Au nom du père

Solaire et mystérieux, impulsif et cérébral, Vincent Chaperon, chef de cave de Dom Pérignon, incarne la complexité d’un champagne sur une constante ligne de crête entre innovation permanente et héritage à perpétuer. Par Alicia Dorey


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Sourcils toujours légèrement froncés sur un regard cerclé d’une monture écaille, silhouette gracile de marathonien, Vincent Chaperon est ce que l’on appelle un personnage à part. Nommé chef de cave de Dom Pérignon depuis le départ de son prédécesseur Richard Geoffroy, il est à la Champagne ce que François Truffaut est au cinéma : un génie parfois incompris, d’une nature extrême, imprévisible, dont chacune des œuvres se doit d’être « contre » la précédente, mais suivre une seule et même ligne, chaque année remise en question. Un homme habité par une passion dévorante, dont l’érudition technique se double d’une immense ambition poétique, ménageant quotidiennement des équipes tentaculaires tout en multipliant projets de recherche, réflexions artistiques, voyages et lectures, reconnaissant parfois se fatiguer de sa propre exigence. Le laisser dérouler le fil de sa pensée implique de se mettre en mode avion tant la matière est dense, l’approche multidimensionnelle et les références en millefeuilles. Une façon plus ou moins délibérée de semer le trouble et d’entretenir le mythe d’une maison qui cultive l’art de la discrète ostentation. Propriété du groupe LVMH, Dom Pérignon représente aujourd’hui l’une des marques les plus désirables au monde, avec des cuvées millésimées produites exclusivement les années d’exception, au prix de plusieurs centaines d’euros le moindre flacon. Forcée d’assumer un certain côté bling, elle n’en reste pas moins énigmatique, ne dévoilant jamais l’étendue de sa production et recevant la presse au compte-goutte derrière les murs épais de l’abbaye d’Hautvillers, joyau architectural fondé en 650 au creux de la vallée de la Marne et demeure historique de Dom Pierre Pérignon en personne.

Vincent Chaperon, une passion de l’exégèse qui se transmet aussi par les gestes. Photos : Vincent Lappartient

Une quête de perfection
Intronisé chef de cave en 2019 au cours d’une cérémonie digne d’un mariage royal, après quatorze ans de bons et loyaux services en qualité d’œnologue, Vincent Chaperon se destinait à marcher dans les pas de celui auprès duquel il a tout appris, le charismatique Richard Geoffroy. Leur relation fusionnelle et quasi-filiale n’a pas été sans créer un vague sentiment d’imposture, et pour cause : depuis ses débuts, le presque cinquantenaire a exclusivement accompagné la mise en marché des millésimes de ses prédécesseurs, précieusement gardés en cave de sept à onze ans. En attendant la sortie en 2025 de son tout premier vin vinifié seul, Vincent Chaperon aura lutté, cherché, avant de canaliser cette énergie foudroyante de chat tombé dans la baignoire jusqu’à trouver le sens de sa propre quête : révéler la dimension esthétique et littéraire d’un champagne devenu l’emblème incontesté du luxe « universel ». Son appartenance assumée à une classe de privilégiés l’a dispensé de devoir acquérir les codes d’un monde d’apparat dans lequel il semble évoluer avec l’élégance impertinente d’un siamois. Un univers dont il semble accepter les règles pour mieux les contourner, tout en ayant conscience d’avoir entre ses mains l’héritage d’un auguste bénédictin lancé dès le XVIIe siècle dans une quête absolue de perfection. « L’idée de perfection est aujourd’hui à replacer dans le contexte religieux de l’époque. Faire un champagne parfait implique d’accepter une forme de contrainte, mais aussi une part de mystère », admet le chef de cave, que l’on se plaît à imaginer en potentiel cheval de Troie. Un soupçon qu’il s’empresse d’écarter. « Je porte une seule vision. Ce qui varie, c’est la manière dont elle est incarnée. » Et c’est justement dans ce point de tension que vient se nicher toute la difficulté à composer entre deux images radicalement opposées, celle d’un champagne que l’on sabre en magnum dans le monde du rap et de la nuit, mais aussi celle, plus méconnue, d’une maison adulée par les esthètes. « Dom Pérignon ne peut être que millésimé. Cela montre qu’il n’y a qu’une vision, mais qu’elle se réincarne en continu. Ensuite, il y a l’interprétation de ceux qui la vivent et de ceux qui la boivent. C’est là où il y a un aspect un peu schizophrène », s’amuse-t-il d’un air d’éternel incompris. À sa vision très romanesque de la quête, qui s’illustre au travers d’une passion farouche pour les mots et une créativité parfois difficile à contenir, vient s’opposer ce qui compose la partie la plus ostentatoire des buveurs de « Dom Pé’ », ceux que l’on aperçoit sur Instagram brandissant des bouteilles comme on soulève un trophée de chasse, rompus aux excès liquides et additions pharaoniques, définitivement plus visibles que ceux qui le dégustent noblement au coin du feu en relisant Châteaubriand. « On se retrouve parfois face à des gens qui ne comprennent pas cette obsession à vouloir mettre des mots sur tout », regrette Vincent Chaperon. « Mais au fil du temps, on apprend à faire le distinguo entre son émotion et celle des autres. » Une sagesse qui n’est pas sans lui éviter quelques tourments, ne serait-ce que celui de voir le fruit d’années de travail acharné finir en shower. « Je porte un projet, qui doit ensuite être vécu, mais il n’y pas qu’une seule manière de vivre quelque chose. Que l’on aime ou pas, il a fallu que je comprenne que cela ne disait pas quelque chose de moi », reconnaît-il. Une philosophie du lâcher-prise qui ne paraît pas être le genre de la maison, mais lui permet paradoxalement de se concentrer sur l’essentiel.

Dom Pérignon 1973, un millésime auquel il aura fallu du temps pour révéler son potentiel, aujourd’hui au sommet de sa profondeur et de son éclat. Photo : Vincent Lappartient

« Génial n’est pas suffisant »
Pour mieux comprendre la complexité du personnage, il faut avoir en tête une dimension qui échappe à l’immédiateté chronique de notre époque, celle du passage du temps. « C’est un métier où l’on vit simultanément au présent, au passé lointain et au futur lointain. Aujourd’hui, je fais 2024, je prépare 2017 et 2018 et je suis en cave des vins ayant déjà cinq, dix, quinze ans. Je vogue en permanence sur ces trois temporalités qui ne sont pas étanches et s’influencent entre elles. » Et c’est par le détour de la musique que le chef de cave envisage désormais ses assemblages, détournant les errements de la subjectivité pour en faire une partition collégiale : « Nous nous sommes rassemblés à cinq autour de la table et avons expérimenté une nouvelle technique. Chacun a dû composer son assemblage en fonction de sa propre vision ». En matière de commentaires, Vincent Chaperon évite soigneusement l’écueil de la récitation, préférant citer Calder et Picasso, analyser les vides et les pleins, les poids et les légers, parler de couture, de tressage et de fondu-enchaîné. Un exercice qui peut sembler retors au néophyte, mais qui comporte l’avantage de remettre l’ensemble des buveurs sur un pied d’égalité, privant les experts de toute velléité de jargonner. « Il faut réussir à faire ressentir ce que les gens ne voient pas : le terroir. Aller voir dans l’invisible, accepter d’être aveugle pour revoir, retoucher, se reconnecter à l’intelligence du corps. Je veux que l’on ressente l’énergie vitale d’un vin qui, comme un parfum, vient s’intégrer à la peau du palais. La bulle est uniquement un support, elle n’est pas là pour masquer, mais pour soutenir, prolonger, apporter une cinquième dimension. » En ligne de mire, la volonté d’exprimer la singularité d’un millésime tout en assurant le maintien d’un style. Une ambition que Vincent Chaperon entend pousser à l’extrême, mu par une âme de compétiteur et la radicalité vorace des éternels insatisfaits : « Je déteste ce qui est fini. Tout le monde produit aujourd’hui des choses magnifiques, mais génial n’est pas suffisant. Je me fous que les gens trouvent ça super. Je veux qu’ils soient bouleversés. Je veux qu’ils disent : “Ça a changé ma vie”. À l’époque de Dom Pérignon, on contemplait encore ce ciel que l’on ne regarde plus aujourd’hui », regrette-il en observant le sillage de bulles évanescent d’un Vintage 1973 ouvert pour l’occasion. « Ça, c’est mon étoile. Je ne vis que pour ça. » 

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