La Bourgogne, l’impasse et l’issue

L’œil aigu, porté par quarante vendanges de suite, est le témoin indispensable d’une histoire déroutante. Et il répond à deux bonnes questions : « Comment en est-on arrivé là ? », « Comment sortir du piège ? ». Une monographie explosive et exclusive


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Les amoureux du vin de Bourgogne ne le savent que trop, jamais depuis trois siècles la Bourgogne viticole n’a été aussi adulée, aussi prospère et aussi anxieuse d’un succès qui lui fait plus peur qu’il ne la réjouit. Le cours des vins des meilleurs terroirs s’envole, souvent vingt à trente fois plus cher que celui des beaux terroirs voisins, mais méconnus des riches marchands et spéculateurs. Les caprices aveugles et violents du climat, joints à une plus grande rigueur dans la culture de la vigne ont entraîné une baisse des rendements, revenus au niveau des siècles derniers, ce qui n’arrange pas les choses. Les allocations au commerce sont de plus en plus maigres, tandis que la valeur foncière du vignoble atteint des sommets stratosphériques qui font obstacle à la transmission des patrimoines familiaux. Il faut désormais cent récoltes ou plus pour rembourser l’achat d’une vigne de beau terroir, chose monstrueuse pour un produit agricole, et qui voue cette agriculture de luxe à servir de patrimoine supplémentaire aux plus grandes fortunes. Et, bien entendu, à remplir les caisses de l’état à chaque transmission en raison d’une fiscalité confiscatoire unique dans l’Europe vinicole. Comment en est-on arrivé là ? Comment les efforts magnifiques de deux générations de producteurs et les vins produits, tout aussi remarquables, ont-ils abouti à une impasse que nous souhaitons tous réversible ? Je vais essayer d’en tracer la grande et petite histoire, ayant eu la chance d’en être le témoin de première main depuis plus de quarante ans.

L’affadissement

Il y a cinquante ans, la Bourgogne imagine s’extirper de ses difficultés chroniques en transformant ses pratiques viticoles. Le résultat est dramatique : elle y perd son âme et banalise ses vins.

Revenons aux fondamentaux, à commencer par la viticulture de la fin des années 1970. La décennie avait été très difficile avec au moins une récolte entièrement ravagée par la pourriture grise (1975) et de nombreux millésimes dilués par la pluie ou issus de vendanges sans bonne maturité. Quand je faisais mes premiers parcours complets dans les vignes bourguignonnes, je voyais partout des sols désherbés chimiquement et, pour lutter contre les caprices de la météo (déjà, mais très différents d’aujourd’hui), largement nourris par des engrais potassés qui ne contribuaient pas particulièrement à garantir un bon état sanitaire du raisin. Les baies gonflées par les premières pluies éclataient et la pourriture pouvait se développer en quelques jours. Jacques d’Angerville m’avait donné quelques explications à ces mauvaises pratiques en m’avouant que lui aussi, pourtant un des meilleurs viticulteurs de sa génération, abusait de ces mêmes engrais. Il faisait faire par les laboratoires des analyses de sol qui montraient un taux de potasse bien plus élevé qu’il ne le fallait, mais les mêmes laboratoires conseillaient de continuer à en ajouter. Il est vrai qu’un viticulteur influent de l’époque, Lucien Audidier, propriétaire de beaux crus à Nuits-Saint-Georges, avait fait une longue carrière à la tête des potasses d’Alsace, et qu’une forme de patriotisme pro-potasse et pro-alsacien faisait perdre à la viticulture tout recul critique, d’autant plus qu’on lui demandait de produire davantage à chaque nouveau millésime. Les déséquilibres du raisin nés de ces abus, trop de jus dans les baies et acidité instable et insuffisante, semblaient faciles à corriger par la chaptalisation, la saignée des cuves et l’acidification, pratiquement partout conseillées et pratiquées. Même un vinificateur méticuleux comme Charles Rousseau à Gevrey avait adhéré à ces pratiques quand ses vins de 1977 et, en partie, de 1978 et 1979 avaient tourné, devenus vinaigre et troubles. Il faudra presque vingt ans pour qu’une prise de conscience des défauts analytiques de raisins issus de vignes trop nourries d’engrais conduise à plus de discipline. Hélas, les excès de potasse mettent longtemps à disparaître et, inversement, des sols insuffisamment rééquilibrés en matière organique affaiblissent la vigueur des vignes et, souvent, le potentiel aromatique du raisin. On ne percevait pas encore comme il aurait fallu les méfaits de l’abus du glyphosate et des produits systémiques, d’autant que l’un d’entre eux, permettant de protéger dès 1980 les vignes contre le botrytis, donnait des résultats spectaculaires, sauvant chez le même Charles Rousseau la vendange 1980, remarquable. Jeune journaliste et encore bien naïf, j’étais plus obsédé par la chaptalisation que par ces questions plus générales d’agronomie, mais j’ai eu la chance extraordinaire de rencontrer quelques personnalités qui m’ont permis de mieux comprendre les enjeux d’une évolution obligatoire des habitudes locales. Jacky et Bernadette Confuron, couple exemplaire et travailleur de Vosne-Romanée, montrait ce que pouvait donner le travail du sol et, plus encore, les gestes indispensables dans la conduite de la vigne comme une taille qui la maintenait dans son espace individuel et une pratique de l’évasivage que 80 % de leurs voisins avaient abandonné. Cela consiste à éclaircir les doubles bourres et à mieux aérer les grappes pour garantir un meilleur état sanitaire et une maturité plus complète du raisin. Le pépiniériste Guillaume à Charcenne, de son côté, m’éclairait sur l’importance capital du choix du matériel végétal. Le grand débat qui courait alors dans les deux côtes, mais particulièrement en côte de Nuits, concernait le pinot droit, comparé au pinot fin, dit tordu. Un vigneron astucieux de Flagey-échezeaux, Louis Gouroux, pépiniériste local, avait sélectionné un pinot qui poussait droit, ce qui économisait de façon sensible les gestes des viticulteurs, dans le palissage comme à la vendange. Lui-même viticulteur précis en avait limité la vigueur par un évasivage systématique et produisait des vins de grande finesse. Mais d’autres, plus paresseux, laissaient surproduire la vigne et affadissaient l’expression de leurs vins. Les deux camps entretenaient des ragots et dénonciations réciproques. Les uns fustigeaient le recours à ce pinot droit, les partisans de ce dernier dénonçaient les mauvaises sélections de leurs collègues avec des vignes qui crachaient encore plus de volume de vendange.
Ce débat cachait en fait une dérive bien plus grave. Guillaume m’avait alerté à ce propos avec une grande honnêteté morale et intellectuelle. Un terrible virus, appelé court-noué, transmis à la vigne depuis les profondeurs du sol par des micro-insectes appelés nématodes, menaçait d’anéantir la productivité des vignes. Il fallait donc régénérer les vignes infectées. Mais comme on ne pouvait détruire les vecteurs du virus, il aurait été vain de continuer à replanter un matériel lui-même plus ou moins infecté dans les pépinières locales ou dans les sélections des derniers viticulteurs capables de les faire. La science agronomique bourguignonne de l’époque, sous l’autorité du très influent et respecté professeur Raymond Bernard, avait eu recours à une révolution dans la sélection par le clonage. Il était possible de débarrasser le matériel végétal du virus par des procédés physiques et de le reproduire sain à l’identique. Conscient de la simplification que ce procédé révolutionnaire pouvait apporter à la population de cépages née du greffage postphylloxérique, particulièrement pour le plus touché d’entre eux, le chardonnay, Raymond Bernard avait fait sélectionner et planter sur les hauteurs du mont Battois, au-dessus de Beaune, une grande variété d’individus nés de cette population, pour en étudier le comportement. Mais dans l’urgence, seuls quelques rares individus avaient été jugés dignes d’être clonés et replantés. On avait pratiqué cette sélection sur des critères de microvinification et de dégustation très peu clairs et complètement subjectifs. Guillaume avait senti les dangers d’une simplification outrancière et surtout celui d’une réaction en chaîne des maladies possibles qui, sur des clones, toucheraient l’ensemble des plantations. D’autres vignerons, à la vue des premiers raisins plantés, en particulier le fameux clone de pinot noir 115 plébiscité par les meilleurs viticulteurs de l’époque, les Seysse, les Montille, et même Aubert de Villaine, se montraient dubitatifs. Sur des chardonnays, quelques viticulteurs pointus comme Jean-François Coche Dury ou René Lafon étaient encore plus rebelles à se soumettre à cette simplification. Guillaume vendait les clones, mais m’encourageait à me battre contre cette nouvelle mode. Avec un argument massue : une population aura certes des défauts, et des individus malades, mais une microdiversité de caractère, de maturité qui seule pourrait exprimer toute la noblesse et la complexité d’un bon terroir. Un univers de clones identiques pourrait dégénérer à l’identique, tout comme affadir la saveur finale du vin. Je suis assez fier d’avoir écrit dès 1983 un article dénonçant les dangers du clonage, naturellement vigoureusement combattu par de bien plus savants que moi. Mais encore plus fier d’avoir convaincu Olivier Leflaive et quelques autres viticulteurs familiaux de qualité d’organiser pour la petite association qu’ils venaient de créer un débat public sur la question. Il eut lieu à Bouilland au milieu des années 1980 et j’avais invité pour l’occasion Jean Delmas, directeur de Haut-Brion et mon ami Denis Dubourdieu, agronome émérite (on oublie sa formation à Montpellier) autant qu’œnologue rigoureux. Jean Delmas avait conduit une passionnante étude du matériel végétal de Haut-Brion montrant les avantages d’une population massale sélectionnée avec précision. C’est en analysant tous les individus de la propriété qu’il avait repéré des merlots étranges, à la peau délivrant de forts arômes fumés, qui auraient été interdits de plantation après dégustation en microvinification en raison de l’étrangeté même de leur saveur. Mais en très petite quantité, c’étaient bien eux qui donnaient à ce cru prestigieux tout son cachet. Je pensais qu’il pourrait apporter le fruit de son expérience à ses collègues bourguignons. Denis Dubourdieu de son côté avait regardé, sidéré, les protocoles des microvinifications, si délicates d’ailleurs à réussir, qui ne s’intéressaient qu’au sucre, à l’acidité ou à la grosseur ou au poids des baies sans s’interroger sur la qualité des peaux du raisin et donc des tannins des vins, élément capital pour un vin rouge dont nul n’avait alors conscience en Bourgogne. Ce fut un beau moment où éclata alors le chauvinisme et l’inculture de toute une génération de professionnels locaux. De la même façon, et encore sous la suggestion de Guillaume, j’étais intervenu en défendant l’idée de sélectionner dans chaque village les meilleurs individus et de créer, par des associations de vignerons, des vignes témoins pour conserver les petites mutations locales des cépages qui contribuaient à l’individualité des caractères des appellations. Il a fallu plus de vingt ans pour que ces idées se traduisent par une prise de conscience généralisée de tous ces enjeux.

Renaissance

Portée par quelques vignerons idéalistes ou plus simplement conscients de leurs responsabilités envers un terroir aussi prestigieux, l’idée d’un sol vivant finit par s’imposer dans les années quatre-vingt-dix.

Dans les années 1990, un petit groupe de viticulteurs progressistes a créé l’association G.E.S.T. (groupement d’étude et de suivi des terroirs) pour étudier enfin les sols bourguignons et la meilleure façon d’en respecter l’originalité et d’assurer leur pérennité. Malgré des querelles scientifiques amusantes tout autant que stimulantes entre des agronomes aussi différents que Claude Bourguignon et ses contradicteurs, ils ont fait considérablement avancer l’idée de sol vivant et les différents moyens adaptés aux ressources de chaque viticulteur pour entretenir cette vie. De la même façon, et en lien direct avec sa défense du patrimoine des « climats », Aubert de Villaine, qui a su complètement changer d’orientation, a fondé avec quelques collègues un conservatoire du pinot fin qui va certainement contribuer à préserver une continuité de saveur et d’expression bienvenue. En même temps, la sélection dite clonale avait quand même progressé, en offrant au viticulteur une collection plus complète d’individus, et pas forcément les plus productifs ou ceux dotés d’un goût plus marqué et plus facilement identifiable. Le travail de clonage lui-même et de traitement du matériel pour le rendre sain était devenu moins violent sur le plan thermique et respectait davantage dans le clone les qualités de l’individu de départ. De toute façon, l’expérience permettait de se rendre compte de l’impossibilité d’assurer la pleine santé des vignes dans un sol contaminé où persistent en profondeur, indélogeables sans recours à un arsenal chimique dangereux, et d’ailleurs interdit, les affreux nématodes porteurs du virus. Au même moment, une plus grande évolution se mettait en place et c’est sans doute elle qui prendra en charge toutes les inquiétudes actuelles concernant l’évolution générale du climat. Le concept de viticulture biologique et sa dimension plus étroite ou plus large, selon les convictions de chacun, de viticulture biodynamique, est devenu le moteur principal de la transformation du vignoble. J’ai eu la chance de bien connaître un des inspirateurs les plus influents de la biodynamie en viticulture dès le milieu des années 1980. François Bouchet était un viticulteur de Saumur qui, avec une modestie et une précision dignes de l’école de la Troisième République, essayait de faire appliquer les principes nés des écrits de Rudolf Steiner, que quelques avant-gardistes comme Jean Claude Rateau (dès 1979) ou Didier Montchovet (en 1984) avaient repris de plus anciens pionniers encore, champenois ou rhodaniens. La conversion la plus spectaculaire à la biodynamie fut celle de Lalou Bize Leroy, négociante perfectionniste, devenue vigneronne par l’achat en 1988 du domaine Charles Noëllat, et assumant jusqu’en 1991 la co-administration du domaine de la Romanée-Conti. Dans les années 1982 et 1983, elle m’avait éduqué avec son talent extraordinaire de dégustatrice à toutes les subtilités des grands terroirs bourguignons et ses dégustations d’Auvenay resteront autant d’instants magiques dans la mémoire de tous ceux qui y ont participé. Amoureuse de ses vignes et approfondissant sa vision de la viticulture par la lecture en allemand, dans leur langue d’origine, des écrits de Steiner, complice aussi de ce qui se passait dans la Loire chez Nicolas Joly, Noël Pinguet et bien d’autres, elle convertit rapidement ses vignes prestigieuses à une biodynamie très personnelle, stricte dans l’observance des principes de l’anthroposophe autrichien, mais très originale dans l’utilisation des plantes et dans la conduite de la vigne, avec des résultats spectaculaires sur le plan de la qualité des vins. Leur rareté, leur prix en font rapidement des légendes. Cela entretient une rivalité au fond très positive avec d’autres viticulteurs, prestigieux ou non, parfois de sa propre famille comme son neveu Henry-Frédéric Roch. On ne compte plus aujourd’hui le nombre et la surface des conversions à des pratiques de maintien de la nature et de la vie des sols ou de renforcement de l’immunité naturelle des vignes et de leur résilience. Avec des degrés différents d’interprétation des mêmes principes, respect des phases naturelles de la lune et même des astres, labours plus ou moins profonds, enherbement, augmentation de la surface foliaire, taille et palissage plus conformes à la circulation de la sève, réintroduction de la présence animale, préservation de la faune et de la flore locales. En espérant que la violence de plus en plus grande du microclimat – gels cruels du fait de la précocité de la maturation des vignes, elle-même née du considérable réchauffement climatique, grêles encore plus cruelles à répétition, échaudage des raisins en été trop chaud et, hélas, blocages d’étés trop secs – ne réduise pas à néant ces grands efforts, soutenus par des prix de vente permettant de les rentabiliser.

Rectification

Dans les chais, corriger les faiblesses naturelles du raisin et les erreurs de vinifications fut longtemps la règle. La prise de conscience d’un changement de cap nécessaire fut longue, parfois chaotique et au final toujours d’actualité.

Les vinifications, tellement maladroites dans les années 1970 et 1980, se devaient de suivre la même courbe perfectionniste. À la fin des années 1970, l’œnologie bourguignonne, malgré la présence d’une université à Dijon, se montrait trop chauvine pour suivre le grand mouvement de ce qui se construisait alors à Bordeaux ou à Montpellier. Elle vivait dans le souvenir de ses origines, à savoir la pharmacie. Les vieux commerciaux des maisons de négoce parlaient même avec émotion et conviction du travail de leurs « chimistes », ce qui avait le don de me faire sourire. Attention, la pharmacie et les études pour devenir pharmaciens étaient capables de faire faire aux vinifications de grands progrès, comme en Champagne dans les années 1930, dans des domaines pointus comme la sélection de levures performantes. Mais en Bourgogne, la routine dominait, partisane d’une œnologie corrective bien plus que préventive. Le raisin manquait de sucre naturel ? On en rajoutait, et pas à la petite cuillère. Jusqu’en 1988, j’ai vu des pinots noirs de grands crus vendangés en toute illégalité en dessous de 11,5 degrés, voire en dessous de 11, et remontés à 13 degrés ou plus avec du sucre de betterave ou, pour les snobs, de canne à sucre. La loi autorisait la chaptalisation, mais en donnant le choix au vigneron soit de rectifier les sucres en lui interdisant d’acidifier, soit d’acidifier un raisin plus mûr à condition de ne pas l’enrichir en sucre. Une grande majorité faisait tout le contraire et arguait que l’augmentation du volume de jus lié à l’enrichissement en sucre obligeait en retour à acidifier pour rétablir l’équilibre de départ. La répression des fraudes faisait de temps en temps des vérifications et dressait des amendes, mais le plus souvent, elle laissait faire. Le raisin manquait de tannin ? On en rajoutait sous forme de poudre et on considérait même que cela facilitait l’hygiène des fermentations en fixant mieux l’acidité et les matières colorantes. Il est vrai que beaucoup de cuviers ou de caves n’offraient pas une hygiène parfaite et que les accidents en cours d’élevage conduisaient à des interventions physiques ou chimiques peu conformes avec le respect de la matière première originale. Les recherches les plus poussées venaient d’ailleurs de l’université de Reims et concernaient la microbiologie plus que l’œnologie. On ne voyait pas les professeurs d’université conseiller les domaines viticoles comme à Bordeaux, où la faculté était fort présente dans les châteaux. Les œnologues salariés étaient mal payés. Jacques d’Angerville se battait encore dans les années 1990 pour que le vinificateur du domaine des Hospices de Beaune ait un salaire décent. Les laboratoires privés étaient payés chichement à l’analyse et se rattrapaient par la vente de produits œnologiques. Beaucoup de vignerons bien ancrés dans leur fierté bourguignonne considéraient que c’était déchoir que de confier à un prestataire de partager avec eux l’acte de vinifier, se moquant de leurs collègues qui commençaient à prendre des œnologues conseils. Souvent, ces œnologues ne se rendaient même pas compte à la dégustation de sérieux défauts analytiques. Des déviations pourtant évidentes et dues à la malignité de levures indésirables, comme la tristement célèbre Brettanomyces bruxellensis, étaient assimilées à des expressions naturelles et authentiques du terroir. En vin rouge, on partageait largement la religion du pH. Entendez que le seul élément que l’on contrôlait dans le vin fait était son pH, sans vraiment s’intéresser à la qualité de la maturité finale du raisin. Pour les vins blancs, des formes graves d’oxydation précoce, perceptibles dès la fin des élevages, étaient rattrapées in extremis par des acidifications assassines ou, inversement, quand on avait exagéré, par des désacidifications tout aussi dramatiques, avant que les consommateurs et les critiques internationaux ne s’aperçoivent du désastre. Des centaines de pages ont été écrites pour dénoncer ce défaut ou trouver des solutions pour l’éviter. On a accusé tantôt le bouchon, tantôt des excès de remuage des lies en barrique, tantôt un mauvais équilibre en azote des sols, entraînant un déséquilibre dans les moûts, tantôt (et sans doute avec plus de justesse) la médiocrité du matériel végétal clonal. Tout cela a certainement joué un rôle pour les milliers d’hectolitres qui ont très mal vieilli entre 1985 et 2005. Ce n’est que récemment qu’on a compris que les mises en bouteille manquaient de précision dans les domaines qui s’étaient équipé d’un matériel moins performant que celui des embouteilleurs professionnels. Chacun a fait depuis des efforts et on peut affirmer qu’aujourd’hui, les meilleurs vins blancs vieilliront mieux. Mais à quel prix ! On vendange de plus en plus tôt pour éviter des excès de maturité, on recherche le maximum de réduction dans la saveur avec l’approbation d’un public et de critiques qui boivent et jugent les vins de plus en plus tôt et n’ont que le mot tension ou minéralité en bouche. Le réchauffement climatique complique de plus en plus le choix d’une date idéale de vendange, mais quelques fortes personnalités résistent à la mode et arrivent à nous épater avec certainement les plus beaux blancs des quarante dernières années, en prenant le maximum de risques et en les assumant.
Mais les progrès les plus spectaculaires sont venus des vins rouges. Un premier changement de taille a eu lieu vers 1985 avec l’arrivée de nouveaux œnologues qui s’installaient dans les laboratoires privés. Manque de chance, ils n’étaient pas Bourguignons et excitaient la tendance trop naturelle des locaux à faire preuve de chauvinisme : deux Grecs se sont succédé dans le laboratoire créé à Beaune par la famille Meurgey, Athanase Fakorellis, puis Kyriakos Kynigopoulos. Admirateurs de l’école bordelaise, ils ont commencé par offrir une plus grande précision dans l’analyse des moûts et des vins et à faire remarquer des défauts analytiques qui passaient, comme on l’a dit, pour l’expression du terroir. Avec une sensibilité particulière sur la propreté aromatique des vins blancs et la maturité plus accomplie des raisins rouges. Ils ont formé dans leur laboratoire tous les meilleurs conseillers œnologiques d’aujourd’hui, comme Dimitri Bazas, Sylvain Pataille, Pierre Milleman, avec qui j’ai partagé jadis tant de dégustations de vins jeunes. À Nuits-Saint-Georges, le Libanais Guy Accad, avec sa double et remarquable formation à Montpellier d’agronome – disciple des grands Branas et Champagnol, trop oubliés de nos jours – et d’œnologue, faisait beaucoup parler de lui et de sa fameuse « méthode ». Pour l’avoir bien connu, je peux à la fois souligner les faiblesses de l’homme et du savant, mais aussi la fulgurance de certaines de ses intuitions. Sa spécialité était d’abord l’analyse des sols et le conseil pour les entretenir. Avec le souci de récolter un raisin vraiment mûr et sans avoir besoin d’en corriger son caractère. Il avait bien sûr repéré les méfaits de surproduction et de banalisation du goût des clones certifiés, tout comme les inexcusables déviations aromatiques des fermentations mal maîtrisées. En bon mathématicien, il s’intéressait surtout à la cinétique des fermentations qu’il conduisait du froid à la température idéale avec une grande virtuosité, malgré des instruments bien imparfaits. Certes, il avait tendance à surprotéger le raisin au départ par le S02. Il avait compris que les doses qu’il recommandait, aux alentours de deux litres de solution par tonne de raisin, entraînaient une bonne sélection des levures naturelles (il ne préconisait jamais les levures du commerce) et les protégeaient de l’action des terribles brettanomyces. Ce qui le conduisait à ne jamais conseiller l’acidification des moûts comme la plupart de ses collègues. Il y eut hélas ensuite, après 1988, des exagérations, particulièrement dans le refroidissement initial des raisins, à la limite de la congélation, pour mieux en extraire les anthocyanes et leurs précurseurs aromatiques, au prix d’une réduction aromatique qui venait masquer la vraie expression du terroir. Mais les bruits les plus farfelus et les plus faux circulaient sur des manipulations, courantes chez d’autres, que les jaloux n’étaient que trop heureux de lui reprocher. Lui-même, pour des raisons liées à sa vie privée, se laissait aller à des imprécisions dans le conseil qui lui ont fait perdre peu à peu sa clientèle. Mais son influence a marqué de jeunes viticulteurs. Parmi eux, les plus influents ont peut-être été les frères Jean-Pierre et Yves Confuron, le premier ayant formé une génération de jeunes ou moins jeunes professionnels au centre de formation des adultes de Beaune. Les pré-macérations fermentaires à froid l’ont emporté sur les stupides vinifications à chaud qui caramélisaient les vins pour les protéger des méfaits de la pourriture partielle des vendanges. La mode de la vendange entière, qui avait produit les plus grands vins du siècle, domaine de la Romanée-Conti en étendard, et qu’Accad préférait nettement à la vendange égrappée, au rebours de viticulteurs célèbres comme Henri Jayer, s’est élargie avec la meilleure maturité finale du raisin. Certes, il arrive que l’excès de soleil perturbe le style des vignerons les plus perfectionnistes avec des degrés alcooliques élevés et un caractère bien plus sudiste que dans la moyenne des vins de la fin du siècle dernier. C’est oublier que des vins de même style en 1947 et, nous pouvons l’affirmer désormais, en 2003 ont retrouvé avec l’âge le chemin de l’excellence exceptionnelle, exception voulant bien dire ici une excellence pas conforme à la tradition. Une autre tendance privilégie les vins qu’on surnomme affectueusement « glou glou ». Les vins dits nature en font certainement partie. Il y en a certes beaucoup de déviants, qui ont leurs amateurs et leur public. Mais il y en a aussi beaucoup de très agréables qui, pour les entrées de gamme comme les blancs aligotés ou les appellations régionales, au prix encore fort accessible, jouent leur rôle d’initiateurs au plaisir de boire. Ce n’est pas aussi facile que l’on croit de produire un vin pur, souple, équilibré, charmeur, dont le marché a pourtant besoin. De plus en plus de jeunes viticulteurs idéalistes y parviennent heureusement. En revanche, il faudrait se montrer parfois un peu plus exigeant envers les vins de grande origine, issus de vinifications exagérément assouplissantes, avec des matières séductrices mais un manque évident de densité. Cette densité, on la retrouve chez les meilleurs stylistes, provoquée par le réchauffement climatique et l’amélioration de la viticulture. Ils redonnent aux grands rouges toute leur complexité, leur charme et leur séduction. Mais les volumes produits diminuent de façon inquiétante, entraînant des augmentations parfois spectaculaires des prix, mais surtout une raréfaction de l’offre. Dans tous les cas, on assiste en conséquence à une réorganisation complète de la propriété vitivinicole et de la commercialisation, ce qui doit commencer à inquiéter.

Grands et petits, vignerons et négoce

Fruit d’une longue histoire bousculée par les crises et les guerres, le commerce des vins de Bourgogne n’a rien d’un long fleuve tranquille…

La commercialisation du vin de Bourgogne influe en effet considérablement sur l’évolution du style des vins car, à chaque génération, le public imprime ses désirs et ses préférences en matière de goût. Préférences que le marchand, qu’il soit producteur ou distributeur, cherche à satisfaire, dans la logique même de son métier. À la fin des années 1970, on vivait encore dans le souvenir du demi-siècle précédent. Je m’explique : c’est un fait historique que le vignoble bourguignon a depuis ses origines été constitué, puis dirigé par des grands propriétaires, dont le principal était naturellement l’église. Avec toutes les disputes entre différentes chapelles qui ont opposé des abbayes jalouses les unes des autres, et des ordres monastiques rivaux, qui font le sel de l’Histoire. La vente des biens de l’église n’a pas mis fin à l’emprise des riches et des puissants. Le banquier Ouvrard possédait tout le clos Vougeot, la Romanée-Conti et bien d’autres grands crus. Les familles Latour, Bouchard, Chanson développaient progressivement et leur vignoble en propre et leur activité de négoce, tandis que les Liger-Belair, Rebourseau, Pasquier-Desvignes, Marey-Monge, Duvault-Blochet et leurs héritiers Chambon, et bien d’autres, participaient à l’extraordinaire amélioration des vins qui a marqué les années 1850 jusqu’à l’arrivée du phylloxera. Les paysans possédaient bien sûr des vignes, car il fallait bien produire du vin dans une activité de polyculture pour se nourrir soi-même et sa famille (rappelons que le vin est alors une boisson aliment consommée jusqu’à plusieurs litres par jour), mais très rarement dans les bons terroirs. Le phylloxera a ruiné les riches et puissants, qui ne faisaient pas confiance aux porte-greffes américains, et les violences de l’histoire (guerres, crise économique de 1929) ont fait le reste. La terre agricole, même en grand terroir, ne valait plus grand-chose et toute une paysannerie et petite bourgeoisie a pu alors acheter des vignes, les cultiver et même vinifier leur produit. Ce qui ne l’enrichit pas pour autant. Dans les années 1960, le viticulteur travaillait dur, les récoltes étaient très inégales en volume et en qualité et le négoce lui payait souvent mal son raisin. Car le négoce distribuait et commercialisait encore au moins 80 % de la production bourguignonne. Avec trop souvent de mauvais principes, le premier étant celui de préférer la marque à la notion d’origine et cela malgré la révolution de la création des appellations contrôlées. À vrai dire, il fallait distinguer les négociants partisans de la marque, souvent situés à Nuits-Saint-Georges, de ceux qui dès le début ont joué la notion d’origine, davantage situés à Beaune, les deux tendances ayant eu en plus un comportement différent pendant l’Occupation, dont le souvenir était encore présent dans les mémoires locales. La marque, cela pouvait dire la création d’un goût spécifique, y compris par l’assemblage avec des vins d’origine différente et considérés comme « médecins », donc le coupage. Le coupage était d’ailleurs presque servi à domicile puisque dans les années 1970, à Morey-Saint-Denis, au bord de la route des crus, un négociant bien connu pouvait proposer à toute la viticulture un choix de vins améliorateurs de la couleur ou du goût. La répression des fraudes réagissait mollement à l’activité de cet établissement. Je me souviens encore des paroles certes sages, mais trop conciliantes, prononcées avec un délicieux accent bourguignon qui roulait les r à plaisir par Charles Quittanson, le tout puissant directeur nuiton de l’organisme d’état : « On ne va quand même pas embêter les bons à multiplier les descentes de cave pour empêcher quelques abrutis de faire leur tambouille ! ». De façon plus insidieuse, et peut-être au contraire plus intelligente, cela permettait de préférer pour les vins d’entrée de gamme ou pour les appellations communales des cuvées dites rondes, nées de l’assemblage de différentes expositions, mais dans le respect de la loi. On décidait ainsi de la typicité de chaque village. Un beaune doit ressembler à cela, pas un pommard ou un volnay. Avec hélas, deux effets pervers. La création de stéréotypes qui ne tenaient pas compte des différences entre les millésimes ou le caractère original du raisin, et les rectifications pour les unifier, mais aussi une hiérarchie commerciale entre ces mêmes appellations. Comme il fallait fournir des vins dans toutes les gammes de prix, le négoce mettait des prix planchers pour chaque appellation, qui créaient à côté de vignobles-marques prestigieux comme pommard, des auxey-duresses ou monthelie plus abordables. De la même façon, il n’était pas question de vendre un bourgogne, même issu de vignes centenaires et d’une saveur remarquable, au prix d’un vin de jeunes vignes diluées d’un village célèbre. Ni donc de payer au producteur la vraie qualité de son raisin ou de ses efforts qualitatifs. Aujourd’hui encore, le marché se ressent de ces hiérarchies et le public croit toujours qu’un grand cru est meilleur qu’un premier cru, qu’un premier cru est meilleur qu’un « village », etc. Dans les années 1980, il n’y avait pas que ce type d’ambigüité. On venait à peine de se débarrasser, en 1973, de la très mauvaise habitude de la cascade. Entendez que sur une même vigne de grand cru, on pouvait par exemple produire une proportion donnée de grand cru, puis une petite proportion de premier cru, puis une plus petite proportion de « village » ou même de bourgogne générique. Au choix du producteur. On imagine que beaucoup ne se gênaient pas pour dire, comme on l’a souvent dit au jeune journaliste que j’étais : « Achetez-moi ce beau bourgogne. Vous savez, c’est un chambertin déclassé ! ». Cela ajoutait encore à la confusion créée par le nom même des communes viticoles qui avaient ajouté à leur nom d’origine celui de leur meilleur grand cru. En 1979, je visitais avec mon mentor Michel Dovaz un fameux viticulteur de Vosne-Romanée qui avait été longtemps maire de son village mais qui, rebelle et ennemi de l’esprit républicain, déclassait toute sa production. On lui achetait bouteille nue, étiquette à coller soi-même et paiement comptant en espèces, sans trop de différence de prix, trois appellations : richebourg, clos-vougeot et vosne-romanée. Comme je savais qu’il avait aussi des vignes superbes en échezeaux et Grands échezeaux, je lui demandais pourquoi il n’en proposait pas à la vente. « Jeune homme, personne ne connaît le nom de ces crus, mais tout le monde croit qu’en achetant du vosne-romanée, on achète du romanée-conti, donc j’assemble tout et j’en vends plus », me répondit-il. Cela a bien changé depuis et il est passionnant de comprendre pourquoi. D’abord, qu’on le veuille ou non la création des appellations contrôlées et leur contrôle ont beaucoup aidé à communiquer sur le fait que les plus grands vins locaux provenaient de terroirs spécifiques, bien délimités, bien hiérarchisés, qu’on appelait tantôt lieux-dits, tantôt crus. Le mot « climat », qui réunit parfaitement dans son acception les deux précédents, n’était pas encore à la mode, mais la conviction des bons producteurs et la nature de leur vin ont progressivement convaincu le public, d’autant que la mise en bouteille à la propriété se renforçait.

L’homme et son modèle

La Bourgogne a su construire un idéal vinicole qui parle au monde entier, sans pour autant renier les faiblesses et calculs humains.

Il y avait toujours eu des tirages de la propriété, mais pour des raisons de place, d’équipement et tout simplement d’argent, la propriété vendait au négoce une importante partie de sa production. Avec toujours derrière la tête une volonté de « revanche » contre le diktat des acheteurs qui, évidemment, refusaient de payer au bon prix la bonne marchandise et profitaient de leur puissance d’achat. Or la crise de 1929 a déstabilisé le commerce et donc le négoce. Le vin du millésime, comme celui de 1928, était d’une qualité remarquable. Le négoce ne l’a pas acheté, sinon à des prix bradés. Une génération de producteurs, il faut le dire assez aisés, mais courageux, parmi lesquels les familles Gouges, Rousseau, D’Angerville, Leflaive, a alors décidé de garder l’essentiel de sa récolte le temps qu’il faudrait pour la vendre directement. Et ce temps sera long puisqu’il faudra attendre 1959 pour qu’elle commence à gagner son pari. Entretemps, des observateurs de premier plan comme Raymond Baudoin, fondateur de La Revue du vin de France, polémiste influent ayant soutenu la création des appellations d’origine, maître à penser de jeunes américains qui seront de grands importateurs comme Alexis Lichine ou Franck Schoonmaker, ont largement diffusé dans les meilleurs restaurants de France l’idée que le vin de propriété était plus authentique que le vin de négoce. La sommellerie est conquise et les vins de négoce, même les meilleurs, ont disparu de la carte des grands restaurants. Dans le prolongement des AOC, l’Académie du vin de France fondée par le marquis de Lur-Saluces et le baron Le Roy, avec le soutien du même Raymond Baudoin, a regroupé les meilleurs domaines viticoles du pays et partagé l’idée de l’authenticité supérieure des vins de domaine. On s’est mis alors à lire les livres qui expliquaient la complexité de l’univers des appellations et au fur et à mesure que s’internationalisait la diffusion des grands vins, les prescripteurs de chaque pays importateur allaient trouver dans l’exception bourguignonne le modèle historique et éthique de tout grand vin véritable. À commencer par les producteurs de vignobles tout aussi historiques comme ceux du Piémont italien ou ceux des vallées allemandes de Moselle ou du Rhin, sans oublier les précurseurs de tous, y compris les Bourguignons, dans la classification historique du terroir, les Hongrois de Tokay. Cela encourage peu à peu les Bourguignons à défendre leur modèle et à revendiquer la reconnaissance mondiale pour leurs « climats », qu’ils obtiendront le 4 juillet 2015 par leur inscription au patrimoine de l’Unesco. Cette reconnaissance implique l’acceptation de petits volumes de production, en raison de la taille réduite de la plupart de ces climats et leur division entre de nombreux producteurs différents – ce qui renforce encore la demande, rareté et sentiment d’exclusivité obligent, pour les vins des meilleurs ou des plus connus d’entre eux –, et la spéculation sur leur prix. Comme le meilleur est parfois l’ennemi du bien, la “climatomania” peut aussi bien désinformer qu’informer. On passe par exemple trop souvent sous silence la longue histoire des climats, de leur constitution, où certes la nature a joué son rôle mais aussi les disputes humaines, et la part des tribunaux dans leur délimitation. En général à coup d’agrandissement successifs. Les Gaudichots ont agrandi le cru La Tâche, la combe d’Orveau (en partie), celui de Musigny, et le lieu-dit Dent de Chien, les crus Montrachet. Peu à peu, l’espace qui séparait au départ les clos de la Roche et Saint-Denis est devenu grand cru, une partie des Combottes a rejoint Latricières. Quand aux échezeaux, on imagine l’habileté avec laquelle dès 1936 on assemblait des terroirs voisins, mais aux microclimats, hauteur de pente et exposition si peu homogènes. On s’amuse de la délimitation souvent irrationnelle des crus Corton et Corton-Charlemagne, mais même des climats qui semblent coulés d’une pièce montrent des différences considérables, entre sols blancs ou noir, parties marneuses et parties plus pierreuses qu’on retrouve dans les vins si l’on connaît l’emplacement des vignes. Y a-t-il un rapport entre les terres blanches ou rouges du climat Bonnes Mares, entre Bonnes Mares nord et Bonnes Mares Sud, entre le haut et le bas du climat Les Rugiens, entre le clos des Chênes côté Taillepieds et sa partie haute, et même en Montrachet, entre son expression du cœur de Puligny et sa partie sud de Chassagne ? On pourrait allonger la liste et rendre les amateurs encore plus confus en parlant d’âge des vignes, de choix du matériel végétal, porte-greffe compris, des choix esthétiques ou économiques de rendement différents, de dates de vendange différentes, de traitement du raisin différent, pressurage des blancs, extraction et température de fermentation pour les rouges, origine et saveur des barriques pour les deux, etc. Tout cela contribue tout autant que le lieu à la construction du goût spécifique de chaque cuvée. Mais aussi à la surprise et au charme renouvelés de toute dégustation, qui entretiennent la conversation et les débats entre sensibilités différentes qui font tout l’intérêt humain et culturel de la chose. On se consolera quand même de la culture du clan et des différences dans notre contexte actuel. Fort heureusement en effet, les anciennes oppositions et rancœurs n’ont vraiment plus lieu d’être et l’évolution du commerce tend à rapprocher négoce et propriété. D’une part se reconstituent, en raison des prix des terres agricoles, des propriétés appartenant aux plus riches français, comme au XIXe siècle. Les Arnault, Pinault, Bouygues s’offrent de beaux domaines et leur permettent de travailler dans les meilleures conditions, tout comme les assurances et les banques, qui ne se limitent d’ailleurs pas à la Bourgogne. Ensuite, et de façon encore plus déterminante, de nombreux viticulteurs voient à chaque transmission la part des domaines familiaux diminuer, tout comme le volume de vin commercialisable. Comme la demande n’a jamais été aussi forte, nationale et internationale, ils compensent le manque de vin en adoptant le statut de négociant, ce qui leur permet d’acheter de la vendange à leur propre famille, à leurs voisins de vigne ou à leurs autres collègues et de comprendre ce qui se passe de l’autre côté de la barrière. Bref, par pragmatisme, ils se rapprochent du concept international de winery où le producteur peut aussi assembler ses raisins avec ceux qu’il achète. Avec un savoir faire reconnu par les acheteurs qui font de moins en moins la différence entre les cuvées issues exclusivement de la propriété et celles du négoce. La loi, en revanche, continue à exiger qu’on soit clair sur la provenance et que dans un cas, on indique sur l’étiquette “mis en bouteille au domaine ou à la propriété”, et dans l’autre “mis en bouteille par untel” sans faire apparaître la notion de propriété. Quelques petits malins compensent cette obligation par des artifices de marketing qui font se ressembler étrangement la typographie et le style des étiquettes, mais c’est de bonne guerre ! En revanche, et c’est plus inquiétant, la dispersion des approvisionnements diminue encore plus les volumes individuels produits et ne contribue pas à la stabilité des prix.
Mais il y a des facteurs beaucoup plus importants encore que la nature et la forme du commerce actuel, plus anxiogènes aussi. Toutes les intelligences agronomiques et œnologiques d’aujourd’hui s’attellent à trouver les réponses les plus adaptées aux considérables changements climatiques que nous connaissons et qui menacent non seulement le caractère traditionnel et unanimement apprécié des vins, mais leur existence même. Plus personne ne met en doute la notion de réchauffement. En quarante ans, le climat a connu une hausse moyenne de près de deux degrés, ce qui le rapproche de celui qui existait mille kilomètres ou presque plus au sud. Ce réchauffement a surtout modifié la constitution des raisins rouges. On ne vendangeait pratiquement plus les pinots noirs au-dessus de 12 degrés naturels. Ils dépassent largement aujourd’hui 14 degrés en année solaire, avec inversement une acidité de plus en plus faible. Les chaptalisations courantes naguère de deux degrés ou plus font parfois place à l’espoir de légaliser le « mouillage », à savoir l’addition d’eau au moût pour rétablir un équilibre dans la buvabilité exigée, et on le comprend, par le public comme les pouvoirs publics. Heureusement, d’autres pistes sont étudiées. Certains voudraient que l’on accepte d’introduire des cépages plus adaptés au réchauffement, d’autres, qui nous apparaissent plus crédibles, préfèrent que l’on se concentre davantage sur l’aide à apporter aux cépages historiques pour les adapter à ces nouvelles conditions. Pour le pinot noir, seul semble envisageable le changement du palissage pour protéger davantage le raisin des grillures. On voit clairement les effets bénéfiques des premiers essais dans ce domaine. On peut aussi jouer sur la densité de plantation si jamais l’eau vient à manquer, ou sur le sens des plantations en revenant, quand la pente le permet, aux plantations parallèles aux courbes de niveau. Pour les vins blancs, on pourrait davantage jouer sur l’adoption de porte-greffes plus tardifs qui retarderaient un peu la maturation du raisin tout en le préservant des gels précoces qui amputent de plus en plus les récoltes. Ou, encore mieux, réhabiliter les frères du chardonnay, les trop oubliés aligotés, melon, sacy, loin d’être aussi médiocres qu’on ne le croit et tous cousins génétiques des vignobles voisins du Jura ou de la Champagne, à commencer par le savagnin, pour leur apport en acidité et parfois leur plus faible degré alcoolique. Dans tous les cas, on s’aperçoit aujourd’hui de l’importance encore plus grande à accorder à la vie des sols et à leur entretien, qui favorise évidemment la résilience déjà naturellement remarquable des cépages de la famille Vitis vinifera. La gestion de l’eau devra aussi conduire à mieux conserver les pluies d’hiver pour mieux gérer les stress hydriques d’été trop secs. Reste l’épineux problème de la violence de certains phénomènes. La vigne bien palissée ne craint pas trop le vent mais le gel, la grêle et le développement des maladies, qu’il provienne de virus ou de cryptogames. Pour le gel, on ne peut rien contre les gels tardifs, sauf à adopter des systèmes de protection infiniment coûteux et complexes. Mais on peut rendre les gels précoces à répétition que l’on connaît moins nocifs en retardant la précocité des vignes qu’on avait tant recherchée quand il ne faisait pas assez beau et chaud. La grêle se combat aussi plus facilement, mais il faut pour cela légaliser la pose de filets, ou généraliser la lutte globale des canons anti-grêles. Les maladies sont bien plus difficiles. On a échoué à vaincre le phylloxera, mais on a adapté la vigne à ses nuisances par le greffage. On a aussi échoué à vaincre les nématodes qui transmettent les virus, mais à vrai dire le principal d’entre eux, le court-noué, favorise parfois la qualité en diminuant la quantité et seule son évolution finale est vraiment dangereuse. La meilleure solution, une jachère de dix ans au plus, est la plus difficile à appliquer sur le plan économique et de toute façon la loi stupide actuelle l’interdit qui exige que l’on replante trop vite un sol infecté. Les autres maladies inquiètent davantage, mais on arrive à limiter de plus en plus leurs effets par le recours intelligent aux plantes protectrices, à la rapidité des traitements et à leur efficacité. Un vigneron ne vivra jamais tranquille ou pleinement heureux, comme beaucoup d’agriculteurs d’ailleurs, mais une intelligence en éveil permanent, reposant sur l’observation quotidienne de la vigne et une réponse adaptée à chaque difficulté reste l’honneur de la profession. Aux vieux observateurs, il semble que les viticulteurs bourguignons de la nouvelle génération sont bien plus armés que ceux des générations précédentes pour y faire face.

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