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Le contexte actuel de déconsommation du vin impliquera peut-être bientôt d’abandonner le concept de terroir, tout au moins de le reléguer au second plan. Rien de plus normal, le consommateur d’aujourd’hui, trop sollicité pour réussir à faire preuve de ténacité dans l’apprentissage d’un savoir accessoire, semble s’être lassé de ressentir la frustration quelque peu humiliante de ne rien comprendre au vin faute d’avoir reçu l’enseignement qui lui permettrait de vivre les émotions qu’on ne cesse de lui promettre. On ne peut pas lui reprocher la demande qu’il formule que tout soit plus simple. Il faut dire qu’en dehors de la sphère privée, et malgré le travail réalisé par quelques formations spécialisées, rares sont les occasions d’acquérir des connaissances sur le vin. Et celles-ci représentent un ensemble de savoirs tellement dense que se lancer dans cette initiation, souvent par ses propres moyens, a de quoi décourager une génération à qui notre société réclame de savoir tout faire dans l’immédiateté de l’urgence. Certes, un travail régulier de dégustation (modérée) finit par former le goût personnel, en le limitant cependant aux frontières de son propre jugement. Mais comprendre ce qui fait la qualité d’un vin par rapport à un autre est une faculté terriblement difficile à acquérir et encore plus à partager.
Cela tient sans doute au fait que la recherche de la qualité, voie choisie par la plupart des producteurs de vin au cours des cinquante dernières années, s’est structurée autour de la notion de terroir, concept passionnant mais particulièrement abscons pour celui à qui on ne l’a pas expliqué. À mesure que la qualité des vins s’améliorait en France comme dans le monde, aidée par le développement des connaissances agronomiques et œnologiques, se revendiquer d’un terroir spécifique et inégalable est devenu pour les producteurs un gage de reconnaissance du bien-fondé de leurs pratiques. Cette reconnaissance, d’abord par les vignerons eux-mêmes, puis de manière légale via l’institut national des appellations d’origine, a contribué à donner aux consommateurs une grille d’évaluation du vin de qualité sur laquelle se fonder pour émettre jugement gustatif, plus argumenté que le binaire j’aime-j’aime pas. Pour citer l’œnologue et biologiste Jacques Puisais, ce vin que j’apprécie a-t-il la « gueule de l’endroit » ? En respecte-t-il la géologie, la topographie, le climat ? Et le vigneron, que fait-il pour sa terre, pour sa vigne ? Et dans sa cave, est-il fidèle à ce terroir ? Autant de questions qui ont permis, petit à petit, d’établir un référentiel de choses à faire permettant à l’amateur de s’y retrouver et de hiérarchiser son goût du vin.
Ainsi, de manière grandiose, l’avènement du concept du terroir a permis au vin de devenir un produit culturel encore plus fort tout en donnant à ceux qui s’y intéressaient de près des clefs de lecture neuves pour le comprendre et se l’approprier. Mais le recours de plus en plus systématique à ce concept de terroir a aussi eu pour effet de creuser un fossé entre ceux à qui il fut enseigné et ceux qu’on préféra laisser dans l’ignorance, en particulier les classes moyennes ou défavorisées, en particulier les femmes. Cette culture du vin de terroir contribua aussi à créer et à imposer une barrière de la langue, dressée par un vocabulaire technique, voire scientifique dans certains pays anglo-saxons, difficile à dompter. L’émergence d’une culture savante du vin a permis à l’humanité, en l’espace d’un siècle, d’améliorer l’élaboration d’une boisson qu’elle consomme depuis des millénaires jusqu’à la maîtrise qu’on lui connaît aujourd’hui. Mais en même temps, et de manière assez soudaine, cette même culture savante a rationalisé le plaisir que l’humanité recherche depuis qu’elle consomme du vin. Au regard de l’état de la consommation de vin dans le monde, certains regretteront l’intellectualisation de ce plaisir. Je préfère penser que la construction d’une culture solide préserve la civilisation de la vigne et du vin plutôt qu’elle ne la détruit.
La tentation de déconstruire cette culture, considérée par certains comme un frein à la consommation, est sans doute l’un des sujets les plus préoccupants pour la filière internationale du vin. Hélas, il y a fort à parier que l’absence de pédagogie autour du vin, imposée par des politiques de santé publique rigides dans un monde où l’agilité est une qualité reine, mène cette filière sur un terrain glissant et dangereux. Certains s’y aventurent d’ailleurs déjà en suivant la forme de contre-culture proposée par le mouvement des vins nature pour lesquels, souvent, une décision humaine lors de la vinification relègue au second plan le goût et la culture propres à chaque terroir. Ou encore en suivant la piste proposée par les vins sans alcool, négation absolue du vin de terroir par définition. Cette « déconstruction culturelle » aura peut-être le mérite de laisser la possibilité aux futurs consommateurs d’interpréter le vin comme bon leur semble, avec leurs mots, leurs expériences du goût, leurs attentes en matière d’émotion. Sans craindre d’ignorer s’il est ou non représentatif de son terroir, mais avec une tolérance regrettable vis-à-vis de certains défauts gustatifs.
Il y a vraisemblablement plus de résultats à attendre en menant dès à présent un travail colossal de pédagogie – et non de promotion ou d’incitation à la consommation, comme certains confusionnistes aiment à le faire croire – avec le concours des collectivités locales, par l’intermédiaire de structures associatives ou entrepreneuriales, afin d’enseigner cette culture de la vigne et du vin qui se transmet entre les Hommes depuis la nuit des temps.