Les perspectives de Bolgheri

En Italie, le berceau des « super toscans » trace son chemin dans l’univers des grands vins, s’adaptant aux nouvelles conditions climatiques et aux goûts des amateurs grâce à son terroir unique et à des vignerons ambitieux. Par Gabrielle Vizzavona


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La Toscane qui encadre l’appellation chianti classico éveille un imaginaire de carte postale fait de petites collines ondulantes parsemées de vignes de sangiovese et d’oliviers millénaires. Elle évoque une certaine douceur de vivre, telle qu’elle transparaît dans le film Beauté volée de Bernardo Bertolucci. À Bolgheri, qui s’étend plus au sud, toujours en Toscane, mais sur la côte des Étrusques, l’environnement est autrement plus rude, sauvage, accidenté. Les loups sont même revenus de Pologne peupler ses forêts. Les vignes y sont malmenées par des températures estivales de plus en plus extrêmes, irradiées par le soleil qui se mire dans la toute proche mer Tyrrhénienne avant d’être rafraîchies par les bois denses traversés par les vents marins et dans certains cas, par l’amplitude thermique offerte par les collines qui culminent à 400 mètres. Pas étonnant, dans de si laborieuses conditions, que l’histoire vinicole moderne de Bolgheri démarre par hasard, il y a moins de cent ans, lorsque le marquis piémontais Mario Incisa Della Rocchetta épouse la fille du plus grand propriétaire terrien de la côte toscane, la Florentine Clarice Della Gherardesca, avec pour dot la Tenuta San Guido, moitié d’un vaste territoire familial (l’autre est léguée à Niccolò Antinori qui épouse la même année Carlotta Della Gherardesca, sœur de Clarice).

L’exception fait la règle
Au début des années 1940, féru d’agronomie et fin connaisseur de crus français, Mario fait fi des traditions et enracine dans les hauteurs de son domaine des pieds de cabernet-sauvignon acquis du côté de Pise ainsi qu’à Bordeaux. Une extravagance de plus du marquis, considèrent les fermiers locaux qui confectionnent des jus rustiques à partir de cépages indigènes dont ils attribuent la faible qualité à la proximité de la mer. Jusqu’à la fin des années 1960, le nectar n’abreuve que la lignée Della Rocchetta. Son occupation principale à Bolgheri est alors d’élever la progéniture du fameux Ribot, un pur-sang anglais qui a raflé tous les prix de course équestre du milieu des années 1950. Devant l’évidente originalité du vin familial, le marquis Piero Antinori (fils de Niccolò et neveu de Mario) décide de le mettre en marché. Le millésime 1968 de Sassicaia de la Tenuta San Guido est présenté au monde en 1972. Le succès est immédiat, mais la consécration a lieu en 1985, quand il devient le premier vin d’Italie à obtenir la note maximale de 100 points sur 100 du critique américain Robert Parker. D’autres entrepreneurs toscans, mais aussi lombards et piémontais, déjà impliqués dans le vin ou non, suivent l’exemple vertueux de ce pionnier et s’installent à leur tour au sein de cette zone presque encore vierge de la viticulture toscane.

Des supers équilibristes
Rien ne structure alors la production de ces grands rouges qui transcendent les cahiers des charges des appellations voisines et sont commercialisés sans DOC, comme simples vins de table. Si toutes les tables ne se valent pas, le surnom de « super toscan », attribué la première fois par la presse spécialisée américaine, vient bientôt officieusement désigner ces ovnis qui conquièrent le monde en favorisant les cépages internationaux tels que le cabernet-sauvignon, le cabernet franc et le merlot, plutôt que le sangiovese, qui signe l’identité du voisin Chianti. Quelques règles d’encadrement un peu floues balbutient en 1983, avant que la DOC Bolgheri ne se structure réellement en 1995. Et quitte à ne pas faire les choses à moitié, elle triple les reconnaissances. À la DOC Bolgheri Rosso s’ajoutent les DOC Bolgheri Superiore et DOC Bolgheri Sassicaia (l’unique dénomination italienne réservée à un seul domaine), aux règles d’assemblage et d’élevage différentes. Ces trois unités regroupent aujourd’hui soixante-quatorze membres au sein d’une aire d’appellation concentrée sur 1 370 hectares qui produit collectivement près de sept millions de bouteilles. Si le cabernet-sauvignon domine encore les plantations, talonné par le merlot, le cabernet franc est renforcé depuis quelques années en ce qu’il semble mieux faire face au réchauffement climatique. Ces trois cépages peuvent, seuls ou ensemble, représenter la totalité des assemblages, alors que le local sangiovese et la syrah peuvent y être présents à 50 % maximum, tout comme d’autres, tel le petit verdot, dans une limite de 10 %. Malgré la création de ces appellations, le sobriquet de « super toscan » continue de coller à la peau des plus illustres labels. Il faut dire qu’ils le portent bien, car tout chez eux est superlatif, jouant de leurs contrastes sur le fil du rasoir et trouvant leur harmonie dans leurs déséquilibres. Légitime pour un vignoble situé non loin de Pise. On se délecte de leurs tendances schizophrènes oscillant entre expressivité et retenue, chaleur alcoolique et grande fraîcheur, concentration et finesse, densité et tannins poudrés. Ils sont déroutants en ce qu’ils changent tout le temps dans le verre. Les vins les plus séduisants y ont été piano piano sur les extractions et embaument la macchia mediterranea, le parfum capiteux des forêts de pins, de cyprès, de chênes et d’oliviers transporté par les vents marins, non sans rappeler celui d’un bouquet d’origan sec.

Les 1 200 convives du consorzio entourent une table géante dressée sur cette photogénique avenue des cyprès, cinq kilomètres bordés de 2 500 arbres majestueux. Pour l’occasion, une carte des vins bien garnie (notamment de vieux millésimes de Sassicaia, Ornellaia, Argentiera ou Arnione) est proposée aux banqueteurs dans un ballet de cinquante sommeliers mobilisés spécialement. Photo : Linda Vukaj

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