Un monde sans cuivre

Indispensable pour lutter contre la plupart des maladies fongiques et bactériennes qui ravagent la vigne, le cuivre est aussi l’objet de tous les débats. Entre fantasmes, dangers et recherches d’alternatives, le vignoble est aujourd’hui à la merci de cette dépendance. Dangers


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Le mildiou (mildew) est arrivé en France il y a 150 ans. On le décrit pour la première fois à Coutras, dans le Sud-Ouest, en 1878, suite à l’importation de vignes américaines pour lutter contre le phylloxéra et l’oïdium. La France, durement touchée par le phylloxéra, se lance dans l’innovation variétale en hybridant ses vitis vinifera avec ces vignes sauvages afin de profiter de leur résistance à ce ravageur. Le mildiou qui les accompagne se répand à ce moment-là dans le monde entier. Le vitriol bleu, notre sulfate de cuivre, est déjà bien connu des alchimistes ainsi que des agriculteurs. Il est en effet utilisé pour la conservation des semences et des pommes de terre. Dans le Médoc, au château Dauzac, Ernest David faisait ainsi badigeonner de vitriol bleu les vignes bordant les voies de circulation pour empêcher vols et grappillage. En 1882, l’ampélographe Alexis Millardet, professeur de botanique à la faculté de Bordeaux, travaille sur l’hybridation des vignes. Il remarque que les vignes ainsi traitées ne sont pas atteintes par le mildiou. Avec Ulysse Gayon, il a l’idée de neutraliser le vitriol bleu en diminuant son acidité à l’aide de chaux éteinte pour en faire un outil de protection. La « bouillie bordelaise » naît en 1885, fongicide de synthèse permettant de prévenir le mildiou obtenu par action de l’acide sulfurique sur le cuivre, puis ajout de chaux. En viticulture, parler de cuivre revient ainsi le plus souvent à parler de « bouillie bordelaise ». Seul produit homologué en viticulture biologique, le cuivre détruit les spores de mildiou, sans action curative. Strictement préventif, il impose au viticulteur de ne pas se laisser dépasser par la pression de contamination. Ceci est d’ailleurs vrai pour tous les vignerons puisqu’il est aussi utilisé par ceux qui ne sont pas en bio.

Chacun sa dose
Le cuivre est un « produit de contact », c’est-à-dire qui ne pénètre pas la plante, à la différence des produits dits « systémiques ». Il reste à la surface du feuillage. Son action est dite « multisites » car elle agit à plusieurs niveaux. Sur l’activité respiratoire du mildiou, sur son activité membranaire et, plus généralement, sur ses enzymes. Cette capacité lui permet d’échapper aux phénomènes de résistance que, tôt ou tard, le mildiou développe contre des fongicides à l’action moins diversifiée. De nombreux produits systémiques perdent ainsi de leur efficacité. Le seul moyen de retarder l’émergence de souches résistantes est d’appliquer ces produits en alternance avec du cuivre. Ceci permet aussi de limiter les quantités utilisées pour ce dernier. Puisqu’il agit de manière préventive en s’attaquant aux spores du mildiou avant que celles-ci ne se développent, il faut l’appliquer avant les pluies favorables au champignon et à son développement. Bonne nouvelle : le cuivre étant très stable, il n’y a théoriquement pas besoin d’en remettre souvent. Mauvaise nouvelle : puisqu’il s’agit d’un produit de contact, les jeunes pousses ne sont pas protégées si elles se forment après le moment du traitement. On considère généralement qu’une croissance de vingt centimètres impose une nouvelle application. Lessivée par les pluies (à partir de vingt millimètres d’eau), la vigne n’est plus protégée par le cuivre appliqué, ce qui impose un nouveau traitement pour que la prévention reste efficace. Encore faut-il que l’état des sols permette d’entrer dans la vigne pour le faire. Il existe heureusement des formulations de cuivre permettant une certaine adaptation. Didier Charton, vigneron bio en appellation montagny au domaine Charton-Vachet mixe ainsi les formulations : hydroxyde en début de campagne si la saison est facile ; oxyde cuivreux en cas de fortes pluies annoncées et fin de campagne. « Une année comme 2024, durant laquelle il a plu sans arrêt et de manière intense, j’ai systématiquement eu recours aux deux formulations. L’oxyde cuivreux résiste mieux au lessivage et libère les ions plus lentement. L’hydroxyde est libéré rapidement, mais se lessive vite. » En raison de sa toxicité, le cuivre est soumis à une dose maximum d’utilisation. Celle-ci a récemment été fixée à vingt-huit kilos lissés sur sept années consécutives, soit une moyenne de quatre kilos de cuivre par hectare et par an. Une dose que l’on peut parfois dépasser, à condition de respecter la moyenne septennale. Par exemple, en Touraine, au domaine de la Rochette, Vincent Leclair a dû utiliser six kilos de cuivre par hectare en 2024, répartis en quatorze traitements, tandis qu’en 2022, année plus sèche, il n’avait eu recours qu’à moins d’un kilo par hectare, répartis en cinq traitements. Lors d’une climatologie dégradée, ce lissage peut être problématique. Des années comme 2023, et surtout 2024, caractérisées par des pluies régulières, obligent à traiter sans cesse, au risque de largement dépasser la dose moyenne et au point de ne plus pouvoir parfois respecter le seuil des vingt-huit kilos sur sept ans.

Le cauchemar du bio
En période de risque de contamination maximum, avec une forte pression du mildiou lors du développement du feuillage de la vigne, on peut appliquer jusqu’à 500 grammes de cuivre en un seul traitement. Il est parfois nécessaire d’effectuer plus de dix, quinze, voire vingt traitements au cours de l’année. La pression de mildiou peut devenir ainsi tellement importante, et de façon si répétée, que certains vignerons en viennent à devoir choisir entre maintenir une culture biologique certifiée et perdre tout ou partie de leur récolte, ou l’abandonner pour sauver ce qui peut l’être. Sur la rive droite de Bordeaux, Nicolas Thienpont, vigneron connu autant que reconnu, précise : « En conversion bio depuis 2021 sur mes presque 90 hectares en appellations francs et castillon, je me suis vu contraint d’arrêter en mai 2024 pour avoir recours à des produits de synthèse face à la trop forte pression du mildiou. Nos équipes de tractoristes ne tenaient plus psychologiquement et physiquement. Au cours d’une même semaine, elles ont parfois appliqué jusqu’à trois traitements, tous systématiquement lessivés par plus de vingt millimètres de pluie. Le merlot, cépage sensible à cette maladie, avait déjà donné des petites récoltes les années précédentes. Nous avons donc préféré abandonner le bio, de peur de tout perdre, alors que notre certification allait être acquise à la fin de l’année. Nous sommes restés en bio pour nos blancs, qui sont moins sensibles. Si nos rouges n’étaient que du cabernet, ou si nous étions dans une autre région moins atlantique, l’issue eut été différente ». Au-delà de ses contraintes réglementaires, le bio a un impact considérable sur le temps de travail et les besoins en personnel. Il implique des passages plus fréquents et donc une majoration de la consommation de carburant et plus d’usure de matériels, qui sont des investissements lourds. Après une carrière dans l’informatique, Vincent Leclair a repris l’exploitation familiale en 2014. Encouragé par une succession d’années sèches, il a commencé la conversion bio en 2019. Conversion graduelle sur cinq ans, quatre, puis dix, puis vingt hectares et enfin tout le domaine. Soit cinquante hectares à basculer en bio et les investissements qui vont avec, aussi bien en termes de matériel qu’en ressources humaines : « Ce doit être une conviction personnelle avant tout. Mais je ne pensais pas que ce serait aussi contraignant. Rien n’est facile. En 2023, on y est arrivés. En 2024, on a été débordés de tous les côtés. Ce n’est vraiment pas agréable à vivre. Tout ça pour récolter un quart de récolte normale. Heureusement que la récolte 2023 avait été bonne, mais ce sera juste de passer l’année. Et s’il y en a une deuxième comme ça… À chaud ? J’arrête tout. En y réfléchissant, je me dis que c’était exceptionnel. Bien sûr, on le revivra. Le plus tard possible ! Je crois que je n’ai pas d’autre solution que le bio pour valoriser mon travail et la qualité de mes vins. J’exporte 75 % de mes vins et certains pays y restent sensibles ».
Un sujet de recherche
Et ce cuivre, que devient-il, une fois lessivé par la pluie ? On va le retrouver dans les eaux et dans les couches superficielles du sol. Il est néfaste à la vie microbienne et peut s’accumuler dans le sol. Plus le sol est acide, moins il est riche en matière organique, plus cette accumulation de cuivre lui est préjudiciable et peut mener jusqu’à l’impossibilité de nouvelles mises en culture de vignes ou de blé. Cela est cependant peu probable aux doses actuelles en vigueur. Et sur les raisins ? Peut-il y avoir des résidus de cuivre sur la vendange ? Aucune inquiétude pour notre santé, il ne reste que très peu de cuivre dans le vin. Les levures le fixent sur et en elles, de façon automatique, passive et naturelle. Celui-ci est ensuite évacué avec elles. La problématique du cuivre en cave est d’abord fermentaire. Comme il s’agit d’un fongicide, il cible les champignons microscopiques responsables de la fermentation. Si certaines levures y sont plus tolérantes que d’autres, le cuivre diminue leur aptitude au transport des sucres, ce qui peut causer des troubles fermentaires. C’est encore pire pour les bactéries responsables de la fermentation malolactique, nettement plus sensibles. On a ici l’explication de troubles fermentaires, en particulier en flore indigène. De plus, il est fréquemment rapporté que la présence de cuivre dans les moûts blancs et rosés déprécie l’aromatique du vin en diminuant sa teneur en composés thiolés comme en esters. De surcroît, des travaux récents semblent indiquer que certaines levures se sont adaptées au cuivre et que cette résistance a un prix, en favorisant notamment la surproduction de sulfure d’hydrogène, la molécule responsable de l’odeur d’œuf pourri. Le cuivre reste l’unique solution pour des pans entiers de la viticulture. Ce n’est pas une panacée mais, malgré ses limites, il semble aujourd’hui impossible de s’en passer. Les professionnels cherchent à diminuer son utilisation à l’aide de moyens différents et convergents : amélioration des modèles prédictifs, outils d’aide à la décision, meilleure utilisation des produits de traitement, développement de méthodes différentes et complémentaires, etc. La recherche avance. Il faut simplement que le climat et les législateurs lui laissent un peu de temps. Car c’est bien d’une course contre la montre dont il s’agit.

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