Châteauneuf-du-Pape, le dernier sanctuaire

Rares sont les vignobles français qui peuvent se comparer en termes de notoriété à celui de Châteauneuf-du-Pape. Ce succès trouve ses racines autant dans le passé que dans les ambitions actuelles d’une appellation face à son destin


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Chapitre 1
L’histoire d’un village

L’activité du village et des communes alentours (Orange, Sorgues, Courthézon et Bédarrides), aujourd’hui dans l’aire d’appellation, n’a pas toujours été liée à la culture de la vigne et du vin. « Du temps des papes d’Avignon qui construisent une résidence d’été à Châteauneuf-du-Pape, le vin fait partie de l’agriculture locale. Des centaines de paysans possèdent un ou deux hectares exploités à très faible rendement, cinq hectolitres par hectare ou guère plus, et produisent du vin pour leur consommation particulière. La richesse du secteur provient de l’exploitation de la chaux qui sert à construire les fours à pain », rappelle Michel Bettane, fin connaisseur de l’appellation. Au Moyen-Âge, cette chaux est la richesse principale de ce pays exclu du Comtat Venaissin, propriété de la papauté romaine à la fin du XIIIe siècle. Sans oublier quelques cultures céréalières et maraîchères, comme partout dans les territoires du sud de la vallée du Rhône. Jusqu’en 1893, l’actuel village porte le nom de Châteauneuf-Calcernier en raison de l’exploitation des carrières de calcaire qui occupe la majeure partie des habitants du secteur. Sous l’impulsion des évêques d’Avignon, dont le village dépend, et à partir de l’installation des papes en Avignon (notamment, Jacques d’Euze, le second d’entre eux, connu sous le nom de Jean XXII), le village acquiert un nouveau statut auprès de cette papauté délocalisée. Le vin de Châteauneuf-du-Pape ne jouit cependant d’aucune réputation. On lui préfère celui de Bourgogne ou des contreforts de l’Auvergne. Ce qui n’empêche pas le vignoble de s’étendre, de manière aveugle, pour répondre aux besoins des buveurs d’Avignon, de plus en plus nombreux.

Du calcaire à la vigne
Quelques années après la mort de son pape bienfaiteur, le vignoble de Châteauneuf-du-Pape s’est implanté dans certains secteurs historiques, toujours réputés aujourd’hui, comme les lieux-dits de Mont-Redon, Beau-Renard ou encore Cabrières. Il s’agit de petits îlots de vignes disséminés un peu au hasard, sans suivre une organisation structurée capable de produire des quantités importantes. Il faut attendre le XVIIIe siècle pour que la culture de la vigne prenne vraiment son essor. Deux familles importantes, dont les propriétés acquièrent à cette époque une certaine notoriété, vont contribuer fortement à cette dynamique. D’une part, les Tulle de Villefranche au château La Nerthe, de l’autre, les Martin, héritiers Barberini, au domaine de La Solitude. La Nerthe, anciennement nommé Beauvenir, est à l’époque le plus grand domaine de la commune. On y produit à partir de la deuxième moitié du siècle un vin remarquable, que les visionnaires frères Tulle de Villefranche, originaires du Piémont, embouteillent (déjà !) à la propriété. Cette production commence à être recherchée dans le pays, à Paris, mais aussi en Bourgogne où elle est utilisée pour améliorer des vins faméliques. Au milieu du XVIIIe siècle, le vin récolté dans le clos de La Nerthe, considéré par le topographe André Jullien comme le meilleur avec celui du clos Saint Patrice, se vend dans plusieurs pays européens (Allemagne, Espagne, Angleterre) mais aussi, il faut le souligner, en Amérique où il contribue à la notoriété des vins de Châteauneuf-du-Pape outre-Atlantique. Avant la Révolution française, un peu plus de 650 hectares sont exploités dans la commune. Devenu la principale activité du village au lendemain de ce moment charnière de l’histoire, le vin de Châteauneuf s’échange à bon prix, bien mieux en tout cas que tous les autres vins produits dans les secteurs alentour.

La naissance d’un projet commun
S’ensuit une période faste jusqu’à ce que le phylloxéra, découvert dans la région, ne détruise l’intégralité du vignoble ou presque et marque un coup d’arrêt au développement des vins châteauneuvois. Les familles s’organisent pour reconstruire le vignoble, sans s’arrêter dans cette mission au XXe siècle puisque l’aire d’appellation atteint aujourd’hui quelques 3 200 hectares. Un atout au début du siècle dernier pour créer une marque forte, mais insuffisant pour éviter d’éventuelles dérives de qualité logiquement susceptibles d’apparaître dans une production d’une telle ampleur. Pour cette raison, le vin de Châteauneuf-du-Pape est l’un des premiers en France à se prémunir des mauvaises imitations pouvant nuire à son image en imposant à ceux qui le produisent, dès le début du XIXe siècle, une interdiction de mélanger les raisins récoltés au sein du cadastre de la commune avec ceux vendangés en dehors. Soit une zone de qualité reconnue, bien avant la naissance des appellations d’origine contrôlée. Au début du XXe siècle, pour donner plus de crédit aux vins en France, la loi de 1919 renforce l’importance de l’origine en tant que prérequis de la qualité, en plus d’établir les fondations des futures appellations. Le vignoble devient une propriété collective dont la délimitation est soumise à des décisions de justice, indépendamment des administrations territoriales.

La reconnaissance de la qualité
L’année 1919 est décisive dans l’histoire de Châteauneuf-du-Pape. Le baron Pierre Le Roy de Boiseaumarié, homme de loi et pilote de chasse durant la Première Guerre mondiale, épouse Edmée Bernard Le Saint, héritière du château Fortia, domaine important. Les vignerons locaux voient en lui un homme providentiel, capable de donner un cadre légal à leur activité pour les protéger face aux problèmes agronomiques et économiques qu’ils rencontrent. Charismatique et politique habile, le baron devenu vigneron à plein temps œuvre à la réunion des vignerons châteauneuvois sous la bannière commune d’un syndicat à partir de 1923. Ce dernier doit faire pression sur la justice d’Orange afin qu’elle reconnaisse officiellement l’appellation châteauneuf-du-pape. Visionnaire par sa conception de la qualité, le baron complète cette demande avec des mesures fortes, comme celle d’imposer une délimitation parcellaire, un choix restreint de cépages qualitatifs, des modes de taille de la vigne ou, plus fort encore pour l’époque, l’interdiction d’arrosage et de chaptalisation. En bref, le syndicat établit un cahier des charges, geste bientôt repris par les futures appellations d’origine contrôlée (AOC). Avignon entérine cette demande en 1929, même si les nouvelles limites géographiques sont contestées. La situation s’apaise. En 1935, l’institut national des appellations d’origine (Inao) voit le jour sous l’impulsion du baron Le Roy et de son ami bordelais Joseph Capus, ministre de l’Agriculture de la Troisième République. Sans doute, la nomination du baron au poste de secrétaire général de l’Inao favorise le vin de Châteauneuf-du-Pape. Il devient le premier, en 1936, à être reconnu en tant que vin d’appellation d’origine contrôlée. Cette consécration récompense une vision claire et unifiée de la qualité. Elle s’appuie pourtant sur un terroir protéiforme.

Territoire et batailles. L’appellation châteauneuf-du-pape s’étend sur quelques 3 200 hectares, répartis autour du village et dans les communes alentours (Orange, Bédarrides, Sorgues et Courthézon). Première à être reconnue appellation d’origine contrôlée (1936), elle fut la seule à s’organiser en syndicat viticole (1894), puis en syndicat de propriétaires-viticulteurs (1923). Le baron Pierre Le Roy de Boiseaumarié, grand homme de la viticulture française, vigneron au château Fortia et premier président de l’Inao, a beaucoup œuvré à cette reconnaissance. Photos: leif carlsson, N. Sabon, presse

Chapitre 2
La découverte des terroirs

Dans un ouvrage de référence consacré à Châteauneuf-du-Pape, édité au sein de l’excellente collection du « Grand Bernard des vins de France » (Jacques Legrand), le regretté Michel Dovaz, dont nous saluons une nouvelle fois la mémoire, écrit : « Le terroir est trop connu pour qu’il soit nécessaire de le décrire. On ne cesse de le photographier. Il faut dire qu’il n’en est pas de plus photogénique : qui n’a vu cette mer de galets roulés d’où jaillissent des ceps noueux ? ». Pendant longtemps, il est vrai, le vin produit ici a été inexorablement associé aux sols de galets roulés. On les retrouve en de nombreux endroits de l’aire d’appellation, du nord-est, sur le vaste plateau de Mont-Redon, où ils sont énormes, jusqu’au sud, près de Sorgues. Le géologue Georges Truc, autorité en matière de compréhension de la formation des terroirs rhodaniens, date la naissance de ce terroir châteauneuvois spécifique à l’ère Quaternaire. Ce substrat de galets roulés, que l’on appelle aussi terrasse villafranchienne, est né du déplacement de matériaux alpins charriés par le fleuve alors immense et déposés à plusieurs reprises en divers endroits du secteur, à des altitudes différentes, selon la topographie des lieux. Dans son livre Châteauneuf-du-Pape, Histoire géologique & Naissance des terroirs, Truc attribue plusieurs qualités à ce sol. Outre le rôle (bien connu) joué par les galets, qui restituent la nuit la chaleur du rayonnement solaire emmagasinée la journée, ces quartzites ont d’autres fonctions : « [Ce] pavement s’oppose au ruissellement […], favorise l’infiltration de la pluie et la constitution de réserves souterraines [et] limite l’évaporation directe de l’eau du sous-sol ». Dans l’imaginaire de nombreux amateurs, ces sols sont associés à des terroirs solaires, chauds et secs. Si, l’été, la chaleur peut y atteindre des températures extrêmes, ils sont plutôt bien équipés pour affronter les épisodes de sécheresse extrême à condition que l’argile sur laquelle ils reposent ne perde pas ses qualités de rétention. Ces sols de galets sont parmi les plus durs à travailler tant la masse de ces alluvions est par endroits impressionnante. Un enracinement profond de la vigne permet la pleine exploitation de ce terroir, ce qui implique des choix décisifs et pérennes quant au matériel végétal privilégié afin que la plante atteigne un certain âge et développe un système racinaire dense et complexe. La réflexion est d’ailleurs aussi importante concernant le choix d’un porte-greffe adapté à cette géologie particulière. Ce travail agronomique sur mesure est d’autant plus compliqué que nombreux sont les producteurs qui disposent de parcelles dans différents « quartiers » de l’appellation, les réunissant au moment de procéder à l’assemblage de leur vin.

Les sables de la mer
Autre terroir, les safres. La réputation du château Rayas, châteauneuf-du-pape le plus iconique de l’appellation, a contribué à attirer la lumière sur ces sols sableux. Plus âgés que les galets roulés du Quaternaire, on les retrouve plutôt dans la moitié nord de l’appellation, parfois très purs, comme dans le vallon de Pignan où sont situés les sables du Rayas, parfois mêlés à d’autres alluvions (galets), comme c’est le cas de quartiers connus (Maucoil, Clos du Caillou, Cristia, Solitude, Fines Roches, etc.). Ajoutons, pour être précis, que les sables de l’appellation ne sont pas tous issus de la dégradation des safres. On rencontre aussi des sables argileux du Pliocène dont les propriétés sont quasiment identiques, pour le moment. « Les sables de safres ont souvent souffert d’une méconnaissance », précise Georges Truc. On les associe, au moment d’établir les qualités organoleptiques qu’ils peuvent conférer aux vins, à de la finesse et de la fraîcheur. Emmanuel Reynaud, dont la famille s’occupe du château Rayas depuis 1880, insiste sur ces qualités : « Ce sable est un matériau qui reprend vite sa température. Il est très léger avec des grains qui sont ceux que l’on boit quand on boit un vin du Rayas ». Pauvre et filtrant, ce sol permet au système racinaire des vignes d’y pénétrer en profondeur et de trouver dans le sous-sol des nutriments et un apport hydrique modéré. Le succès des vins issus de ces secteurs a parfois tendance à placer ces sables en haut de la hiérarchie qualitative des terroirs de l’appellation. La situation, on le voit, est plus complexe et l’on aurait tort de synthétiser le vin de Châteauneuf aux seules possibilités de goûts données par ces sables si spécifiques.

Territoire et possibilités. Le vignoble de Châteauneuf-du-Pape est complexe. Par facilité, on l’a longtemps résumé aux seuls galets roulés, spectaculaires par leur taille et leur nombre. Trois autres sols sont pourtant représentés dans l’appellation : des roches calcaires dures, des sables ou safres et des grès rouges, riches en oxyde de fer. Chaque terroir donne évidemment un profil gustatif différent.

Dur comme le calcaire
Ainsi, dans le secteur de Vaudieu et de Nalys, on découvre des sols d’argiles ocres, voire rouges, riches en oxydes de fer. Ces grès rouges sont bien pourvus en nutriments et les vins qui en sont issus sont souvent colorés, profonds et généreux, équilibrés pour les meilleurs par une tension minérale qui leur donne un style à part. Là aussi, dans ces secteurs, la géologie n’est pas homogène et il n’est pas rare de voir de beaux galets roulés piqueter cette terre compacte. On le sait moins, mais la situation du vignoble est liée au massif calcaire du Lampourdier et ses contreforts. Présente majoritairement à l’ouest de l’appellation, une pierraille calcaire, austère et aiguisée, donne par endroits des vues au moins aussi impressionnantes que les étendues de galets roulés. Il faut voir ces bancs de roches saillantes chauffées à blanc par le soleil épouser les coteaux des secteurs de la Gardine, Beaurenard ou ceux situés en contrebas du plateau de Mont-Redon. Ce terroir est le plus compliqué à exploiter de l’appellation. Pendant longtemps, lorsque le climat ne permettait pas d’obtenir de manière régulière des raisins à maturité, ces calcaires donnaient des vins durs, aux tannins revêches pour les rouges. Il faut pour les dompter mener une viticulture de qualité où la concurrence végétale doit être attentivement suivie. Avec le réchauffement climatique, les raisins y atteignent désormais des maturités intéressantes. Mais la difficulté de les travailler reste la même, voire devient encore plus importante, tant ces secteurs souffrent tôt dans l’année du manque d’eau lors des années sèches. Beaucoup de parcelles sont équipées de systèmes d’irrigation par goutte-à-goutte. Et ces mêmes secteurs profiteront sans doute un jour de la réfection prochaine de l’obsolète système de canaux des eaux du Rhône, permettant un arrosage maîtrisé. Certains vignerons, insatisfaits de cette solution peu durable, réfléchissent activement à une viticulture adaptée à ce type de sol. En effet, ces calcaires durs n’ont pas une faculté de rétention similaire à celle des calcaires plus tendres (craie, tuffeau, etc.). Ainsi, Victor et Antonin Coulon, au domaine de Beaurenard, propriété de leur famille depuis de nombreuses générations, ont mis en place un programme de mesures agronomiques censé permettre à ces sols d’emmagasiner en profondeur davantage d’eaux pluviales lors de la basse saison de la vigne. En plantant des couverts végétaux dans ces secteurs où d’habitude rien ne pousse, ils créent un paillage humide, à même d’abriter une biodiversité importante. L’avenir de quelques-unes de ces parcelles, posées sur sols calcaires, est évidemment incertain. En particulier celles où la viticulture est peu réfléchie. Les cépages rouges (à l’exception du mourvèdre et du cinsault qui peuvent s’y plaire) y luttent pour donner des raisins aux équilibres optimaux. Ces sols sont cependant très intéressants pour les cépages blancs. Citons, à titre d’exemple, la travail des équipes de L’Oratoire des Papes pour élaborer ici un grand blanc, Les Chorégies, assemblage de clairette et de bourboulenc. D’autres domaines de grande valeur proposent avec des cépages différents des blancs tout aussi réussis.

Liberté totale
Si le terroir de l’appellation est ainsi divisible en quatre ensembles, impossible de trouver une homogénéité géologique propre à chacun (à l’exception de quelques quartiers) tant ces sols se mélangent et se complètent. Impossible aussi d’établir une échelle de valeur entre eux. C’est ce qui fait l’intérêt de cette appellation où les profils de vins sont variés et plus ou moins représentatifs de chacune de ces grandes familles de sols. Pour l’amateur, c’est une chance, d’autant que l’appellation n’encourage pas à outrance un modèle parcellaire en dépit des 134 passionnants lieux-dits référencés. Tant mieux, parce qu’on ne peut pas ignorer la difficulté d’établir un portrait-robot du vin de Châteauneuf-du-Pape, lequel cultive avec intransigeance ses possibilités créatrices. Cette liberté s’appuie sur la variété de terroirs énoncée ci-dessus, où la topographie joue un rôle important, comme le climat (gels, mistral desséchants, pluie lors de la floraison pouvant engendrer de la coulure, grêles et orages estivaux, ensoleillement, etc.). Et cette liberté s’exprime aussi par un encépagement complexe, capable de répondre aux problématiques posées par le réchauffement climatique, sans avoir à se réinventer.

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