La foi et le réel

Moins d’un siècle. Passer d’une vie de misère aux feux de la rampe ne s’est pas fait d’un claquement de doigts. Le vignoble n’est pas un plateau télé. Et voilà que la modernité avale-tout veut imposer une idéologie nouvelle à nos héros. Faisons le point


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« Il y a longtemps, le vignoble était vert. Le seul engrais qu’on utilisait était le fumier, les insecticides n’existaient pas et le vigneron labourait sa terre avec un cheval fourbu. C’était comme ça depuis des siècles. En même temps, on crevait la faim. Et puis les Trente glorieuses sont arrivées. Le vin ne se vendait pas beaucoup plus cher, mais avec les engrais potassiques, bientôt les clones sélectionnés, on pouvait produire le plein de bons gros raisins. Quand le marchand de bonheur est arrivé avec son camion de produits phytosanitaires, plus besoin de piocher, bêcher, labourer, plus de craintes de ces fichus insectes, du black-rot, du mildiou, de la pourriture juste avant les vendanges. C’était le Progrès. » Avec esprit de synthèse, Thierry Desseauve résumait dans l’éditorial du premier numéro vert de En Magnum (n°4) ce changement de paradigme de la viticulture française au XXe siècle et, plus largement, la mue brutale du monde paysan, socle érodé, mais solide de notre nation. Ce constat, repris en détails dans un long dossier consacré aux agricultures biologique et biodynamique, interrogeait le bien-fondé de ces pratiques culturales au moment où elles cherchaient à convaincre de leur caractère inévitable l’ensemble des producteurs de vin de ce pays. Le phénomène de société n’était pas un feu de paille. Au contraire, il a grandi à mesure que l’urgence du changement climatique se faisait pressante. Force est de constater que les voies tracées par le bio et la biodynamie ont constitué pour certains des religions rassurantes et des guides spirituels vers la vertu, le bonheur. Elles ont été pour d’autres des chemins sans réponse et des routes sans issue. Bref, le clivage s’est accentué entre ceux qui croient et ceux qui n’y voient toujours qu’un horizon bouché.

C’était mieux avant ?
Pour un vigneron du début du XXe siècle, vivre de son travail est une idée impossible. En être heureux est inconcevable. Les campagnes sont pauvres, les paysans sont oubliés des élus et des puissants. Les richesses se concentrent dans les villes. Au pire sont-ils tout juste bons à être de la chair à canon pour les guerres à gagner ou à perdre. La fierté d’être paysan ne les quitte pourtant pas. Ils sont la nourrice de la France. Les vignerons font du vin pour les Français. Avec ce que ça implique d’aléas climatiques, de récoltes décimées, de disettes et de ruines. On s’arrange, on se serre les coudes. Pour certains, on coopère. L’idée n’est pas de produire bon. Comment faire d’ailleurs ? La replantation massive du vignoble dans la première partie du XXe siècle n’a pas été menée dans un but qualitatif. Faire du volume. La mission devient vitale avec la Première guerre mondiale. La notion de terroir, sauf en de rares endroits, est une idée dont on s’est écarté sans regrets. Les exploitations agricoles et viticoles du pays ne tiennent à rien. Les structures sont fragiles, comme les modèles économiques de l’époque, propres à ceux de l’agriculture vivrière. La caractéristique du monde agricole pendant des millénaires, c’était de vivre avec les accidents climatiques et l’irrégularité des récoltes. Profondément meurtrie par la Seconde guerre mondiale, la viticulture française a besoin de changer. Le moment est venu de réfléchir.

D’abord, l’agronomie
Les nouvelles variétés, les hybrides, les clones font leur apparition, encouragés par quelques penseurs de la viticulture de l’époque, dont le regretté Jacques Puisais. On cherche par tous les moyens à lutter contre les problèmes d’irrégularité des récoltes. Réinventer la viticulture pour faire du volume, c’est l’essentiel. À l’époque, le Français consomme en moyenne plus de 100 litres de vin par an. C’est une boisson alimentaire. Partout on replante, souvent mal et dans l’urgence, sans se préoccuper de la qualité des vins et du respect des terroirs. À partir des années 1950, les engrais potassiques proposés par l’industrie pétrochimique révolutionnent la productivité du monde agricole. Brutalement, le paysan découvre les récoltes abondantes et faciles. Désherbants, insecticides font leur entrée dans les vignes avec la mécanisation. Les tracteurs épandent des produits en quantité. La taille des exploitations, souvent modestes, rend difficile l’usage des machines. À la fin des années 1950, la France gaullienne acte les fondements de son « remembrement » moderne. Haies, bocages, fossés, talus, héritages des campagnes d’autrefois, disparaissent pour que la machine fonctionne sans entrave. Les parcelles s’agrandissent, leurs sols exposés aux vents s’érodent, ruissellent. Le travail de la charrue laisse place à des outils mécaniques, terriblement efficaces, qui soulagent le paysan de son dur labeur. Pour la première fois de leur histoire, les agriculteurs français vivent mieux.

Heureux qui consomme
La relance de l’économie française, dopée par les plans de reconstruction du territoire après la guerre, engendre une ère nouvelle de consommation qui prendra fin avec les chocs pétroliers et les krachs boursiers des années 1970. Parmi les Français qui se mettent à consommer en masse, certains commencent à développer une conscience du mieux boire et manger mieux. Ils s’intéressent aux bons produits. « C’est la génération Gault & Millau », explique Thierry Desseauve. « On voit apparaître une génération de cadres qui cherchent à consommer les meilleurs produits, avec une vision épicurienne et exigeante. On veut des produits de qualité, avec de la personnalité. En ce qui concerne les vins, leur médiocrité est affolante. Aucune surprise à ce qu’en 1976, lors du fameux Jugement de Paris, les vins californiens faits par des passionnés écrasent les vins français, produits pour bon nombre d’entre eux dans des logiques industrielles par des équipes qui répètent les mêmes gestes, sans se poser la question du goût. » Pourtant, le marché s’intéresse de près à ces produits de qualité. La perception de la société pour le vin change. Premier point de bascule. Premières limites de la politique agricole française. L’industrialisation à marche forcée de la viticulture donne une majorité de vins sans âme et sans saveurs. Volume énorme, qualité inexistante. La rationalisation des pratiques éteint quasiment toutes formes de réflexion empirique quant à la manière d’élaborer des vins de qualité. Hormis celle d’Émile Peynaud à Bordeaux, cas particulier, la réflexion agronomique universitaire en matière de viticulture n’existe pas. Au début des années 1980, seuls une poignée d’observateurs et de critiques alertent sur les dangers encourus par le vignoble français. Dangers pour qui ? Ces changements se traduisent par un bien-être des vignerons, incroyable et inédit par rapport aux siècles précédents. Avec les désherbants, les insecticides, on travaille moins et on revit. Pour les agriculteurs français, finis les corps brisés à 50 ans, finie la vie de misère. Peu considérés par cette génération qui commencent à jouir des bienfaits de la modernisation, les premiers doutes quant à la pérennité du modèle trouvent un écho auprès de la génération suivante.

Le retour des enfants
Le milieu des années 1980 coïncide avec l’entrée dans la vie active des enfants des paysans de l’après-guerre. L’amélioration des conditions de vie de leurs parents s’est traduite par une éducation plus soutenue. Mieux formée, la nouvelle génération revient dans les exploitations avec des idées et des projets. Surtout, un peu plus d’ouverture d’esprit et un sens aigu des envies des consommateurs l’amènent à mettre en doute les pratiques des aînés, responsables pourtant du bien-être nouveau. Pour beaucoup, il faut « tuer le père » et ses convictions. Lui expliquer que ces méthodes sont dramatiques pour la qualité, sans être encore persuadé soi-même de ce qu’il faut faire. Bien sûr, l’enjeu est de faire bon. L’écologie est un sujet marginal. Comme le marché suit cette tendance de recherche de qualité par certains consommateurs, certains vins – jugés bons par la critique – se vendent de plus en plus chers. Les producteurs commencent à sentir qu’améliorer la qualité peut leur permettre de faire du fruit de leur travail ce trésor national valorisé, dont ils peuvent être fiers. Le vin bascule dans un nouvel univers marchand. « Toute cette génération se pose beaucoup de questions, d’abord sur les vinifications. Sur ce point, les fondamentaux avaient été oubliés. On faisait des programmes pour simplifier le travail. La rébellion des enfants est d’abord sur la manière de faire les vins. Ils travaillent encore peu sur les rendements et sur la sélection », précise Michel Bettane. Si cette génération n’est pas encore « vigneronne », elle pose des repères de qualité pour la viticulture contemporaine, émergente à partir des années 1990. C’est elle aussi qui fait le tri dans l’idéologie fourmillante des années 1970 et 1980, inspirée des mouvements de contestation, notamment celui de mai 1968 pour son impact sur la manière de penser l’agriculture, les hommes et le rapport au vivant.

Naissance d’un mythe
Il faudra attendre la fin des années 1980 pour qu’émerge en France la figure moderne du vigneron. Portées par certains cavistes à Paris, et par certains importateurs à un niveau mondial, quelques vignerons charismatiques commencent à raconter leur démarche et leur travail. Bien aidés souvent par leur « gueule de l’emploi » et leur personnalité haute en couleur. À l’époque, peu de gens comprennent le combat qu’il mène. C’est la génération des Nicolas Joly (Domaine de la Coulée de Serrant), Mark Angeli (La Ferme de la Sansonnière), Noël Pinguet (Domaine Huet) dans la vallée de la Loire. En Bourgogne, Lalou Bize-Leroy prend la décision, lorsqu’elle quitte la codirection du domaine de la Romanée-Conti, de conduire immédiatement son vignoble en biodynamie. À l’époque, personne ne sait vraiment ce dont il s’agit. Anne-Claude Leflaive suit cette voie. Comme André et Bernard Cazes, dans le Roussillon, précurseurs extraordinaires qui n’ont rien à gagner au niveau du prix à changer leur pratique. Pour beaucoup, on apprend que cette nouvelle manière de faire est un véritable choix de vie. Parmi tous ces gens, nombreux sont ceux qui ne viennent pas du vignoble. Des enfants des villes, des lettrés, des ingénieurs, issus d’autres milieux. Tous ont cette prise de conscience, tous veulent faire des vins de qualité. Fait nouveau, tous pensent que tout se joue à la vigne et que seuls les bons raisins donnent les bons vins. La vision est incarnée par ces hommes et ces femmes isolés, souvent moqués, incompris. Les structures collectives ne comprennent pas. Le partage de cette sensibilité viendra plus tard.

Pardon et rédemption
À l’image de notre société vis-à-vis de son histoire, l’agriculture tricolore s’est vue contrainte d’envisager le futur tout en gardant un œil sur son passé, cherchant sans relâche pardon et rédemption pour avoir cédé, dans les années misérables de l’après-guerre, aux sirènes du productivisme mondial et de l’industrialisation mécanisée. Une attitude toujours reprochée par un consommateur à la fois juge et avocat de la défense, peut-être mal, quoique habilement, conseillé dans sa vindicte hâtive par les observateurs des modes et des tendances. La période heureuse du renouveau de l’agriculture française, au début des années 1970, a laissé place, dès les années 2000, à des sentiments de culpabilité tenaces. Avec humilité, parfois avec colère, les différents producteurs de vins en France ont soumis leurs pratiques culturales au jugement moral du consommateur. Rien de plus normal et de plus légitime dans la mesure où le vin s’affirmait de plus en plus dans la vie des Français comme une denrée d’exception, et non plus comme un produit de grande consommation. Depuis le début de ce nouveau siècle, ces pratiques n’ont pas cessé de tendre vers plus de respect des territoires, des écosystèmes, du vivant. Bio, biodynamie, agriculture raisonnée ou conventionnelle, leurs partisans ont développé une conscience écologique inédite, absente des préoccupations des générations précédentes. Pour bon nombre d’entre eux, cette conscience, associée à des modes de culture nouveaux et un sens quelque peu artistique du grand vin, s’est transformée en une forme d’éthique personnelle, ascétique et monacale, stylistique. Une dévotion – voire une foi – qui appelle ou non la bénédiction et la reconnaissance d’instances supérieures et certificatrices.

La quête de sens
Au début des années 2000, la recherche de la qualité par le changement des pratiques culturales n’est pas encore reliée à la prise de conscience écologique devant l’enjeu du réchauffement climatique. Seuls quelques lanceurs d’alerte essaient alors de faire évoluer les choses, dénonçant les errements d’une certaine viticulture enfermée dans des logiques de volume et incapable de mettre à jour ses logiciels de production en tenant compte d’une logique environnementale. Deuxième point de bascule. L’opinion publique commence à peiner à dissocier le fonctionnement du marché du vin propre à certains vignobles spécifiques, voyant peut-être de la richesse là où il n’y en a pas ou peu et exigeant l’impossible. Le vignoble est jugé coupable de ne pas aller assez vite dans la direction de cette voie vertueuse. Pourtant, le bio coûte cher et rapporte peu. Bref, le verdict est parfois injuste. En quinze ans, le fait que la planète était en danger a finalement été accepté. La production de vin en France en a pris conscience. À des degrés différents, selon les problématiques économiques et météorologiques propres à chacune des régions viticoles. Les labels, les certifications ont d’ailleurs contribué à ce réveil des consciences. En revanche, pour des raisons structurelles, leur système de validation et de reconnaissance n’a pas réussi à prendre en compte la réalité économique des lieux et des terroirs. Cette composante non négligeable de la vie des entreprises viticoles est encore trop largement niée et écartée dans la compréhension d’un écosystème. Collectivement, la société civile, la politique et les médias n’ont pas encore réussi à trouver les leviers méthodologiques qui permettraient d’intégrer les caractéristiques propres à ces localisations spécifiques. Aujourd’hui, la conscience écologique des producteurs dépasse souvent les cadres rigides d’un label. Une agriculture biologique, biodynamique, raisonnée ou conventionnelle qui ne prendrait pas en compte la dimension sociétale, économique, culturelle et climatique d’un terroir ou d’un territoire est une agriculture vouée à l’échec. Pire, hors de cette voie, le vin de lieu est une chimère. Pour éviter que ne s’écroule ce pan de la civilisation du vin, les hommes et femmes cités dans les pages suivantes ont quelques idées. Certes, il manque beaucoup d‘avis, de projets, de talents. C’est dire s’ils sont nombreux. D’autres les rejoindront et parmi eux, certains feront volte-face. La France est un pays qui réfléchit, même quand son peuple se divise. Son vignoble, en révolution permanente, aspire à des lendemains qui chantent.

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