La main dans le sac

La crise commerciale du vin de Bordeaux a des racines profondes dans les comportements qui y ont vu pendant trop longtemps une poule aux œufs d’or. Il s’agit maintenant de se réinventer pour ne pas tirer le rideau


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Je crois savoir que le petit monde du commerce bordelais, indépendamment de la conjoncture franco-française, n’a pas encore pleinement pris conscience de l’ampleur du phénomène de désamour envers ses vins, qu’on résume sous l’expression « bordeaux bashing ». La campagne de vente en primeur 2023 s’achève sans gloire, malgré des baisses non négligeables de prix (devenus raisonnables par rapport à leurs pairs de Bourgogne ou d’ailleurs), des volumes de mise en vente réduits, et surtout, une qualité globale remarquable et – j’ose le dire – incomparable. Tous les jours, au restaurant, chez les cavistes, et dans le comportement et les paroles des amateurs que je rencontre, je vois l’étendue de ce désamour. Par exemple, il y a quelques jours, dans un sympathique restaurant certes bourguignon, bar à vin et cave à vin, je vois des dizaines de caisses de grands bordeaux prestigieux servir de décor. Pas simplement des planches étampées, mais bien des caisses, toutes remplies de vins venus de partout, sauf des crus mentionnés sur les caisses elles-mêmes, évidemment situés à Bordeaux. À la vente, un seul petit vin, de qualité et de réputation sans intérêt, de type « glou glou », conformément à cette mode qui convient encore moins à un vin de bordeaux qu’à tous les autres. Le caviste de ce restaurant sourit de ma surprise et de ma remarque, comme si son choix de décoration allait de soi. Celle-ci n’empêchait d’ailleurs pas une très judicieuse sélection de vins hexagonaux, engagée et responsable. Allez voir toutes les cartes de restaurants branchés, les livres des cavistes tout aussi branchés, les plus compétents comme les plus stupides, vous constaterez une immense sous-représentation des vins de Bordeaux, même pour les plus raisonnables en prix et les plus respectueux en matière de culture de la vigne et de vinification. Il y a dans ce rejet quelque chose qui ressemble à un trait de caractère national que l’on retrouve dans bien d’autres secteurs : cette jubilation à casser le jouet dont on ne veut plus.
Mais la responsabilité depuis tant d’années des producteurs et des distributeurs bordelais est tout aussi immense que leur déni à la penser et à l’avouer. Après tant d’années difficiles entre 1930 et 1985, la place de Bordeaux a gagné beaucoup d’argent à partir du moment où elle a choisi de ne distribuer que les vins à plus forte marge, ceux dont le marché international est le plus demandeur et donc ceux qui lui demandent en retour le moins d’effort. Ce faisant, elle a oublié sa responsabilité envers tous les autres, mais aussi envers l’image de marque de l’origine du vin, noyée sous la fausse magie de l’étiquette « château ». C’est cette fausse magie qui a d’ailleurs conduit la grande distribution à faire le choix de distribuer des centaines de « petits châteaux » de prix à peu près semblables, aussi inconnus les uns que les autres du public, perdu devant les rayons des magasins et la multiplicité des noms. Leur manque de personnalité et même de plaisir dans leur saveur n’a pas alerté pendant trop longtemps les grands acheteurs. Cela se vendait bien auprès d’un public populaire qu’on croyait peu connaisseur. Et quand cela a commencé à moins bien se vendre, c’était trop tard. L’intelligence champenoise qui a su créer des marques de large diffusion sous une même appellation a cruellement manqué au commerce bordelais. Il pouvait pourtant s’appuyer sur le nom de la ville du vin le plus connu au monde. Son erreur la plus grave est, hélas, liée à son mode de fonctionnement qui repose sur la spéculation au sens strict du mot, c’est-à-dire l’anticipation qui permet d’acheter moins cher et en avance ce qui se vendra plus cher et plus tard. C’est en tout cas comme cela que cela fonctionnait. Et que cela doit fonctionner avec les professionnels, les acheteurs en gros, les restaurateurs, les cavistes, les distributeurs, etc.
Le premier qui eut l’idée d’étendre à la clientèle privée ce mode de fonctionnement a été vraiment mal inspiré. Faire croire qu’en achetant le vin très tôt, avant même qu’il soit mis en bouteille, on pouvait le payer moins cher est moralement inadmissible. Cette clientèle de particuliers ne peut pas savoir à quoi le vin ressemble. Et même si elle peut déguster l’esquisse que représente un vin après quelques semaines d’élevage, elle n’a pas la compétence nécessaire pour imaginer sa forme définitive et juger de la concordance entre cet échantillon précoce et ce que sera le vin dans sa bouteille définitive. Elle laisse ce soin à la merci des experts autoproclamés, eux même plus ou moins bien formés pour ce rôle, qui parfois assurent leur succès par la démagogie de leurs jugements et d’une note chiffrée qui fait tourner les têtes en s’approchant trop souvent du mythique 100 sur 100. Dans les faits, le public voit bien qu’il n’est pas toujours gagnant et même de plus en plus souvent perdant, retrouvant parfois cinq ans plus tard dans certains circuits de distribution le vin qu’il a acheté au même prix ou presque en primeur. On imagine sa frustration et sa colère. Il reporte alors sur le système, et logiquement sur le produit, ce que sa naïveté ou son appât du gain l’ont conduit à faire. Avec deux réactions possibles. Soit il cesse d’acheter des vins de Bordeaux, en accusant les producteurs de préférer le commerce à l’agriculture et l’argent à la qualité et la typicité du produit, soit il décide que les marques les plus célèbres sont des moyens de gérer son patrimoine. Il devient alors lui-même grand spéculateur, achète les vins célèbres comme on achèterait des actions d’entreprises performantes, surtout pas pour les boire, même comme lot de consolation, mais pour les revendre et contribuer à nourrir une spéculation qui explique les écarts incompréhensibles de prix entre vins de qualités finalement assez proches.
Des fonds bancaires gèrent même de plus en plus cette spéculation. Elle déshonore le produit agricole le plus artiste et le plus estimable, destiné à être bu. Et elle le fait devenir le support de l’amour propre de riches acheteurs venus de pays leur permettant de multiplier leur niveau de vie, par rapport au nôtre, ou le support de l’inquiétude d’une catégorie sociale qui place en lui un espoir de maintien ou d’augmentation de son statut.

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