Les rêves d’un géant

Le sous-continent est un PAYS de merveilles. En s’ouvrant sur le monde, l'inde s’est découvert une passion pour la vigne et un goût pour le vin. Sur place, notre reporter a vu ce qu’il s’y passe, elle raconte

« L’Inde est aujourd’hui le pays le plus grand et le plus peuplé du monde. Il propose donc beaucoup d’opportunités. La consommation de vin par habitant est très faible. L’équivalent d’une cuillère à soupe par personne et par an. La majorité de la population ne boit pas. C’est encore un pays relativement pauvre et le vin est un produit cher. Mais la classe moyenne se développe très rapidement et si l’on considère que seuls 10 % des Indiens consomment du vin, cela représente un verre par personne et par an. La marge de croissance est donc énorme. Le vin entre dans les esprits. Celui de Sula, par exemple, est présent dans les émissions indiennes de télévision, diffusées sur Amazon ou Netflix. Les personnages des films de Bollywood en boivent. Les gens commencent à apprendre et à l’apprécier. Cela se fait naturellement. » Le constat de Karan Vasani, chief winemaker de Sula Vineyards est sans appel. L’Inde, pays immense, est un eldorado en puissance. Pourtant, au regard de la taille du sous-continent, on peut s’étonner que la péninsule n’en soit qu’aux prémices de son histoire viticole.

Sula est le leader du vin indien avec 60 % de parts de marché. La marque a su développer une offre œnotouristique très aboutie.

Balbutiements
Tout a sans doute commencé dans les années 1980 avec la détermination d’un homme, Kanwal Grover. Né en 1925, le père du vin indien est à l’époque à la tête d’industries de technologies de pointe qui le mènent souvent en France. Hédoniste, il profite de notre gastronomie et découvre le vin. La passion naît, et avec elle avec l’envie d’en produire chez lui, dans son pays. Il plante une trentaine de cépages près de Bangalore, dans le sud. Les premières vignes donnent des résultats décevants. Pour ne pas dire désastreux. Sans jamais s’avouer vaincu, Kanwal Grover décide un jour de partir en France pour mieux comprendre les choses. Il rencontre Michel Rolland, la star des œnologues. Très sceptique quant au projet, le consultant est peu tenté par l’aventure. Grover ne se décourage pas. Il le persuade que l’Inde a besoin de son expertise. « Un jour, Yvette, mon assistante de l’époque me confirme qu’un Indien a pris rendez-vous dans mes bureaux de Libourne », raconte Michel Rolland. « La surprise laisse place à l’étonnement quand je vois entrer un homme charmant à l’éducation toute britannique avec ce quelque chose en plus d’intelligence et de culture. Il veut faire du vin en Inde. Il a commencé, mais ce n’est pas bon. Il réclame mon aide. Je refuse par manque de temps. Six mois plus tard, il me rappelle et me propose de le rejoindre à Paris pour goûter des échantillons. On se retrouve dans un grand hôtel à déguster et cracher dans la baignoire. » La ténacité de Kanwal Grover paie. Elle va bientôt laisser place à une vraie amitié. Rolland accepte l’aventure. « Que pouvait-on imaginer faire comme vin sous ce climat tropical, sur ces terres argileuses dures comme du béton une fois la mousson passée ? On a gratté, remué la terre entre les rangs. Pour contrer l’absence de repos végétatif, on a prétaillé et retaillé. Aujourd’hui, les vins sont devenus corrects et je suis fier d’avoir relevé ce challenge. J’ai laissé la place à mon associé Julien Viaud qui continue à conseiller Grover Zampa. »

A Vallonné, un gardien veille sur les vignes toutes les nuits car les vols de raisins ne sont pas rares.

La naissance d’un vignoble
Le vignoble indien se développe dans deux régions, le Karnataka au sud et le Maharashtra, à l’est de Bombay. Autour de Nashik, capitale de cette province, plusieurs domaines sont créés. En 1994, Rajeev Samant, un visionnaire, donne naissance au vignoble de Sula. Il a fait ses études à Stanford avant d’être embauché chez Oracle en Californie. Au début des années 1990, il décide de rentrer chez lui et s’installe dans sa famille à côté de Nashik, région alors réputée pour la production du raisin de table. Il y voit la possibilité d’y planter des cépages de cuve et fait appel à l’Indiana Jones du vin américain, Kerry Damskey, devenu son ami et son mentor. Pionnier à Nashik, Rajeev Samant l’est aussi dans les innovations qu’il met en place pour parfaire la quantité comme la qualité de ses vins, pour laquelle il a une vision. Elle se traduit par une connaissance du terroir approfondie, une obsession de la préservation de l’environnement et une implication forte dans les actions locales et sociétales. Pourquoi Nashik ? L’essentiel des conditions y est réuni. Il y a un lac et de l’eau, indispensable pour irriguer. Situé sur un plateau entouré de montagnes, le climat y est frais, surtout la nuit. Certes, la mousson est importante aux mois de juillet et d’août, mais il y a du soleil. Le cycle de la vigne est différent sous ce climat tropical. Ici, pas de dormance les longs mois d’hiver. La vigne engendre deux cycles par an et deux tailles. Avec la taille arrière, le vigneron entretient le vignoble. Avec la taille avant, il optimise le fruit. La longévité des ceps est deux fois moins importante qu’en France. Vite épuisés par ces deux cycles et le stress hydrique, ils ne produisent que pendant quinze à vingt ans. Les raisins sont récoltés en février et mars. Les grappes mûrissent pendant l’hiver et sont vendangées avant l’été.

Trente ans d’essais
Autre différence fondamentale avec les vignobles de l’hémisphère nord, l’irrigation est autorisée dans tout le pays. D’immenses bassins de rétention d’eau parsèment les régions agricoles. À Nashik, par exemple, la pluviométrie est d’environ 800 à 900 millimètres par an. Assez pour pouvoir arroser quand la vigne le réclame. Une vingtaine de cépages ont été plantés dans le vignoble indien : sauvignon blanc, chenin, shiraz (notre syrah), cabernet-sauvignon, chardonnay, riesling, grenache, viognier, tempranillo et zinfandel. Depuis plus de trente ans, les Indiens les testent et les détestent, supprimant ceux qui ne correspondent pas à leurs attentes. Les vignerons se soutiennent les uns les autres, avec une motivation commune qui est celle d’aller dans la bonne direction du succès. Extension des surfaces de culture, recours à une technologie de pointe, apprentissage approfondi de la viticulture, ils partagent volontiers leurs résultats entre eux. Ils vont même jusqu’à créer des lobbys pour obtenir des instances gouvernementales la création de lois pour défendre leur industrie et réformer les systèmes de taxes – chacune des vingt-huit régions est soumise à ses propres règles et les vins y sont donc vendus à des prix différents. À titre d’exemple, une loi récemment promulguée leur permet dorénavant de vendre de l’alcool dans les supermarchés de plus de 100 m2. Des cavistes apparaissent aussi dans toutes les grandes villes. Certes, ils vendent principalement des whiskies, mais la place du vin augmente significativement et régulièrement. Tout comme dans les bars d’hôtels qui proposent maintenant des vins au verre et un choix exhaustif de blancs, rouges, rosés ou effervescents.

Développement durable
Le taux d’humidité est souvent très élevé. Jusqu’à 100 % par endroits. Cultiver en bio est compliqué, voire impossible, comme l’explique Karan Vasani : « Nous ne mettons pas tout et n’importe quoi sur les vignes. On essaie de les garder le plus propre possible. C’est un principe inflexible dicté par notre CEO, Rajeev Samant, qui met le développement durable au cœur de chaque décision ». La démarche se veut globale : « Les consommations d’eau et d’énergie sont optimisées. Les panneaux solaires installés sur nos exploitations répondent à environ 60 % de nos besoins énergétiques. Nous récoltons l’eau de pluie durant la mousson pour ne pas avoir à la puiser dans le lac. Les déchets de cuisine sont retransformés pour produire du biogaz, lui-même utilisé pour cuisiner. Les pépins de raisin produisent une huile pour cuisiner ou pour les massages. Les rafles et autres déchets sont utilisés comme fertilisants. Rien ne se perd, tout se transforme. Nous avons aussi réduit le poids des bouteilles, planté des arbres et utilisons des véhicules électriques. Et nous sommes regardants sur les intrants que nous utilisons, en particulier les sulfites. Nous sommes obligés d’en mettre pour stabiliser les vins mais ne les utilisons qu’avec parcimonie ». La responsabilité sociétale est un enjeu majeur pour ces domaines. Tous font appel à des fermiers pour leur fournir du raisin. Financièrement, ces derniers ont vite compris qu’ils avaient tout intérêt à produire des raisins de cuve plutôt que du raisin de table. Le domaine Sula s’attache aussi à employer au moins une personne par famille issue des communautés locales. Certains fermiers travaillent pour eux depuis plus de vingt ans.

Épices et vins doux
Le pays produit principalement du blanc et du rouge, mais aussi du rosé et des vins pétillants très appréciés à l’apéritif. L’un d’eux, produit par Sula fait d’ailleurs un tabac aux États-Unis. Les vins sont en général fruités et doux. Les Indiens les préfèrent ainsi : ils viennent adoucir la cuisine très épicée. Les vins tanniques sont écartés au profit de vins faciles à boire. « Les vins avec un peu de sucrosité sont la porte d’entrée au vin car ils sont plus faciles à goûter. Mais le sec est de plus en plus apprécié », explique Grégoire Verdin, le directeur marketing et communication de Sula. Les gammes sont donc de plus en plus étendues. Pas moins de trente-neuf étiquettes pour Sula et dix-sept pour York, la propriété voisine acquise par la première il y a deux ans. Pas d’assemblages pour le moment, mais des vins de cépage. Au nom de celui-ci, souvent mentionné sur les étiquettes, s’ajoute des niveaux de qualité. Comme les vins ne sont pas destinés à vieillir de longues années, les bouteilles sont capsulées à vis. Aujourd’hui nouvelle force de l’Inde, sa jeune population affiche une moyenne d’âge de 28 ans (contre 38 ans aux états-Unis et 37 ans en Chine). L’internationalisation, le web et les réseaux sociaux lui ont ouvert grand les yeux sur le monde. C’est elle qui consomme du vin. Comme la classe moyenne, installée dans les grandes villes, qui grandit. Élément festif et marqueur social, le vin est consommé avant les repas. Beaucoup d’écoles enseignent désormais la dégustation et l’histoire du vin. Elles ne désemplissent pas. Les femmes jouent un rôle prédominant dans cette croissance exponentielle. Si boire des alcools forts leur était autrefois interdit, elles peuvent aujourd’hui s’afficher avec un verre de vin. Certaines étiquettes et autres éléments de communications sont d’ailleurs stratégiquement créés pour les attirer.

Les noms du vin indien

Production de plus en plus qualitative, innovation, créativité, moyens financiers très conséquents, marché en progrès, art de vivre, l’Inde a des allures d’eldorado. Certains y ont déjà bâti leur nouveau monde et un succès. C’est le cas des trois producteurs que nous avons rencontrés.

Grover Zampa, les origines
C’est aujourd’hui quatre vignobles dont celui de Nashik, au bord d’un lac avec vue sur les montagnes. Quatre variétés de cépages, dont l’unique tempranillo indien, sont plantées sur des pentes abruptes et 380 tonnes de grappes sont récoltées chaque année avant d’être vinifiées dans des cuves en inox, des œufs ou des barriques en chêne. Les shiraz passent six à huit mois en barriques anciennes afin de leur donner un style français. Plusieurs gammes de blancs, rouges, rosés et pétillants existent aussi pour satisfaire tout le monde. Des collaborations avec des artistes locaux permettent aux étiquettes de se démarquer dans les linéaires. Depuis 2018, la société a changé de main. Un groupe d’investisseurs français en est devenu propriétaire avec des ambitions de qualité et de quantité. L’idée est de doubler la production, cinq millions de bouteilles aujourd’hui, et de développer le fameux art de vivre français autour du vin et de l’œnotourisme. Un hôtel de luxe devrait bientôt voir le jour.

Sula, la locomotive
12 millions de bouteilles par an, 1 134 hectares dont 230 plantés rien qu’en 2023, les chiffres de Sula font tourner la tête. Pas celle des investisseurs séduits par le projet. Sula a été introduit en bourse en décembre 2022. Le domaine s’est donné une mission cruciale : éduquer les Indiens au vin. Par le biais d’une école créée par une ancienne employée, il organise une trentaine de sessions par an de formation au concours WSET à destination des particuliers et des sommeliers. S’ajoute à cette école une force commerciale constamment sur les routes, accompagnée d’ambassadeurs qui vont à la rencontre des acheteurs pour leur apprendre le vin. Rajeev Samant, son fondateur, avait aussi à cœur de développer l’œnotourisme. Il a vu les choses en grand : hôtel magnifique au milieu des vignes, plusieurs restaurants, cours de dégustations, boutiques et visites du domaine, etc. Le Français Grégoire Verdin, directeur marketing et communication de Sula résume en toute franchise : « L’Inde a cette chance de pouvoir casser les codes et la rigidité parfois associée au monde du vin, dans ses choix de terroirs, de méthodes de production, de communication. Nous créons notre propre art de vivre ».

Vallonné, l’holistique
Shailendra Pai a fait ses armes dans le business du vin effervescent et a toujours rêvé d’avoir son vignoble. En 2006, il jette son dévolu sur un endroit magnifique au bord de l’eau. Les premières vignes – du sauvignon blanc – y sont plantées en 2007. Deux ans plus tard, il ajoute du merlot et du cabernet-sauvignon. Puis viennent la syrah, le chenin blanc, le riesling et le viognier. Aujourd’hui rejoint par ses deux enfants, il est fier de produire blancs, rouges et rosés sur deux hectares en propre, auxquels s’ajoutent 3,5 hectares en fermage. Vallonné a des ambitions, innover, expérimenter, et produire le petrus local. « Ici, c’est la qualité et le style qui priment. Nous nous adressons aux palais experts. Notre ambition est de rester petits mais d’être les meilleurs », explique le winemaker, Sanket Gawand, qui a fait ses classes en Italie et en France. « Dans nos vignobles 100 % bio, le seul secret d’une bonne vinification est un raisin de bonne qualité. » La fierté du domaine Vallonné, c’est son vin de dessert. Inédite en Inde, la technique du passerillage qui consiste à faire dessécher les grappes au bout d’un fil est utilisée ici depuis quelques années. Pas moins de 150 personnes sont nécessaires pour mener cette opération délicate. La grappe se déshydrate lentement et acquiert ainsi une concentration maximale de ses sucres et de ses arômes, tout en gardant une belle acidité. Les baies sont ensuite pressées et leur jus (rare) est vinifié en barriques. Le domaine en produit 900 bouteilles. Jusqu’ici, il le faisait avec du chenin blanc. Cette année, la syrah est au banc d’essai. Doté d’une vue à couper le souffle, l’endroit accueille un restaurant, quatre chambres et une boutique.

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