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Des terres noires de l’Etna aux plaines luxuriantes des abords de Palerme, il se dégage de la Sicile une certaine dureté, une énergie indomptable, si bien décrites dans les nouvelles de Pirandello, que l’on se plaît à retrouver dans ses vins tantôt fumés, souvent amers, rarement légers. Bénie par un climat qui lui permet d’échapper à nombre de ravages, la première région viticole d’Italie en termes de superficie apparaît encore difficile à appréhender, à la fois sauvage et rustique, majoritairement dominée par les cantina social, produisant des vins de table et de pays qui peinent à exister hors de ses frontières. Touchée plus tardivement par la crise du phylloxéra, elle a été utilisée par plusieurs pays européens comme une commode solution de repli, ce qui semble expliquer que l’on y trouve encore aujourd’hui plusieurs cépages internationaux aux côtés de variétés autochtones qu’une nouvelle génération de vignerons s’évertue à remettre au goût du jour, parmi lesquels la désormais célèbre Arianna Occhipinti.
Regard félin, cheveux de jais et charisme de madone, Arianna semble incarner à elle seule le potentiel immense d’un vignoble sicilien qui échappe à l’indolence des paysages de Méditerranée. Installée depuis 2004 au cœur de la DOCG Cerasuolo di Vittoria, sur une terre d’un rouge profond balayée par les vents descendant des monts Hybléens, la vigneronne originaire de Marsala a suivi dès l’adolescence le chemin tracé par son oncle Giusto, fondateur de la cave COS, tout en revendiquant avoir été profondément influencée par la première génération de vignerons « nature » de l’autre côté des Alpes : « Des figures telles que Marcel Lapierre, Vincent Joly ou Stéphane Bernaudeau m’ont beaucoup inspirée. Ils représentaient pour moi le meilleur chemin à suivre, et sans doute le seul ». Avec une production initiale limitée à 2 000 cols de Frappato et 2 000 de Nero d’Avola, personne n’aurait pu imaginer qu’elle se retrouverait un jour à la tête d’une production de 160 000 bouteilles se déployant en une dizaine de cuvées issues de cépages autochtones aux noms délicieusement baroques (Albanello, Grillo, Zibibbo, Catarratto) et distribuées dans plus de soixante pays.
Un projet durable
Ce succès s’explique en partie par la singularité d’un modèle agricole ayant piqué la curiosité de la presse internationale et des bistrots parisiens, basé sur la polyculture, l’expression brute du terroir et l’incarnation : « Nous vivons une époque où le désir de boire a été remplacé par celui de paraître, avec pour conséquence une déconsommation qui touche majoritairement les gros producteurs au bénéfice de ceux qui parviennent à sortir du lot, à mettre en valeur les cépages locaux et à créer un écosystème vertueux sur leur territoire ». Vignes, oliviers, céréales, câpres et arbres fruitiers cultivés sur des sols sains et sans aucun intrant chimique ont contribué à la propulser au rang de véritable modèle de vertu agricole. Un statut dont elle ne nie pas les potentielles zones d’ombre, qui l’ont forcée à faire preuve d’une discipline raide comme la justice. « Le monde du vin est éminemment narcissique. Il faut l’être un peu, y puiser ressource et motivation, mais j’ai choisi de refuser une médiatisation qui devenait trop forte afin de garder les pieds sur terre », souligne-t-elle avec sagesse. « Il ne faut pas oublier que le vin nature est un moyen et non une fin », poursuit celle qui déplore les dérives d’un milieu gangrené par l’opportunisme, où l’on finit par parler exclusivement de vinification et non de viticulture, ce qui contribue à brouiller les pistes et à faire exister des vins bourrés de défauts qui nuisent à l’image du vin nature dans son ensemble. Si elle n’ignore pas les risques auxquels va devoir faire face un vignoble dont le climat tend à rejoindre celui des déserts d’Afrique du Nord, elle se défend de toute tentation d’abandon. « On me demande pourquoi je n’arrête pas pour “vivre ma vie” », s’étonne-t-elle dans un éclat de rire. « Mais je la vis déjà au maximum, je suis très heureuse d’être là où je suis et d’avoir réussi à fédérer une équipe soudée, qui est la condition sine qua non d’une vision à long terme. La Sicile doit se concentrer sur ce qu’elle a de plus précieux : ses cépages, son terroir et sa biodiversité. Quant à moi, je dois encore passer un cap. Mon objectif ultime, c’est de créer un projet qui me survive. »