Axel Marchal : « La reconquête doit passer par des vins accessibles »

Chercheur et professeur très tôt reconnu par ses pairs, consultant au service du vin de lieu, Axel Marchal incarne la nouvelle ère de changements qui s’ouvre à Bordeaux. Il se confie sur sa vision des grands vins, ceux d’hier, d’aujourd’hui et surtout de demain


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Depuis une quinzaine d’années, le goût du vin de Bordeaux semble avoir changé, après une période d’errements stylistiques. Pourtant, cette réalité n’est pas encore perçue par de nombreux consommateurs. Pourquoi ?
Il y a effectivement eu un changement dans le style des vins. Mais c’est un état qui est inscrit dans l’ADN même de la région. Émile Peynaud disait : « Le vin est le fils du client. » Je crois que c’est donc logique, selon les époques, que le vin varie en style et en goût. Bordeaux a souvent été critiqué dans les années 2000 à propos de ses vins, alors très influencés par ce que l’on a appelé le « goût Parker ». Il faut rétablir quelques vérités à ce sujet. D’une part, cela n’a pas été le cas pour tous, et surtout, cela correspondait au goût d’une époque. À mon sens, réduire la situation des années 2000 à la seule influence de Robert Parker est trop facile. Certes, il aimait un style en particulier, mais qui correspondait aux attentes des consommateurs de l’époque. Il n’aurait pas eu un tel succès sinon. Cette génération aimait les vins mûrs, riches et extraits. Aujourd’hui, les attentes ont changé. Si l’on fait une dégustation de vins en primeur proposés par un large panel de propriétés, le style des vins sera très différent de celui d’il y a vingt ans.

Est-ce que le goût de cette époque s’est éloigné de l’idéal du vin de Bordeaux ?
Je crois plutôt qu’il s’agissait d’une interprétation différente. Le même vin, avec un goût traversant les époques, mais vu sous un angle nouveau. C’est pour cette raison que je ne suis pas à l’aise avec les ruptures radicales, surtout quand elles sont revendiquées. Dire « cette propriété produisait tel style de vin, on change tout », me semble un peu extrême. Pour moi, l’histoire d’un cru doit être une continuité. Cela ne veut pas dire qu’il ne doit pas y avoir de changements, mais ces derniers doivent se faire progressivement, sans imposer une décision stylistique brutale. Par définition, la révolution est excessive. C’est évidemment important de faire évoluer le style des vins pour répondre aux attentes des consommateurs d’une époque, seulement cela doit se faire de manière réfléchie et progressive.

Malgré des évolutions marquées de son profil depuis l’époque d’Émile Peynaud, le vin de Bordeaux est toujours associé aux notions de fraîcheur et d’élégance. Est-ce un mythe ou une réalité ?
Les grands vins de Bordeaux réussissent à présenter de la fraîcheur sans pour autant être végétaux. C’est leur force : avoir de la fraîcheur sans perdre en typicité. Ils réussissent à conjuguer ces deux aspects. Ensuite, il y a l’élégance. Les grands vins de Bordeaux sont élégants, mais ils possèdent souvent, paradoxalement, une structure tannique plus présente que celle donnée par d’autres cépages, comme le pinot noir ou le gamay, par exemple. Cela peut expliquer les difficultés actuelles rencontrées par certains vins de Bordeaux sur le marché. Cette structure tannique peut s’avérer être un frein pour certains consommateurs, surtout dans un contexte où la consommation des vins rouges à table décline.

Le désamour pour les vins de Bordeaux semble avoir commencé lorsque les propriétés se sont éloignées de ces idéaux de fraîcheur et d’élégance au profit de vins riches, avec des structures tanniques et très extraites.
Dans les années 2000, il y avait une vraie demande pour ces vins riches et puissants, ce qui a naturellement influencé la production. En même temps, d’importants progrès en viticulture ont conduit à une concentration plus forte du raisin. Et comme elle était aussi encouragée par la demande du public, cette concentration a été accentuée par des extractions plus poussées. Le vrai problème, c’est que ces vins-là, produits dans les années 2000, ont commencé à être dégustés bien après, à une époque où les goûts avaient déjà évolué. Cette forme d’inertie, c’est d’ailleurs l’un des problèmes de Bordeaux. Certains consommateurs ont du mal à reconnaître la qualité des bordeaux faits aujourd’hui parce que ceux qu’ils boivent en ce moment ne sont peut-être pas encore ceux de la nouvelle ère.

Beaucoup de consommateurs, notamment parmi les nouvelles générations, reprochent aux vins de Bordeaux d’être trop boisés. Pourtant, c’est une réalité plus complexe. Quelle est votre analyse sur ce sujet sensible ?
Il y a effectivement eu une période où certains vins de Bordeaux étaient perçus comme très boisés. À vrai dire, c’est surtout l’adéquation entre le vin et le bois qui pouvait poser un problème. Par exemple, il y a eu une utilisation excessive de copeaux dans l’élaboration de bordeaux d’entrée de gamme qui n’avaient pas la structure pour supporter ce genre de pratiques. Je crois que c’était plutôt un problème stylistique d’ensemble. Denis Dubourdieu, à juste titre, l’avait entrevu très tôt. À l’époque, son analyse n’était pas vraiment en vogue, il aurait certainement eu plus de reconnaissance aujourd’hui. Il avait mis en garde contre le vieillissement prématuré des vins rouges à Bordeaux. On connaissait ce phénomène pour les blancs de Bourgogne. Dès les années 2000, il avait alerté sur les risques liés à une récolte très tardive, à une surmaturité des raisins, mais aussi à l’impact d’apports excessifs d’oxygène pendant l’élevage, notamment par l’utilisation de bois neuf. C’est ce qui a donné ces vins où le fruit est très confit et les notes boisées encore plus prononcées. Cela dit, je ne suis pas critique envers tous les bordeaux d’il y a vingt ans. Certes, il y a eu des excès, mais le vignoble a aussi produit de très grands vins. C’est difficile pour moi de juger l’histoire. Je n’étais pas là à l’époque et je ne veux pas critiquer ce qui a été fait. Il y a eu certains excès, au niveau de l’œnologie, mais aussi de la viticulture, comme ces effeuillages qui ressemblaient plus à une sorte de « plumage ».

Vous expliquiez qu’il n’y avait pas eu de véritable révolution dans l’évolution du goût des vins de Bordeaux. Pourtant, on observe un retour à une maturité jugée « plus juste ». Est-ce que c’est une rupture ? Et est-elle dictée par une approche scientifique ?
Il y a effectivement une démarche scientifique, même si la décision quant au moment de récolte du raisin ne repose pas toujours sur des outils scientifiques, mais sur un jugement empirique et des perceptions personnelles. La science montre que lorsque le raisin est récolté trop mûr, cela peut entraîner des arômes de vieillissement prématuré, comme des notes de pruneaux. Les travaux initiés par Denis Dubourdieu et poursuivis aujourd’hui par mon collègue Alexandre Pons à l’Institut des sciences de la vigne et du vin (ISVV) ont clairement démontré ces effets négatifs. Globalement, dans le domaine du vin, les choses reposent encore largement sur l’empirisme et ce n’est pas simple d’alerter sur ce que nous pouvons constater dans les travaux scientifiques que nous menons. Petit à petit, cette tendance évolue. De plus en plus de vinificateurs, mais aussi de consultants, rencontrent ces problèmes de vieillissement prématuré liés à une surmaturité des raisins et commencent à y prêter attention.

Vos travaux de recherche ont montré que l’élevage en barrique pouvait accentuer une maturité tardive du raisin dans la mesure où il peut donner une sensation de sucrosité supplémentaire. Cette interaction constatée entre maturité et élevage influence aujourd’hui le profil des vins de Bordeaux.
À une certaine époque, on a pu penser parfois que l’élevage corrigeait toute la qualité de la récolte, peu importait ce qu’il s’était passé. Bien au contraire, l’élevage peut accentuer certains défauts. Les travaux que nous avons menés ont en effet montré que l’élevage pouvait apporter une certaine sucrosité, ce qui peut être intéressant lorsque la maturité est équilibrée, mais problématique quand les raisins manquent naturellement d’acidité. L’un des axes majeurs de recherche pour l’ISVV est l’étude de l’identité des vins. C’est l’un des sujets fondamentaux de nos recherches. Nous essayons de comprendre les molécules spécifiques qui confèrent aux vins de Bordeaux leurs caractéristiques uniques, tout en identifiant les facteurs qui peuvent les menacer. La surmaturation des raisins, mais aussi certains défauts en font partie. Il y aussi des menaces à très long terme, comme l’impact du changement climatique. De nombreux travaux sont en cours pour analyser cet impact sur la composition des raisins et des vins. Ces recherches font partie des thématiques stratégiques pour l’ISVV et elles sont cruciales pour anticiper et préserver l’identité des vins de Bordeaux.

Justement, parmi les réponses apportées par le vignoble bordelais face au changement climatique, l’une des grandes évolutions de ces dernières années se caractérise par une approche plus fine des terroirs et une compréhension parcellaire des propriétés grâce à un niveau de lecture inédit. Est-ce la bonne voie ?
C’est un point crucial. Dans chaque région viticole, la notion de cru est différente. Il s’agit du village en Champagne ou d’un climat en Bourgogne. À Bordeaux, le cru, c’est la propriété. Pendant longtemps, Bordeaux s’est focalisé sur la propriété en communiquant moins sur le fait qu’il existe au sein d’un cru bordelais des parcelles avec des cépages distincts et des sols différents avec des particularités uniques, comme en Bourgogne où l’on revendique les caractéristiques variées propres à chaque parcelle.
Aujourd’hui, pour affiner la définition de ce qu’est un cru à Bordeaux, on se rend compte qu’il est nécessaire de travailler et de communiquer sur cette diversité interne. Cela peut sembler paradoxal, puisque le vin de Bordeaux est un vin d’assemblage de terroirs. Mais c’est une erreur de penser que l’assemblage implique une uniformité de l’ensemble. Dans un assemblage de terroirs, chaque parcelle est à l’image d’un musicien dans un orchestre. Elle joue un rôle spécifique. En l’adaptant avec précision, tant dans la viticulture que dans la vinification, on fait en sorte que chaque élément joue de manière optimale, contribuant à obtenir un ensemble symphonique et donc harmonieux.

Si elle a des avantages, cette approche parcellaire a un coût important et implique des aménagements et des infrastructures conséquents, comme une cuverie adaptée. Faire des bons vins à Bordeaux semble plus coûteux qu’autrefois, ce qui contribue à créer des écarts entre les propriétés. Comment faire pour que ce fossé ne se creuse pas ?
On peut toujours aller plus loin dans cette lecture, mais la question est de savoir jusqu’à quel point il est raisonnable de pousser la compréhension. Comme pour le développement d’une photo, à quel moment considère-t-on que la bonne résolution est atteinte ? Si l’on augmente trop celle-ci, on risque de la « pixeliser » et donc de la rendre mauvaise. Maintenant, ce dont nous parlons est une réalité propre à Bordeaux, en particulier aux grands crus, voire plus spécifiquement à ceux dont les vins sont bien valorisés. Michel Bettane a l’habitude de dire que « la nature n’est pas démocratique » et je suis d’accord avec lui. Sur un grand terroir, il est plus facile de réussir à produire un grand vin. Sur un terroir moins favorable, les défis sont bien plus nombreux. Finalement, cette différence conduit principalement à une augmentation des inégalités entre les propriétés.

Et dans le contexte actuel, y a-t-il toujours un avenir pour ces terroirs plus difficiles à travailler ?
Je crois beaucoup à l’intérêt de ces terroirs. Même s’ils sont moins réputés et surtout moins médiatisés, ils ont un rôle essentiel à jouer. Mais pour réussir à le trouver, ils doivent conserver leur identité. Pendant trop longtemps, les bordeaux accessibles ont cherché à ressembler à ceux proposés par les grands crus, souvent sans les moyens nécessaires pour réussir. Je pense qu’ils se sont trompés d’objectif. La reconquête de Bordeaux doit passer par des vins accessibles qui plairont aux consommateurs parce qu’ils ont le goût typique de Bordeaux, avec ses caractéristiques : du fruit, de la fraîcheur et de l’élégance.

Le vignoble a-t-il vraiment le potentiel pour créer des vins fruités, plaisants et faciles à consommer immédiatement ?
On ne fera jamais ici des vins comme on peut en faire dans le Beaujolais avec du gamay, mais il est tout à fait possible de produire des bordeaux fruités, frais et délicats. Il y a un potentiel pour créer des vins dans ce style, qui conservent l’authenticité et l’identité du terroir, tout en répondant aux attentes actuelles des consommateurs.

Pourtant cette charge tannique parfois trop marquée dont nous parlions déroute certains consommateurs. Comment faire ?
C’est un paramètre difficile. Sans la charge tannique, il faut en effet adapter la viticulture, notamment en jouant sur les rendements et la vigueur de la vigne pour éviter une surproduction de composés phénoliques. Le cabernet, par exemple, a cette capacité de produire des vins exceptionnels par leur structure. Mais aussi des vins plus accessibles et plus légers, si on sait l’accompagner dans ce sens. L’enjeu est de trouver cet équilibre, entre la pure expression du cépage, l’adaptation aux goûts des consommateurs actuels et l’identité bordelaise qu’il faut préserver.

La grande qualité des vins produits ces derniers millésimes, malgré les excès climatiques, a montré que les cépages bordelais étaient bien toujours adaptés, mais que des ajustements seraient sans doute nécessaires. Lesquels ?
La diversité intra-variétale est une piste à explorer en profondeur. Au lieu de se concentrer sur un changement radical de cépages, comme certains le proposent, il est sans doute plus intéressant de chercher des variétés parmi les cépages traditionnels qui seraient mieux adaptées aux conditions climatiques actuelles. Le merlot, par exemple, peut encore avoir un bel avenir à Bordeaux, mais il faut éviter de le planter sur des sols inadaptés. Et le travail sur le matériel végétal, qui vise à choisir des clones ou des individus ayant des comportements plus résilients, pourrait être une solution. Cela permettrait à Bordeaux de maintenir sa typicité tout en répondant aux défis environnementaux.

Bordeaux semble à nouveau croire dans le potentiel de ses terroirs pour produire de bons vins blancs. Est-ce que c’est une voie à suivre ?
Pour un cru à Bordeaux, je crois que l’équilibre entre identité et diversité est aujourd’hui un point essentiel. Et l’idée qu’une propriété élargisse sa gamme avec une offre de vins blancs et de plusieurs cuvées de vins rouges me semble tout à fait pertinente dans le contexte actuel. D’autant plus que le vin blanc séduit de plus en plus de consommateurs. C’est logique de s’adapter au marché s’il y a de la demande. À Bordeaux, certains terroirs, comme ceux argilo-calcaires de la Rive droite ou de l’Entre-Deux-Mers, se prêtent particulièrement bien à la production de grands blancs. Cela dit, si je suis d’accord avec le fait que cette direction est sans doute bonne à prendre, il faut faire attention à ne pas perdre ce qui fait ici l’essence d’un cru. Bordeaux a une identité très forte, construite autour d’un assemblage de cépages représentatif du vignoble d’une propriété. Si l’on démultiplie cette identité en proposant des micro-cuvées de manière excessive, il y a un risque de perdre cette cohérence sur laquelle repose le terroir bordelais. C’est un peu comme dans l’art. Parfois, il faut prendre du recul pour apprécier l’ensemble et ne pas se perdre dans les détails. Les zooms sont toujours intéressants, mais seulement si l’on conserve toujours une vue d’ensemble qui révèle l’harmonie du tableau. La diversification est sans doute une excellente voie pour réconcilier Bordeaux avec les nouveaux consommateurs, il faut simplement veiller à ce que chaque vin reste une expression fidèle de ce qui fait la singularité de la propriété. C’est un dosage subtil à trouver entre tradition et innovation.

En matière de viticulture, dans quels domaines Bordeaux est en avance sur les autres régions viticoles françaises ?
Sans doute sur les questions liées à la gestion des sols. Le vignoble bordelais a clairement évolué sur ces sujets, en mettant en place des pratiques comme les couverts végétaux notamment. C’est une vraie force. Dans la région, l’excès d’eau est un défi majeur. Cette gestion des couverts aide à mieux réguler cette eau, en plus de préserver la santé des sols et d’assurer une viticulture durable. C’est une approche que l’on voit de plus en plus se développer et Bordeaux est aujourd’hui un modèle dans ce domaine.

Et quels sont ceux où la région est en retard, y compris sur le plan commercial ?
En tant que capitale mondiale du vin, Bordeaux devrait être une vitrine pour ses propres crus. Il suffit de constater le manque de présence des vins de Bordeaux dans les restaurants de la ville pour se rendre compte qu’il y a un vrai paradoxe. Ce qui contraste avec Beaune en Bourgogne, par exemple. Ce manque de mise en avant nuit à la reconnaissance des vins bordelais. Une meilleure visibilité dans les restaurants de Bordeaux pourrait changer la donne et renforcer l’identité de Bordeaux comme une destination œnologique par excellence.

On a l’impression que la clé pour s’en sortir est de faire preuve d’une très grande polyvalence en matière de compétence et de beaucoup d’agilité.
Le cloisonnement qui a longtemps existé à Bordeaux commence à disparaître. On le constate dans certaines propriétés. Auparavant, par exemple, le maître de chai et le chef de culture évoluaient dans des univers totalement séparés. Aujourd’hui, on trouve des œnologues qui sont aussi des ingénieurs en agronomie et des chefs de culture très impliqués dans la dégustation. Les frontières qui existaient dans l’organisation se dissolvent peu à peu. C’est une bonne chose, car, par nécessité, il est désormais crucial d’être polyvalent et d’avoir la capacité de communiquer sur des sujets variés. Les barrières externes tombent également. Les propriétés s’ouvrent de plus en plus et un nombre croissant de personnes y sont accueillies. Cela permet de créer du lien.

La recherche en œnologie, que vous incarnez aujourd’hui, encourage cette polyvalence ?
Chaque année, dans le cadre de notre partenariat avec l’Union des grands crus, nous recevons à l’ISVV une quinzaine de jeunes sommeliers en formation, afin qu’ils découvrent Bordeaux. Je les accueille une matinée à l’institut pour leur faire une présentation générale sur la notion d’identité, les défauts du vin et d’autres sujets. Je trouve que ce genre d’initiatives est extrêmement important.

Pour le consultant que vous êtes aussi, le manque de reconnaissance commerciale de certains très bons vins doit parfois engendrer un peu de frustration. Est-ce dû au mode de commercialisation qui les empêche de progresser sur ce sujet ?
La façon dont les vins de Bordeaux sont commercialisés peut parfois donner l’impression qu’ils sont interchangeables, ce qui peut-être en décalage avec la richesse de leur identité. L’idée que chaque vin, chaque cru, porte en lui une « carte de l’endroit » et un reflet unique de son terroir, est fondamentale. Pourtant, avec un système commercial qui privilégie des critères comme le classement ou la note, on occulte souvent cette dimension essentielle. Cette uniformisation peut même nuire à la perception du consommateur, qui peut considérer à terme ces vins comme des produits standardisés. Chaque cru de Bordeaux a son histoire et sa culture. Pour moi, la mise en avant de ces identités gustatives, qui sont à la fois une richesse et une spécificité, permettrait à la fois de mieux valoriser les vins et de mieux éduquer les consommateurs, qu’ils soient néophytes ou amateurs éclairés.

Pourtant, en dehors des très grands, les vins de Bordeaux ne suscitent pas forcément cet attrait pour l’histoire et le terroir chez le consommateur. Pourquoi ?
Bordeaux souffre d’un déficit d’incarnation. Pendant des décennies, le négoce a joué un rôle central dans la commercialisation des vins, ce qui a conduit à une relation directe avec le consommateur plus estompée. Les hommes et les femmes derrière la propriété ont souvent été laissés de côté au profit d’une approche plus institutionnelle. C’est un paradoxe. Certains crus ont réussi à créer une connexion avec les amateurs en racontant leur histoire, en lui donnant des visages et des valeurs. Ce n’est pas une question de marketing, mais d’incarnation du vin, dans une relation plus personnelle avec le consommateur. Une propriété qui va à la rencontre des marchés et des amateurs, qui se rend visible et accessible, transforme l’expérience de dégustation et donc d’achat. À Bordeaux, il y a une opportunité pour s’appuyer sur cette approche centrée sur l’humain, afin de renforcer l’image du vin et de redonner aux consommateurs la connaissance de cette authenticité qui existe ici. Bordeaux regorge de vins d’une grande richesse et diversité, mais leur lien avec le consommateur n’a pas toujours été pleinement développé. Insuffler cette proximité que l’on retrouve dans d’autres régions permettrait de redynamiser l’image de Bordeaux.

La nouvelle génération qui fera le vin de Bordeaux demain semble avoir déjà pris conscience de la nécessité de recréer ce lien affectif.
Elle est en tout cas bien consciente des enjeux de communication autour du vin et de la nécessité de remettre l’humain au cœur de la relation avec le marché. Au-delà de l’évolution des attentes, on recherche aujourd’hui avec une bouteille de vin une expérience et une histoire authentiques. Les propriétés bordelaises doivent s’adapter à cette réalité et la jeune génération de vignerons et de gestionnaires de propriétés comprend que la valorisation du terroir, le respect de l’environnement et surtout la rencontre avec le consommateur sont des éléments essentiels pour renforcer l’image et la pérennité des vins de Bordeaux.

Bordeaux traverse une période de remise en question qui semble ne pas finir. Aussi difficile et longue soit-elle, elle semble pousser les acteurs du secteur à innover et à se réinventer.
L’époque où les notes suffisaient pour vendre son vin est révolue. L’idée qu’un vin se vend tout seul est obsolète. Maintenant, ce sont les histoires, les engagements, l’authenticité et la rencontre avec le producteur qui rendent un vin désirable à long terme. Les consommateurs veulent plus de transparence, plus d’implication et plus de sens. Les réseaux sociaux jouent d’ailleurs un rôle clé dans cette dynamique, car ils permettent de créer un lien direct et visible. Une propriété qui réussit à se faire connaître, en racontant son histoire, en montrant son engagement en faveur de l’environnement ou en mettant en avant son terroir, arrive à créer un désir bien plus fort que la simple étiquette d’un grand cru. Bordeaux a une carte à jouer, mais il faudra aller au-delà de la promotion et incarner ses vins.

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