Le champagne, un grand bond en avant


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« La continuité n’existe pas. L’esprit est plus important que la reproduction ». À elle seule, cette petite phrase énigmatique de Richard Geoffroy semble être en mesure de résumer (et de justifier) les choix, les actes et les idées du vignoble champenois depuis le début de ce siècle. Visionnaire, l’homme qui a réveillé Dom Pérignon pour en faire une success-story sans équivalent dans l’histoire universelle du vin paraît avoir bien lu ce qui se jouait sous ses yeux. Ce qui était en train de se défaire aussi. À l’aube de ce millénaire, après cinquante années d’industrialisation et de productivisme, une partie de la Champagne décidait de s’éloigner de cette voie tracée, la jugeant sans issue. Mais inventer un nouveau modèle, vers plus d’artisanat, d’individualité et d’éthique, n’est pas un long fleuve tranquille. Surtout quand on produit 300 millions de bouteilles, consommées à peu près partout sur cette planète, en quantités différentes. Si cette rupture ne pouvait supporter d’être violente, elle n’a pas manqué de provoquer son lot de doutes, de crises et de remous. En même temps que de nombreuses possibilités et autant de chances.
Après la longue reconstruction de l’après-guerre et le printemps économique des Trente Glorieuses qui lui a permis de se transformer en profondeur, le plus désiré des vins pétillants est entré dans une phase nouvelle de son épopée vitivinicole. Celle de la reconnaissance culturelle de son champagne au rang de grand vin, agent d’émotions, miroir d’un ou de plusieurs lieux, expression d’un sol, d’une plante, d’un climat et d’une météorologie, volonté obstinée des femmes et des hommes qui l’élaborent.
Après Saint-Émilion (n°27), l’éthique (n°28) et la Bourgogne (n°29), En Magnum consacre son dernier grand récit de l’année 2022 au « grand bond en avant » de ce vin effervescent mondialement célèbre. Il débute par un saut en arrière dans son histoire moderne. Reims, janvier 1985. Il fait -25°C.

Le déclic des années 1980
La vague de froid laisse le pays endeuillé. Paris-Match titre sur le sujet : « Partout en France, le froid tue, détruit, saccage ». En Champagne, le mercure atteint des records de températures négatives. Dix pour cent du vignoble doit être arraché. Il faut replanter, reconstruire une nouvelle fois. L’hiver rappelle à tous que la Champagne est un vignoble du nord. Le printemps et ses nombreuses gelées portent le coup fatal, 50 % de production en moins. La réalité est brutale. Toujours en convalescence après une première moitié de siècle meurtrie par les guerres mondiales, le vignoble champenois peine à tenir sur ses deux jambes sans boiter. Par chance, le bel été 1985 permet de limiter les dégâts et donne des raisins de qualité aussi inattendue qu’exceptionnelle. La Champagne redécouvre l’esprit du grand millésime. Structurellement, l’épisode météorologique coïncide avec une époque de bouleversements.
Jusqu’ici, la production reposait sur l’activité d’entreprises familiales, essoufflées au début des années 1980 par les différents krachs boursiers et autres chocs pétroliers. Produit traditionnel échangé sur un marché classique, le champagne s’endort. La notion de qualité est marginale. Chaque maison applique sa formule de manière automatique, dans une logique semi-industrielle de « reproduction », pour reprendre le mot de Richard Geoffroy. Les petites maisons de marchands vivent avec le souvenir de leur glorieux passé entrepreneurial. Comme le marché est à la recherche de premier prix, certaines marques répondent à la demande. « À cette époque, le champagne est perçu par les consommateurs comme appartenant davantage à l’univers des spiritueux qu’à celui des vins », précise Thierry Desseauve. Dans le vignoble, depuis la fin de la Seconde guerre mondiale, la France rurale est épuisée par des récoltes faméliques. Le peuple paysan a délaissé plaines et coteaux pour l’usine, la machine, le contrat de travail et les congés payés. Chez ceux qui y croient toujours, on souffre. Les solutions d’un modèle de production intensif et fiable séduisent. Déstabilisée économiquement, la Champagne accueille à bras ouverts l’afflux de capitaux « étrangers » pour éviter la débâcle.
Si la naissance du géant LVMH, issue du mariage de Louis Vuitton et de Moët-Hennessy ne fait pas basculer immédiatement la Champagne viticole dans la dimension du luxe et de la rentabilité, la nouvelle union suscite de nombreux pronostics inquiétants sur l’avenir du vignoble. Elle ouvre surtout la voie à d’autres regroupements capitalistiques entre entreprises familiales, proies faciles des grands groupes de spiritueux ameutés par l’arrivée dans la place du cognaçais Hennessy. Les Canadiens de Seagram acquièrent Mumm et Perrier-Jouët (reprises vingt ans plus tard par Pernod-Ricard), Rémy Martin prend le contrôle de Krug (repris depuis par LVMH), Piper-Heidsieck et Charles Heidsieck (aujourd’hui propriétés de la famille Descours). C’est aussi le temps des self-made-men comme Gaston Burtin, qui se construit un empire avec le groupe Marne et Champagne, ou Paul-François Vranken et ses trois marques (Vranken, Heidsieck-Monopole et plus tard Pommery). On connaît aujourd’hui le succès commercial de ces rapprochements. On peut d’ailleurs facilement juger de leur pertinence, près de quarante ans plus tard, au regard de la place occupée par ces différentes marques sur le marché actuel. Il faut pourtant expliquer que ce changement de configuration a profondément modifié l’écosystème champenois en consolidant la place de Moët & Chandon au rang de numéro un, rang que la maison n’a pas quitté depuis.
La « grande maison » a joué un rôle fondamental au moment où le système du contrat annuel était abandonné. établi depuis l’après-guerre, ce fonctionnement quasi-soviétique garantissait l’achat de raisins à un prix fixe, valable pour tous. La reprise de cet indicateur par Moët – c’est encore le cas aujourd’hui – donne la tendance pour tous. Surtout, la maison d’Épernay fait rapidement le pari de mieux payer ses apporteurs de raisins, asphyxiant les maisons qui vendent des champagnes premier prix produits avec des raisins ou des vins payés au rabais. La répercussion de ces coûts supplémentaires ne manque pas de faire entrer la Champagne dans une ère nouvelle de valorisation. Bien sûr, à l’époque, la prise de pouvoir sur le vignoble par LVMH fait grincer quelques dents. Mais l’implication dans la vie champenoise de ce qui deviendra le premier groupe mondial de luxe semble avoir permis à la région viticole de se développer et de s’internationaliser. En première de cordée, la marque impériale a ouvert le chemin vers les marchés étrangers, voie sur laquelle négociants comme récoltants n’ont pas manqué de s’engouffrer. Lancées à la conquête du monde, ces marques liées entre elles par un capital commun, se sont organisées et structurées à la manière des multinationales de spiritueux, en s’adossant sur une distribution performante et tentaculaire.

Un vignoble à repenser
La montée en puissance de ces champagnes de marque sur les marchés internationaux réclamait aussi une croissance immédiate de la production. En dehors de quelques exceptions notables, chez certains vignerons, la recherche agronomique se résume à l’époque à trouver des moyens de produire plus. On double, voire triple les rendements à l’hectare. Presque partout, le vignoble champenois amende ses terroirs, épand des engrais, déverse des tonnes de « boues des villes » (ces composts urbains pollués interdits à partir de 1997, NDLR) et se protège avec des produits phytosanitaires pour « faire pisser » une vigne qu’on plante dans tous les secteurs historiques, y compris ceux anéantis par le phylloxéra à la fin du XIXe siècle et par les guerres du XXe. La Champagne grossit et rompt avec son passé de vignoble de pénurie, incapable de résister, en raison de sa situation géographique, aux aléas de la météo et à ses conséquences sur l’agriculture.
À la même époque, la qualité des vins profite du dynamisme général. Dans les cuveries, l’œnologie accélère, le travail sur les assemblages se fait plus précis, de nouveaux pressoirs sont construits. Le rôle de chef du cave change. Tout jeune retraité, Régis Camus, ancien chef de cave des maisons Charles Heidsieck et Piper-Heidsieck se souvient : « Quand j’étais jeune œnologue, j’avais pour habitude de porter une blouse blanche. C’était la règle. Les cavistes dans les cuveries m’appelaient le pharmacien. Pour eux, j’étais le chimiste. À partir de la fin des années 1980, lorsque les principales maisons de champagne ont quitté leur environnement familial pour être repris par des groupes agroalimentaires ou de luxe, le métier a évolué en profondeur ». Outre une œnologie plus respectueuse qu’autrefois de la matière première. Son rôle est désormais de parler des vins avec les consommateurs, de les expliquer, de les incarner. Dans l’histoire de sa mondialisation, l’accélération provoquée par la restructuration capitalistique des maisons engendre une période faste pour les ventes de champagne. Elle n’est pas exemptée de quelques épisodes chaotiques. La première guerre du Golfe (1991) marque les esprits, tend les marchés et porte un coup d’arrêt à l’économie mondiale. L’invasion et l’annexion du Koweït par l’Irak provoque le repli de la production des opérateurs champenois vers la grande distribution française. Les prix chutent. On doit créer des sous-marques pour éviter d’abîmer son image et prendre le risque de rompre avec la tendance de valorisation en cours. Le consommateur commence à se poser des questions sur ce qu’il trouve dans les bouteilles. Plusieurs scandales d’achat de bouteilles sur lattes éclatent. Les réputations se défont, auprès des particuliers, mais aussi des viticulteurs partenaires et, fait nouveau, auprès d’un cercle de prescripteurs qui s’intéresse enfin à ce renouveau du vin de Champagne. Sommeliers, critiques et journalistes commencent à exercer une influence sur le marché.
Cette marche forcée vers la valorisation ne s’arrêtera plus. Portée par la cohérence du discours de ses acteurs principaux, elle parviendra même à se remettre de toutes les crises économiques et politiques mondiales, rebondissant avec la même énergie après les attentats du 11 septembre 2001 à New-York, la crise des subprimes (2007-2008) ou, plus proche de nous, la pandémie de Covid-19 (2020-2021).

L’effet millénium
Attendu avec autant d’excitation que d’angoisse, le changement de millénaire a constitué un premier vrai point d’orgue pour le champagne dans sa conquête du monde. Effet escompté, le millenium n’a pas manqué d’ancrer encore plus profondément dans l’imaginaire collectif de l’humanité le rôle festif de la bulle française. Le niveau record des ventes de champagne en 1999 (327 millions de cols échangés, dont 37 % à l’export) couronne de lauriers la stratégie des nouveaux géants qui cherchent à faire des volumes importants de grande qualité toujours mieux valorisés.
Inspirante, la vision permet aussi le retour au premier plan de certains opérateurs historiques. Le monde coopératif (Nicolas Feuillatte, Jacquart, etc.) se réveille. Des entrepreneurs bien ancrés dans l’univers champenois tirent leur épingle du jeu en créant des groupes ambitieux. Citons, à titre d’exemple, Bruno Paillard et Alain Thiénot. Les maisons familiales de taille moyenne passent à la vitesse supérieure. Ces dernières commencent à mettre en avant leurs spécificités stylistiques et leurs différences. Les maisons Billecart-Salmon, Bollinger, Laurent-Perrier, Roederer, Deutz, Henriot, Pol Roger, Joseph Perrier, incarnent ce renouveau auprès des amateurs et des spécialistes des vins. Les discours changent quant à la manière de consommer le champagne. Les initiatives se multiplient pour en faire un vin à part entière.
Surtout, les profils organoleptiques de ces « nouveaux » champagnes rappellent à tous la grande qualité des terroirs champenois et la diversité incroyable des vins qu’ils peuvent donner, tantôt apéritifs et légers, tantôt complexes, fins et profonds. Le marché assiste à une atomisation de l’offre qui se traduit dans le vignoble par la redécouverte des différents secteurs, des possibilités d’assemblage entre cépages, entre crus. En cave aussi, on mène quelques révolutions. Ce fourmillement idéologique est incarné par quelques vignerons émergents. Anselme Selosse, Michel et Francis Égly, Nicole Moncuit (pour ne citer qu’eux) réveillent la champagne et interpellent les maisons en proposant des interprétations singulières de certains crus, s’éloignant quelque peu de la tradition de l’assemblage. Ces pionniers ouvrent la voie à une viticulture plus précise, mieux adaptée aux caractéristiques de sols du vignoble. Rapidement, cette nouvelle école, libre et imaginative, bouscule les hiérarchies. Interrogé sur le sujet, Philippe Jamesse ancien sommelier du restaurant Les Crayères et spécialiste mondialement reconnu du vignoble champenois souligne que cette révolution a rapidement été suivie par certaines maisons : « Roederer, Jacquesson, Bollinger ou encore Drappier, pour ne citer qu’elles, ont joué un rôle important dans cette révolution culturale. Chez les vignerons, cinq générations ont permis d’en arriver là. Jean-Pierre Fleury, Anselme Selosse en premiers, Pascal Agrapart, Francis Egly en héritiers de cette volonté, avant que des gens comme Jean-Pierre Bérêche ou Frédéric Savart ne prennent ensuite le relais. Depuis une dizaine d’années, les maisons se sont inspirées de leur travail. Elles ont adhéré à cette prise de conscience, modifiant profondément leurs pratiques culturales ».
Si la première décennie du millénaire achève de faire basculer le champagne dans l’univers des vins fins, elle engendre aussi dans le vignoble de nombreux questionnements liées à un dérèglement climatique dont on ne mesure pas encore tout à fait l’ampleur et à une opinion publique de plus en plus intransigeante quant aux réponses proposées face aux défis du siècle. Traumatisante par ses excès, l’année 2003 marque un tournant historique.

De nouveaux enjeux
« Le millésime 2003 restera hors norme pour une bonne raison. C’était le premier de ce genre et nous n’y étions pas préparés. Il nous a permis de grandir et de mieux comprendre ce à quoi nous allons être confrontés à l’avenir. » Successeur de Richard Geoffroy en tant que chef de cave de Dom Pérignon, Vincent Chaperon se souvient de ses doutes devant le profil gustatif des raisins de l’année 2003. Millésime caniculaire qui a précipité la récolte des raisins à des dates d’une précocité inédite, le violent épisode climatique modifie les équilibres des baies et interroge sur la tenue des vins dans le temps. Frédéric Panaiotis, chef de cave de la maison Ruinart, précise : « L’acidité a longtemps constitué un graal pour les champenois. Certaines personnes pensaient que ce niveau d’acidité élevée était le facteur déterminant pour permettre au vin de vieillir. J’ai ouvert les yeux sur ce sujet en dégustant de vieux millésimes comme les grandioses 1947, 1949, 1959 ou encore 1976 ou 1989. Tous ces vins ont bien vieilli. Pourtant, les acidités n’étaient pas très élevées ». À partir de ce millésime 2003 qui la bouscule dans ses convictions, la Champagne débute un travail de réflexion sur ses pratiques et prend conscience des dangers du changement climatique sur le profil de ses vins.
Elle s’éveille collectivement devant les nouveaux impératifs écologiques. Surtout, elle se rend compte, un peu à rebours, de la nécessité d’inscrire les enjeux planétaires dans sa démarche pour continuer à rester crédible auprès des nouveaux consommateurs. Pour le directeur de la maison Bollinger, Charles-Armand de Belenet, « les nouvelles générations évoluent vite dans leurs goûts et leurs habitudes. Les jeunes sont curieux, ils veulent savoir, comprendre, découvrir, avoir un contact direct avec la marque. On ne peut plus communiquer avec eux comme avec les générations précédentes ».
Les messages de marque changent, gagnent en transparence et en pédagogie. Cette révolution dans les vignes, dans la connaissance des terroirs, les sélections des raisins et des parcelles nécessite une prise de parole, avec des positions affirmées et claires. Sur ce sujet, le vignoble (et ses institutions) a longtemps été timide, comme le souligne Philippe Jamesse : « La grille de lecture a changé. Cette révolution a eu un impact considérable sur la qualité et sur la liberté de style. Pendant longtemps, le vignoble s’est enfermé dans des codes faciles en termes de viticulture, dans des habitudes dont l’appellation ne voulait pas sortir. La prise de conscience a eu lieu en voyant qu’on pouvait arriver à avoir une viticulture saine et de bons résultats. Bien sûr, tout ça implique plus de travail. Pour les plus jeunes, c’est une évidence. Ils veulent faire les choses de manière juste, en étant connecté à la réalité et au marché ».
Globalement, la Champagne d’aujourd’hui a bien intégré ces enjeux, convaincue du bien-fondé de ses démarches en faveur de la protection de l’environnement et de la planète. La viticulture biologique ou biodynamique, réclamée parfois de manière automatique par certains consommateurs, s’installe malgré le contexte climatique difficile propre à la région. La part du vignoble certifié Viticulture durable en Champagne (VDC) augmente et la région viticole s’engage à réduire de 25 % son empreinte carbone d’ici 2025. De nombreuses structures sont certifiées HVE et 25 % de la production est certifié ISO 14 0001. L’utilisation des engrais est réduite de moitié et les producteurs utilisent de moins en moins de produits phytosanitaires.
Cette démarche d’amélioration continue change profondément le paysage champenois. Pour Philippe Jamesse, « elle s’accentuera dans les années à venir, avec encore plus de sensibilisation concernant les intrants utilisés et leur impact sur la santé et l’environnement. Il y a une volonté de mettre en valeur la diversité des paysages de la région, d’apprendre à mieux gérer le traitement des effluents, notamment l’eau, et des déchets. De nombreuses structures entament des démarches de création d’écosystème ou d’agroforesterie. La Champagne prend le défi énergétique et écologique à bras le corps. C’est un vignoble qui avance vite sur ces questions ».

En quête de sens
Solide et bien structurée, la Champagne est aujourd’hui à la croisée des chemins. Si la forte demande pour ses vins l’incite à garder des rendements élevés pour se constituer des réserves, elle n’a jamais été aussi sensible aux questions écologiques, qui la poussent à interroger ses pratiques. Sans compter sur la pression (légitime) des consommateurs sur ces sujets qui l’oblige à remodeler en profondeur son image et son discours.
Cette quête de sens, qui fait suite à un siècle d’exploitation forcenée, semble avoir plusieurs leviers pour aboutir. Elle passe d’abord par une qualité irréprochable des vins proposés. Sur ce point, difficile de contester l’avancée spectaculaire des champagnes d’aujourd’hui en matière de définition stylistique et d’individualité de goût. La connaissance toujours plus poussée des terroirs, combinée à une œnologie de pointe et une viticulture en progrès constants, permet à une grande partie des champagnes produits de rejoindre l’élite des grands vins de la planète. Ensuite, le bon fonctionnement politique et administratif, qui réunit maisons et vignerons, continuera sans doute d’être déterminant dans le maintien du champagne au sommet de la catégorie des effervescents. À ce propos, Charles Armand de Belenet a sans doute raison de penser que « la croissance du prosecco, du cava, des effervescents anglais est une formidable opportunité » dans la mesure où « ce sont de nouvelles façons d’entrer dans l’univers des vins effervescents dont le champagne constitue un aboutissement naturel ». Cette hégémonie ne pourra d’ailleurs être maintenue qu’avec un positionnement confirmé tout en haut de la catégorie. Elle passera sans doute aussi par toujours plus de liberté d’entreprendre, de création et de communication. Un besoin bien exprimé par Vitalie Taittinger, présidente de la maison du même nom : « La feuille de route, c’est la liberté. La meilleure façon pour moi d’être libre dans cette entreprise, c’est de vivre l’aventure et d’être aux aguets sur la qualité de nos vins. Dans l’invisible, beaucoup de choses changent. Je ne crois pas à une communication sans nouvelle histoire à raconter ». Enfin et pour finir, elle devra s’appuyer sur l’énergie d’une nouvelle génération de vignerons, de propriétaires, de chefs de cave, de directeurs mais aussi de communicants et de commerciaux passionnés capables, par leur entêtement, de porter les couleurs du champagne dans le monde.
Finalement, Thomas Lombard, aujourd’hui à la tête de sa maison familiale d’Épernay synthétise assez bien cette quête champenoise. « Quand j’étais gamin, je voyais le champagne comme deux univers. Il y avait les vignerons, fiertés du pays, qui constituaient un cercle un peu fermé sur lui-même. De l’autre côté, les grandes maisons, internationales, dans le monde du luxe, ouvertes sur le monde. Aujourd’hui, les deux univers sont beaucoup moins clos qu’autrefois. On peut créer des liens plus facilement et trouver sa place. Maintenant, lorsque l’un de mes viticulteurs partenaires me parle de son terroir avec une approche technique, je l’écoute et je comprends que c’est ce qui permet à la maison de justifier sa position, de gagner en crédibilité. Désormais, et c’est peut-être en rupture avec les générations précédentes, nous allons plus loin. L’histoire de ce vigneron, on la raconte à nos clients. Aujourd’hui, c’est normal. Ce discours parle, plaît et intéresse. C’est ce qui m’intéresse dans mon métier. Faire des choses en phase avec mes valeurs, avec ce que j’aime. Et surtout, je veux créer quelque chose de nouveau. Personne n’a envie d’être la maison de plus. Ça ne m’intéresse pas de copier ce qu’ont pu faire les grandes maisons, même si ce sont des modèles de réussite inspirants. Comme nous, tout le monde cherche la différence. »
Existe-t-il meilleure définition du grand vin que cette recherche de singularité et de la différenciation ? Il y a peu, dans nos colonnes (En Magnum n°18), Michel Bettane répondait à cette question : « Dans notre environnement idéologique, le grand vin représente un scandale anti-démocratique. L’inégalité naturelle qui donne à certains lieux une supériorité reconnue de longue date dans les vins qu’ils produisent devient un fait non admissible. Le talent plus ou moins partagé par les hommes à en comprendre la valeur et à la perpétuer constitue une injustice qu’il faut combattre. Heureusement, ils ne sont pas seuls et c’est aux gourmands sans préjugés, avec leur enthousiasme et leur capacité à s’émerveiller devant les beautés et les bontés de la nature associées au perfectionnisme des hommes, qu’il revient de défendre et de maintenir ce qui leur a donné et leur donnera du plaisir. »
La quête de sens de la Champagne exprime un vieux rêve de nos sociétés modernes. Exister pour soi sans se désunir du monde.

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