arrivée de grands acteurs du monde du luxe, la Provence suit le modèle économique de la champagne. Y perdra-t-elle son âme ?
par Philippe Richard
Cet article est paru dans En Magnum #32. Vous pouvez l’acheter sur notre site ici. Ou sur cafeyn.co.
De mémoire de vigneron provençal, on n’avait jamais vu ça. Avec une transaction estimée entre 400 et 450 millions d’euros, la vente du château Minuty au groupe de luxe LVMH avait de quoi faire parler. Ces chiffres rivalisent désormais avec ceux qui ont cours depuis longtemps à Bordeaux ou en Bourgogne. Indubitablement, la Provence est en train de changer de visage. C’était encore il y a peu la destination préférée des chefs d’entreprises qui, après avoir revendu leurs affaires, cherchaient un lieu de villégiature confortable avec un peu de vigne autour pour faire leur propre rosé. « Jusqu’en 2018-2019, les investisseurs n’étaient pas dans le monde du vin », confirme Florent Audibert, qui gère le vignoble de La Courtade, propriété du gestionnaire de fonds Edouard Carmignac, sur l’île de Porquerolles. « Ils agissaient par plaisir, par souci de diversification de leur patrimoine, parfois pour faire de l’optimisation fiscale, mais ils avaient toujours cette idée de faire du vin. » En dix ans, ce phénomène a permis de professionnaliser de manière importante à la fois la production et la distribution. Nombreux sont les grands noms de l’industrie ou du show-biz à s’être laissé envoûter par les charmes de la Provence, notamment dans le Var. On y croise Vincent Bolloré au domaine de la Bastide Blanche à Bandol et à La Croix-Valmer, la famille Wertheimer (Chanel) à Porquerolles au domaine de l’Ile, Michel Reybier aux domaines de la Mascaronne et de Lauzade, au Luc, Roger Zannier au château Saint-Maur à Cogolin, etc. Hollywood a aussi craqué pour la Provence, à l’image de George Lucas au château Margüi, de Brad Pitt à Miraval et de son comparse George Clooney au domaine du Canadel.
Une réserve de chasse
Depuis, la Provence est devenue le nouveau terrain de chasse des grands groupes du luxe ou des boissons alcoolisées. Aujourd’hui, les têtes de pont s’appellent LVMH, Pernod-Ricard ou encore Stephane Courbit. Le premier groupe de luxe mondial avait mis un pied dans la région en 2019 avec l’acquisition du château Galoupet. S’en est suivie une prise de participation dans le château d’Esclans, aux côtés de Sacha Lichine, le Jas d’Esclans et désormais le château Minuty. Le groupe est en capacité de produire chaque année plus de 25 millions de bouteilles. Stéphane Courbit, associé pour l’occasion avec le couple Bruni-Sarkozy et la famille bordelaise Prats, est pour sa part l’heureux propriétaire du château Beaulieu, du domaine de Cantarelle et du château d’Estoublon, soit 600 hectares de vignes. Quant à Pernod-Ricard, après avoir acquis le château Sainte-Marguerite, le groupe serait sur le point de conclure une nouvelle acquisition. Si ces grands noms débarquent désormais en Provence, ce n’est pas le fruit du hasard. Le rosé est la nouvelle couleur qui a le vent en poupe. Selon la dernière étude de l’observatoire mondial du rosé (qui remonte à 2021), sa consommation mondiale atteint 23,6 millions d’hectolitres, une augmentation sensible de 23 % depuis 2002. Sur la même période, la consommation globale de vin, toutes couleurs confondues, baissait de 2 %. Mieux, à l’export, les vins rosés voyagent bien. Les rosés français se vendaient en 2019 en moyenne 3,79 euros la bouteille contre 1,57 euros pour l’ensemble des rosés de la planète. « Le rosé crée du lien, il est convivial, non prétentieux », dit Valérie Rousselle, propriétaire du château Roubine, comme pour expliquer cet engouement pour la couleur. Elle ajoute : « Le rosé a remplacé le champagne sur les plages de Saint-Tropez ». L’anecdote est symbolique du changement de perception de cette boisson.
Ainsi, le développement de l’activité de ces grands groupes passe désormais par la Provence. Avec leur expérience, notamment en Champagne, il leur est facile d’adopter une stratégie de marque. « Le rosé est un produit qui peut être dupliqué de manière industrielle », décrypte Stéphane Paillard, dirigeant du Bureau Viticole, spécialiste des transactions foncières à Saint-Rémy de Provence. « Il suffit d’établir un cahier des charges avec un partenaire précisant le degré d’alcool, la nuance de couleur et l’arôme dominant. En investissant en Provence, ces groupes achètent un ticket d’entrée. Il est tout à fait possible, en effet, de produire des millions de bouteilles avec seulement quelques hectares. Soit vous faites comme Minuty en achetant du vin à d’autres producteurs, soit vous copiez le modèle de Sacha Lichine en achetant du raisin, soit vous faites comme le château de Berne et vous prenez des vignes en fermage. » Le corollaire de ces arrivées est, bien entendu, une forte pression sur le foncier. « La surenchère sur la Provence a évidemment fait monter les prix des terres », constate Florent Audibert. « Il y a vingt ans, l’hectare se vendait 20 000 euros. Il y a dix ans, il était déjà à 40 000 euros. Désormais, il peut atteindre 150 à 200 000 euros sur la côte. » Une fièvre qui n’est pas prête de retomber ? « Lorsque nous avons cherché une propriété, j’ai pu voir tout et son contraire », confirme Laurent Fortin, directeur général des propriétés viticoles de Christian Roulleau, qui possède le château Dauzac à Margaux et, depuis septembre 2022, le domaine de La Bégude à Bandol. « Notamment des propriétés acquises par des patrons qui avaient vendu leur boîte et qui avaient construit un domaine à leur main, surdimensionné, donc totalement invendable. J’avais même commencé à m’intéresser à une propriété. Lorsque les propriétaires ont su pour le compte de qui je travaillais, le prix de vente a grimpé de 10 millions. »
Un terrain miné
Pour le moment, les vignerons provençaux ne s’inquiètent pas outre mesure de ce changement de paradigme. « L’arrivée de groupes comme LVMH va permettre de développer encore plus les rosés premium. Ils ont compris que les gènes du rosé sont en Provence. Et nous n’en sommes même sûrement qu’au début », estime Eric Pastorino, président du conseil interprofessionnel des vins de Provence, qui réfute le terme de champagnisation, ce modèle où les grands acteurs possèdent peu de vignes mais produisent la grande majorité des bouteilles. C’est pourtant le chemin que la région semble prendre. « LVMH ambitionne de maîtriser 60 % du marché des côtes-de-provence », croit même savoir Stéphane Paillard. En tout état de cause, les vignerons acceptent sans vergogne de suivre la roue du géant du luxe. Lorsque la famille Matton signe il y a deux ans un accord avec Moët-Hennessy, c’est d’abord pour profiter de son circuit de distribution en Asie, où Minuty avait du mal à entrer. Philippe Shaus, le président-directeur général de Moët-Hennessy, ne dit rien d’autre dans le communiqué de presse scellant en février 2023 la prise de participation majoritaire : « Cette alliance, mue par une forte demande à l’export, permettra de renforcer le développement des vins Minuty à l’international, ce qui profitera à l’ensemble de la filière rosé de Provence ». Ce coup d’accélérateur permettra à la région d’assoir un peu plus sa position stratégique. La France est le principal exportateur de rosé en termes de valeur, alors qu’elle n’est que deuxième derrière l’Espagne en termes de volume. Il aura aussi son revers de la médaille. « Avec la hausse de la valorisation des vignes, les domaines familiaux pourraient être vite confrontés à des problèmes de transmission », anticipe Pierre-Olivier Turbil, administrateur de Vinéa Provence, membre de Vinéa Transaction, leader dans la transaction viticole. Avec toujours la même équation : au changement de génération, faute de pouvoir payer les droits de donation ou de succession permettant d’assurer la continuité familiale, certains domaines se retrouveraient obligés de vendre.
Crédit photo : Emmanuel Goulet