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Une Safer est une société d’aménagement foncier et d’établissement rural. Chaque région a la sienne et chaque département, au moins un conseiller technique qui la représente. C’est lui, sur le terrain, qui gère les dossiers de vente et conseille les agriculteurs ou viticulteurs. Les Safer sont encadrées juridiquement par le code rural et de la pêche maritime. Leurs missions et leur fonctionnement sont régis par les articles L141-1 à L141-9, remis à jour en décembre 2023 afin de leur permettre d’intervenir dans les échanges de parts de société qui échappaient jusque-là totalement à leur pouvoir. Sans but lucratif, elles rémunèrent leurs salariés, mais pas leurs actionnaires propriétaires. Comme toutes les entreprises, elles ont une trésorerie et des objectifs. Si elles perdent de l’argent, elles ferment. Concrètement, leurs conseillers techniques, présents dans tous les départements, conseillent, encadrent et pilotent les besoins des agriculteurs dans la gestion de leur patrimoine foncier. Les dossiers soumis à la Safer, ou dans lesquels elle intervient de sa propre initiative, sont étudiés par des comités techniques départementaux. Il s’en est tenu 956 en 2023, qui ont permis à 2 500 représentants des territoires ruraux d’intervenir. Réunis en général une fois par mois, ces comités regroupent différents acteurs locaux de l’aménagement du foncier rural. Y siègent ainsi le président de la Safer concernée ainsi que des représentants de la chambre d’agriculture, de l’association des maires, du conseil départemental, de l’assureur Groupama, du Crédit Agricole (ou d’autres banques), des différents syndicats agricoles, des chasseurs, des associations environnementales et du conseil régional. Ils sont « encadrés » par un représentant de la direction départementale des finances publiques (DDFP) et de la direction départementale des territoires et de la mer (DDTM). Leur rôle est d’émettre des avis à propos des dossiers à l’étude et des décisions à prendre en conséquence, via un vote qui assure, en théorie, un fonctionnement démocratique. Ces avis sont ensuite transmis au conseil d’administration de la Safer qui les avalise. Dans de très rares cas, le conseil d’administration peut aller à l’encontre des avis du comité technique. Ce fut le cas dans le dossier de vente du château Beauséjour Héritiers Duffau-Lagarrosse à Saint-Émilion, le conseil d’administration ayant attribué la propriété à un autre acheteur que celui retenu par le comité, lui-même différent de celui à qui la famille voulait vendre. En général, pour éviter d’avoir à gérer ce genre de dossiers compliqués, les Safer veillent à harmoniser les décisions, ne serait-ce qu’entre le comité technique et le conseil d’administration.
Un objectif ou des objectifs ?
Ces mécanismes d’encadrement permettent un contrôle du foncier agricole ou viticole qui échappe ainsi à la simple règle de l’offre et de la demande. Cela évite que l’acheteur le plus riche l’emporte systématiquement. Cela justifie aussi les fameuses missions de service public, comme par exemple acheter des terres pour des aménagements publics (route, rail) ou afin de préserver l’environnement. Ce contrôle du foncier permet enfin de préserver une diversité des exploitations en favorisant l’installation de jeunes agriculteurs et en privilégiant des modes d’exploitations qui préservent les équilibres environnementaux. Évidemment, les Safer sont obligées de faire des arbitrages. Encadrées, elles ont une grande latitude dans la gestion de leurs missions et de leur fonctionnement. Pour faire preuve de plus de transparence, ces sociétés établissent des programmes pluriannuels d’activité (PPAS) et se fixent des objectifs annuels dans le but de suivre le respect de la pluralité de leurs missions et de réajuster leurs décisions si des déséquilibres sont constatés. Laurent Vinciguerra, le directeur général de la Safer Paca depuis octobre 2022, connaît bien ce mode de fonctionnement. Il précise : « De grands pouvoirs imposent de grands devoirs. Nous sommes contrôlés et nous sommes transparents. Les appels d’offres sont consultables, les prix sont publiés. Pour vraiment comprendre ce que les Safer apportent, il faudrait qu’elles cessent d’intervenir pendant cinq ans. Et là, on verrait les conséquences sur les prix ou l’aménagement du territoire ». Un des sujets les plus discutés autour des attributions des Safer est leur pouvoir de préemption. Afin d’assurer leur mission de contrôle du territoire agricole et de contrôle des prix, elles peuvent en effet intervenir dans des dossiers sans y avoir été conviées, ce qui provoque souvent la colère des intéressés, vendeurs et acheteurs, qui auraient voulu s’entendre entre eux. Mais ce pouvoir de préemption permet aussi à des villes de consolider leur fonctionnement (gestion de l’eau, espaces naturels, etc.), d’installer des jeunes agriculteurs ou d’éviter la spéculation. Mal utilisé, ou de manière abusive, ce droit peut aussi favoriser certains acteurs par rapport à d’autres. Dans certains cas, l’acheteur peut aussi faire intervenir délibérément la Safer dans un dossier, le plus souvent pour obtenir des avantages fiscaux sur la future vente. Passer par la Safer permet de faire des économies sur les droits de mutation, celles-ci étant privilégiées par l’État à ce niveau-là. Quand elle acquiert en vue de rétrocéder, la Safer est tenue de faire un appel d’offre auquel tout le monde peut participer. Elle décide ensuite à qui elle vend le bien.
Attention tensions
Bien menées, les interventions des Safer permettent de mieux aménager le territoire et d’équilibrer les enjeux. Mais ce mécanisme de contrôle de l’État empêchant de vendre à qui l’on veut (si le statut des terres est bien soumis aux textes de lois qui encadrent les missions des Safer) peut aussi devenir le réceptacle des luttes entre les pouvoirs locaux. Pour beaucoup – et pour les gens qui témoignent anonymement dans cette enquête, critiquer la Safer revient à critiquer le système. C’est aussi l’assurance quasi certaine de ne plus avoir accès aux terres, voire d’être l’objet d’une préemption. Acteurs au pouvoir très étendu, mais pas illimité, les Safer œuvrent à bien ficeler leurs dossiers. Il n’est pourtant pas rare que ceux-ci échouent devant la justice, quand les parties prenantes décident de contester leur intervention ou décision. Un grand nombre de dossiers, souvent mentionnés par la presse locale, donnent lieu à des décisions de justice qui contredisent les Safer. Évidemment, ces dossiers judiciarisés ne représentent qu’une infime proportion des milliers de transactions annuelles réalisées dans ce cadre. Certains sont plus marquants que d’autres. Ainsi de celui d’une agricultrice du Finistère qui a mis vingt ans à faire annuler une préemption de la Safer Bretagne. En 2005, elle avait acheté 71 hectares aux enchères, immédiatement préemptés par la Safer. Il a fallu dix ans au tribunal de Quimper pour déclarer cette préemption illégale, jugement que la Safer n’a pas accepté. À nouveau contredite en appel, la société a finalement été condamnée à verser à l’agricultrice plus de 800 000 euros en 2022. En 2024, la cour de cassation a rejeté l’ultime pourvoi de la Safer. Certes hors norme, ce cas illustre les divergences d’interprétation de la loi, mais aussi des combats de certaines Safer contre des agriculteurs pas toujours prêts financièrement à batailler contre elles plusieurs années devant la justice. Bref, le pot de terre contre le pot de fer.
Des luttes de pouvoir
Une Safer est aussi l’antichambre des enjeux de pouvoirs entre syndicats locaux. La Fédération nationale des syndicats et exploitants agricoles (FNSEA), principal syndicat agricole, y est très puissante, notamment via les chambres d’agriculture qu’elle contrôle historiquement, même si les dernières élections agricoles de janvier 2025 ont légèrement entamé sa mainmise (elle ne contrôle plus que 80 % des chambres d’agriculture) au profit de sa principale opposition syndicale (Coordination rurale, Confédération paysanne). Dans le cadre de cette enquête, plusieurs adhérents de la Confédération paysanne, dans différentes régions, nous ont fait part de leur rejet de voir les FDSEA (antennes départementales de la FNSEA) peser de tout leur poids sur le fonctionnement des Safer. En théorie, chaque syndicat a un seul représentant au comité technique. En pratique, la FNSEA en a plusieurs dans la mesure où, souvent, le représentant de la Fédération des chasseurs est un de ses adhérents, tout comme ceux des maires ou du Crédit Agricole, etc. Un vigneron bourguignon qui a eu plusieurs fois affaire à la Safer ne mâche pas ses mots : « Ce sont des voyous de la République. Chaque département est autonome. Cela peut bien fonctionner ou pas. Mais ma critique concerne la FNSEA, avec des agriculteurs qui se distribuent les terres. Les gens qui siègent dans les Safer ne le font pas pour le bien commun, mais pour leur bien à eux. Quand ils ont eu ce qu’ils voulaient, ils arrêtent de siéger ». Même région, autre département, un vigneron nous parle d’un dossier qui a fait l’objet d’une forte mobilisation de la Confédération paysanne : « Il s’agit de trois hectares qui se sont vendus entre deux viticulteurs. La règle locale est de ne jamais préempter quand c’est un agriculteur ou un viticulteur qui achète à un autre. Mais dans ce cas, c’était un vigneron qui cédait en sous-main ses terres à un investisseur bien connu, en commençant par les lui louer. Les référents locaux de la Confédération paysanne ont demandé une préemption. Mais il faut la justifier, idée à laquelle tout le monde était assez frileux, car si la Safer préempte sur une vente entre deux viticulteurs, cela fait jurisprudence. Les vignerons locaux se sont beaucoup mobilisés et la Safer a convoqué un deuxième comité technique, ce qui est exceptionnel. La société de viticulture locale a appuyé la préemption. Mais, à la dernière minute, la chambre d’agriculture, qui est dans les mains de la FDSEA, a donné consigne de voter contre. Ça s’est joué à une voix. La vente a eu lieu. Il y a de gros enjeux derrière tous ces achats, avec des avocats très puissants ». Une histoire presque inoffensive tant la diplomatie parallèle va évidemment bon train sur nombre d’affaires foncières où des centaines de milliers d’euros, voire des millions, sont en jeu. Il peut ainsi y avoir des pressions. Certains parlent de « dessous-de-table ». Un exploitant agricole nous explique ainsi qu’il siège dans une Safer parce qu’il en a été victime : « Je voulais acquérir des terres mitoyennes de mon exploitation. Elles ont été cédées à quelqu’un qui n’est pas agriculteur car le technicien de la Safer a touché un pot-de-vin ». Au-delà de ces pratiques sans doute marginales et invérifiables, du discours « tous pourris » à la mode et des reproches virulents de tel ou tel agriculteur ou viticulteur, parfois simplement furieux d’avoir vu ses terres partir à un rival local malgré lui, les Safer forment un système de maîtrise du foncier viticole vertueux quand il est bien mené. Certains acteurs ont à cœur de bien le faire fonctionner, avec un juste équilibre entre les différents intérêts locaux. Mais il peut aussi être influencé, voire dévoyé, par des acteurs influents pour qui l’intérêt général ne pèse rien face à l’intérêt du profit.
La loi et l’ordre
L’histoire des Safer remonte aux années d’après-guerre. Le paysage rural français, alors très morcelé, ne correspond pas aux exigences d’une agriculture moderne qui doit nourrir une population grandissante. Les agriculteurs, qui comprennent l’importance d’une politique générale pour piloter le progrès, décident de créer en 1946 la Fédération nationale des syndicats et exploitants agricoles (FNSEA), rejointe dix ans plus tard par le Centre national des jeunes agriculteurs (CNJA). Avec le concours de l’État, les Safer sont créées en 1960 lors de la promulgation de la loi d’orientation agricole et opérationnelles à partir de 1962. L’idée est d’encadrer la gestion du foncier agricole via des sociétés privées pilotées par les acteurs locaux. Leurs missions initiales, encadrées par des textes de loi, sont d’intérêt général et ont plusieurs objectifs : dynamiser l’agriculture française (y compris la gestion des forêts), accompagner le développement local, agir en faveur de l’environnement (c’est plus récent) et réguler le marché foncier rural avec une transparence des prix. Les missions des Safer ont évolué vers plus de performance économique à partir des années 1960 pour favoriser l’extension des exploitations et leur solidité économique, dans un contexte de mécanisation toujours plus important. Ces enjeux existent toujours, complétés désormais par ceux liés à la protection du foncier agricole contre l’urbanisation et au déploiement d’une agriculture plus en adéquation avec les défis environnementaux.