Charlotte Mignon : « La clé, c’est de surprendre »

Nouvelle directrice générale du château Larrivet Haut-Brion, Charlotte Mignon réinvente l'approche de cette propriété avec le projet du « vignoble du futur ». Entre prise de risque et volonté d'avancer, elle détaille sa vision et sa quête d'un bordeaux en phase avec son époque


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Charlotte, vous venez d’être nommée directrice générale du château Larrivet Haut-Brion avec la volonté de continuer à y déployer un projet fort, intitulé « vignoble du futur ». Concrètement, en quoi consiste-t-il ?
Tout a commencé il y a quatre ans, lors d’une discussion avec Bruno Lemoine et François Godichon au sujet d’une parcelle très particulière du château. Située en plein cœur du vignoble, elle ne parvenait pas à produire de grands raisins, malgré une belle veine de graves qui, en théorie, aurait dû garantir de bons résultats. Cette parcelle, achetée à une autre propriété dix ans plus tôt, avait pourtant fait l’objet d’études de sol approfondies. Mais rien n’y faisait et il fallait prendre une décision quant à son avenir. Nous avons d’abord tenté d’adapter notre manière de la cultiver, sans succès. Il ne restait alors que deux options, arracher totalement ou complanter progressivement. La seconde solution demandait trop de temps, nous avons donc choisi la première.

On imagine que la question s’est posée de savoir s’il fallait replanter à l’identique ou tout repenser ?
C’est là que tout a basculé. À peu près au même moment, par hasard, un naturaliste s’est passionné pour le parc du château, un espace de 12 hectares que nous voyions tous les jours sans en mesurer pleinement la richesse. Il nous a demandé carte blanche pour l’étudier et, pendant un an, il a réalisé un inventaire des espèces présentes. Les résultats ont été une révélation. Nous avons découvert un écosystème exceptionnel, avec des martin-pêcheur, des loutres et bien d’autres espèces. En prenant du recul, nous avons aussi constaté que le château était entouré de 70 hectares de forêts, auxquelles s’ajoutaient celles de nos voisins. Et cette fameuse parcelle se trouvait justement au carrefour de tous ces espaces naturels.

Le projet a donc été de les relier entre eux ?
Et de recréer des corridors écologiques entre ces différentes zones, les forêts, le parc, les étangs et les rivières. Pour cela, nous avons opté pour l’agroforesterie. Un projet ambitieux, puisque nous engageons 12 hectares, soit 17 % du vignoble de la propriété. C’est un pari risqué, à la fois en termes de rendement et d’incertitude sur les résultats, mais c’est un projet de long terme, pensé sur quinze à vingt ans. Les premières vendanges auront lieu en 2030 et, pour obtenir de grands raisins, il faudra attendre encore au moins quinze ans.

Avec quels arbres la vigne va-t-elle cohabiter ?
Nous avons repensé la parcelle en intégrant des haies de différentes hauteurs tout autour et à l’intérieur du vignoble, ainsi que des rangs de paulownias. Ces derniers, considérés comme des « arbres du futur », poussent vite et haut, créant de l’ombre et favorisant l’évapotranspiration. Ils possèdent aussi des racines pivotantes qui aèrent naturellement les sols. Nous avons travaillé avec l’association Arbres et Paysages en Gironde pour sélectionner des végétaux endémiques, parfaitement adaptés à notre terroir. Nous avons alterné les rangs d’arbres et de vignes, car intégrer des arbres au sein même des rangs n’était pas envisageable d’un point de vue viticole. Toute la subtilité du projet réside dans cet équilibre, innover sans compromettre la conduite du vignoble. Nous avons bon espoir que cette approche produise de grands vins, mais il faudra être patient. Sur l’échelle du domaine, c’est le premier projet d’une telle envergure depuis son rachat par la famille Gervoson en 1987. Il reflète l’identité du château, moderne, novateur et tourné vers l’avenir.

Et quels outils vous permettront de mesurer son impact ?
Nous avons installé des boîtiers développés par le Muséum d’Histoire naturelle de Paris. Ils mesurent le passage d’insectes, véritables indicateurs de biodiversité, et captent aussi les ultrasons des chauves-souris. Pour l’instant, la parcelle est encore en transition, mais l’objectif est de suivre son évolution dans le temps. Nous avons également fait appel à l’agence Biosphères, un cabinet de conseil qui ne se spécialise pas dans la vigne. C’était une volonté de notre part de travailler avec des experts extérieurs à la viticulture, capables d’apporter un regard neuf. Ils collaborent notamment sur le verger du futur d’Andros et nous trouvions intéressant de croiser les approches. Ce projet s’accompagne d’un suivi attentif. Bien sûr, nous évaluerons la qualité gustative des raisins, mais aussi l’impact sur la biodiversité. Dans cette dynamique, nous avons rejoint la Convention des entreprises pour le climat (CEC), un collectif national. Nous débutons le programme Nouvelle-Aquitaine, qui réunit entre 60 et 80 entreprises de secteurs variés, afin de repenser nos modèles économiques vers des pratiques plus régénératives. À mes yeux, le « vignoble du futur » n’est qu’un point de départ. L’ambition est d’étendre cette démarche à toute l’entreprise. Il faut toujours questionner nos pratiques, se remettre en cause et avancer.

À ce sujet, comment avez-vous convaincu la famille de s’engager dans un projet aussi ambitieux ?
Ils nous font confiance et sont conscients qu’il faut faire évoluer les choses. Le temps est le seul véritable enjeu, mais au-delà de cette attente, il n’y a pas d’obstacle majeur. La famille, présente depuis quarante ans sur la propriété, soutient pleinement notre démarche et notre quête de qualité. Au départ, c’est une expérimentation. Nous verrons comment elle fonctionne et, si les raisins gagnent en qualité, nous pourrons envisager d’adapter cette approche à d’autres parties du vignoble. Sur le plan parcellaire, je ne m’interdis rien. Durant les dix premières années de récolte, pourquoi ne pas vinifier séparément cette parcelle, voire explorer la voie du monocépage ? Ce serait intéressant d’expérimenter.

Parlez-nous un peu de vous et de votre parcours.
Je suis originaire de la région parisienne et j’ai toujours voulu travailler dans le vin. Ma première expérience dans le secteur s’est déroulée au Brésil, lors d’une année de césure. Cela m’a permis de confirmer mon intérêt pour cet univers. J’ai alors travaillé pour un importateur qui possédait une boutique et qui organisait des dîners avec les clients. Un soir, lors d’un événement consacré à la Champagne, nous avons projeté des images des vignobles sous la neige. L’émerveillement dans le regard des convives a été une révélation pour moi. C’est à ce moment-là que j’ai compris que je voulais en faire mon métier. Après mon école de commerce, j’ai commencé en Champagne. J’ai rejoint la maison Krug, où je travaillais sur la partie commerciale et la formation des équipes de vente. Très vite, j’ai échangé avec Julie Cavil au sujet de son parcours et découvert qu’elle avait effectué une reconversion par passion, quittant le monde de la communication et de la publicité pour devenir œnologue, avant de devenir la cheffe de cave que l’on connaît aujourd’hui. Cela a semé une graine en moi, je me suis dit que c’était possible. Travailler chez Krug a été une chance inouïe. Découvrir une maison prestigieuse, échanger avec des passionnés et m’imprégner du produit a été une expérience fondatrice. J’y ai passé trois ans, entre la Champagne et les États-Unis, où je formais les équipes de vente. Puis, j’ai exploré le secteur des vins du monde au sein de la division Estates & Wines de Moët-Hennesssy, alors dirigée par Jean-Guillaume Prats.

Et ensuite ?
À un moment donné, j’ai ressenti le besoin d’approfondir ma connaissance du vin. J’avais passé plusieurs certifications, notamment le WSET, mais cela ne me suffisait pas. Je voulais apprendre à faire le vin, car jusqu’alors, je me contentais de le vendre. Il me manquait une connexion plus intime avec le processus de vinification. J’ai donc tout quitté et je suis venue à Bordeaux, où j’ai travaillé comme ouvrière de chai pendant trois ans au château Léoville-Poyferré, tout en passant mon diplôme national d’œnologue (DNO).

Pourquoi avoir choisi Bordeaux ?
J’ai choisi Bordeaux avant tout pour des raisons pratiques. Mon DNO était dispensé à Toulouse, l’un des rares établissements acceptant des profils atypiques. Au lieu de le faire en deux ans, j’ai suivi une remise à niveau et l’ai complété en trois ans. De plus, j’ai toujours aimé les vins de Bordeaux et cette opportunité me permettait de me former tout en restant proche d’une région viticole que j’appréciais énormément.

En quoi consiste désormais votre rôle ?
J’ai maintenant un rôle plus stratégique et transversal, en me concentrant sur le développement de la propriété. J’ai d’abord intégré le château en tant que saisonnière, avant de prendre le poste de maître de chai. Très vite, mon naturel curieux m’a poussée à m’intéresser aux différents aspects du domaine, notamment à la manière dont nous communiquions sur nos techniques de vinification. En réalisant que nous ne mettions pas assez en avant notre savoir-faire, j’ai travaillé sur une refonte complète de notre discours technique.

Votre regard extérieur sur Bordeaux vous donne-t-il envie de bousculer certains codes ?
Évidemment ! C’est d’ailleurs ce qui me plaît ici. J’ai travaillé dans des environnements plus traditionnels, et découvrir qu’un grand cru classé pouvait sortir des sentiers battus, c’est passionnant.

Est-ce devenu une nécessité ?
Oui, il faut être créatif. Pour redonner à Bordeaux une place de choix, il faut susciter l’intérêt des prescripteurs, sommeliers, restaurateurs, etc. Ils veulent comprendre le vin, voir de l’innovation, sentir une modernité. Cette modernité, nous l’avons dans notre approche du vin, même si elle n’est pas toujours visible à travers l’étiquette du château, qui a peu évolué en trente ans. Mais derrière, il y a un travail colossal. Nous innovons aussi pour les consommateurs. Nos dégustations sortent du cadre classique. Accords insolites, poissons fumés, viandes maturées, bouchées végétariennes, fromages affinés au lait cru, etc., nous sommes la propriété qui propose le plus d’accords mets-vins à ses visiteurs. La clé, c’est de surprendre.

Comment faire ?
Récemment, à Londres, j’ai pris un petit risque en organisant une dégustation pour un club de vin. J’ai inversé l’ordre habituel. Rouges avant blancs, vieux millésimes avant jeunes. Cela a intrigué, ce n’est pas une approche courante pour des consommateurs. L’idée était de leur faire ressentir l’évolution de notre style. J’ai aussi proposé une dégustation à l’aveugle sur deux blancs, en leur demandant d’identifier une différence. J’ai eu toutes les réponses possibles alors que c’était le même vin. Simplement, l’un avait été élevé en demi-bouteille, l’autre en magnum. Ce genre d’expérience marque les esprits, suscite l’intérêt et casse les clichés sur Bordeaux. C’est ça, l’ADN du château Larrivet Haut-Brion, innover, surprendre et toujours chercher à offrir du plaisir, que ce soit aux consommateurs, aux clients ou aux négociants.

L’un des freins pour certaines propriétés bordelaises, c’est d’être trop associées à une image figée par des consommateurs qui estiment que Bordeaux peine à se réinventer. Est-ce que votre vision pour les dix prochaines années est justement d’aller à contre-courant ?
Le projet du « vignoble du futur », c’est déjà une prise de risque pour Bordeaux. Il va à l’encontre des habitudes du vignoble, et surtout, nous avons choisi d’en parler dès le début. D’ordinaire, on ne communique qu’une fois les résultats obtenus. Nous, nous sommes dans une logique de partage, de nos connaissances, de nos expériences, sans rien cacher. Si ça fonctionne, tant mieux. Sinon, on apprend, on s’adapte et on avance. Nous avons la chance d’avoir le soutien de la famille Gervoson, ce qui nous permet cette liberté. Et puis, au-delà du discours, il y a les vins. L’étiquette Bordeaux n’est plus un argument de vente suffisant aujourd’hui. Mais quand on fait goûter Les Demoiselles de Larrivet Haut-Brion en rouge, un vin sans bois, où le merlot est majoritaire, élevé à 70 % en amphore, les réactions sont unanimes. Les gens sont surpris que ce soit un vin bordelais et ils adorent. Il n’y a pas de secret, il faut ouvrir des bouteilles et faire déguster.

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