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Dans le monde du vin de qualité, deux philosophies s’affrontent ou se complètent selon les époques. Celle de l’expression d’un lieu-dit précis, comme en Bourgogne, ou bien celle de l’assemblage de plusieurs lieux-dits, cépages, comme à Bordeaux ou même de plusieurs millésimes, comme en Champagne. Pour des raisons qu’il faudra un jour expliquer, le modèle bourguignon passe aujourd’hui pour le plus authentique auprès d’une nouvelle génération d’amateurs ou de prescripteurs. On en voit les effets auprès de nombreux jeunes producteurs champenois indépendants qui multiplient les cuvées dites parcellaires pour le plus grand plaisir des sommeliers et des prescripteurs de leur génération. Mais, un peu à contre-courant, j’aimerais ici rappeler pourquoi le vin de Champagne n’y a pas grand-chose à gagner et beaucoup à perdre. Depuis la naissance de sa forme actuelle, née dès la fin du XVIIIe siècle d’une seconde fermentation en bouteille, il a profité d’une longue tradition agricole qui compensait une maturation difficile du raisin en jouant sur la diversité de plusieurs cépages, au cycle végétatif décalé. On évitait ainsi les risques de gel précoce par les petits décalages entre les pinots noirs ou meuniers, les chardonnays, les mesliers, les arbanes, les pinots blancs et le jadis fameux fromenteau, aujourd’hui mystérieusement disparu. L’allongement du temps d’élevage sur pointe, rendu obligatoire par la seconde fermentation, a vite donné l’idée d’assembler deux ou plusieurs millésimes complémentaires par leur acidité, leur caractère aromatique, leur teneur naturelle en sucre, pour homogénéiser d’une année sur l’autre la qualité du vin et le style recherché par le producteur. Et quand le succès commercial planétaire a largement alimenté l’augmentation des volumes à vendre, l’assemblage de nombreuses provenances a non seulement répondu heureusement à ce besoin, mais a produit des vins encore plus complexes et nuancés, tous expressions d’un sol unique malgré ses micro-diversités, avec un caractère minéral et élancé parfait pour satisfaire la soif comme la table.
Les limites de la multiplicité
L’intelligence commerciale et le bon sens avaient donné naissance à un vin qui définissait lui-même sa spécificité, et était perçu comme tel. La multiplicité inévitable des marques et de leurs styles, la variabilité tout aussi inévitable des qualités, des prix, des talents, n’ont rien abîmé de l’unité donnée par une appellation d’origine commune. Je connais bien des vignobles qui regrettent aujourd’hui d’avoir manqué cette opportunité dans les années 1930 et de s’être complus dans la multiplication des noms d’appellation. Au rebours, la tentation inverse de multiplier les cuvées parcellaires se heurte d’abord au fait que peu de parcelles peuvent donner d’un an sur l’autre un vin complet. La nature est tout sauf démocratique et tous les producteurs savent que, même dans les villages les plus prestigieux, classés grand cru ou premier cru, il y a de telles différences de sol, d’exposition, d’âge des vignes et de qualités que rares sont les parcelles dignes d’être individualisées. Inversement, même des villages moins reconnus peuvent posséder des parcelles très qualitatives qui justifieraient d’être vinifiées individuellement. Mais dans chacun de ces cas, les volumes produits sont forcément minimes et l’accès à ce type de vin limité par leur rareté et les prix élevés et spéculatifs qu’elle entraîne. Ajoutons que pour le produit « champagne », le producteur individuel et indépendant est considéré par le public, tout comme les maisons, comme une marque. La multiplicité des marques, et des cuvées, comme l’entretien de leur notoriété, parfois fort courte – le héros du jour étant rarement le héros de toujours – conduisent inévitablement au zapping des consommateurs et des distributeurs. Seul le prix devient un critère de sélection, ce qui favorise les petits prix et la médiocrité standardisée des vins.
Au contraire, l’assemblage nourrit d’abord la créativité chez l’assembleur, qui peut affirmer sa vision et son style, puis l’adaptabilité de son vin aux désirs parfois contradictoires des différents publics. Le souhait d’un vin léger et apéritif, ou plus corsé et gastronomique, tantôt adapté aux produits de la mer, ou à ceux de la terre. Le recours aux différents cépages et la multiplicité des origines, la diversité selon les cuvées des techniques de pressurage, de vinification, des formes et des durées d’élevage, la modulation du dosage, tout aboutit à augmenter la séduction du produit en tenant compte des évolutions des goûts et de la consommation, sans rien changer aux fondamentaux qui le rendent unique. Enfin, la survie de la qualité et de l’attractivité de tous nos vins dépendra aussi de leur faculté de s’adapter aux profonds changements climatiques que nous connaissons. Un peu partout on cherche à diversifier les encépagements traditionnels que l’on juge de plus en plus inadaptés. On recherche des variétés plus résistantes à des périodes plus pluvieuses, plus chaudes, plus violentes et plus décalées. On les recherche dans le patrimoine mondial de la famille noble des vitis vinifera. On essaie des hybridations qui rendraient les raisins moins sensibles aux ravages des diverses maladies et dangers qui diminuent le volume des récoltes et la qualité finale du raisin. On cherche à modifier les densités de plantation, les palissages et les tailles. On entre ainsi dans l’inconnu en matière de maintien de l’expression des terroirs et de la saveur finale des vins issus de ces changements, de leur réputation mondiale, de la réaction d’un public qui aura perdu ses marques et, hélas, ses habitudes de consommation. L’assemblage des millésimes deviendrait au contraire une façon encore plus adroite et indispensable de construire avec le minimum de changement un vin équilibré en alcool, en acidité, tout en maintenant sa capacité, particulièrement pour le champagne, à se complexifier considérablement avec le temps, d’abord sur ses lies, au sein de la bouteille individuelle où il a fermenté dans les caves champenoises, puis après dégorgement, dans les caves des consommateurs. Rappelons que les Champenois sont les derniers à commercialiser des vins âgés de dix ans ou plus, qui sont l’honneur de leurs vignes d’origine et du savoir-faire de ceux qui en maintiennent la production.