Cet article est paru dans En Magnum #31. Vous pouvez l’acheter sur notre site ici. Ou sur cafeyn.co.
L’histoire se passe entre deux palaces de Curia, au centre du Portugal. Je quitte l’un, où nous logeons, pour rejoindre l’autre, situé à quelques centaines de mètres. Des copains m’ont proposé de boire une bière au bar après une journée de dégustation au concours mondial de Bruxelles. Jusque-là, que du classique. À 22 h 30, il fait frais, comme toutes les nuits dans cette région viticole située à quelques kilomètres de l’océan. Arrivée dans le superbe hall du Curia Palace, l’une des étapes du groupe hôtelier Almeida, je tombe sur d’autres membres du jury que je ne connais pas encore. Peter d’Afrique du Sud, Lisse de Londres et Liam d’Irlande m’invitent à me joindre à eux. Peter a appelé son pote, António Rocha. Même en ces heures tardives, il a accepté de nous ouvrir sa cave. Vingt-cinq ans qu’il fait les vins de la famille Almeida et qu’il veille sur les bouteilles à Curia comme à Bussaco, dans le Dão, la région voisine. Créée pour honorer les clients de ces deux palaces, la cave contient des vins juste à point, vieillis le temps qu’il faut et servis le jour J de leur apogée. Le jeu en vaut la chandelle. La bière au bar (fermé, en fait) s’éloigne et l’expérience unique se rapproche. Lisse, grande blonde d’un inépuisable enthousiasme, est tout excitée et me dit que les Anglais qualifient ce genre de situation de serendipitous.
En dentelle
António nous montre les coulisses de cet hôtel Belle époque encore dans son jus (cabine téléphonique, relais de poste, etc.) et nous invite à le suivre, dehors, dans la nuit. Il ouvre une vieille porte en bois et dévoile son antre. Des murs de bouteilles couchées sans étiquette. Il nous mène à travers les millésimes, nous tend les flacons comme des trophées. Les millésimes 1967, 1956 ou encore 1922 dorment bien ordonnés derrière l’hôtel, dans un espace climatisé. António est chez lui. Il tient à nous montrer le lieu des réjouissances. On sort à nouveau dans le noir pour faire le tour du vieux bâtiment aux murs de chaux. La mini cuverie apparaît encore plus belle dans l’imprévu. Des lagares de ciment et de granit, quelques fûts français (de chez Sylvain), quelques cuves inox pimpantes, des bouteilles de bulles couchées dans un box-palette. « Un essai », explique le maître de chai. De quoi faire 20 000 bouteilles par an, pas plus, tout confondu. Nous retournons aux vieilles bouteilles. Notre hôte surprise – thank you Peter – décide d’attraper une quille de 1983. « Parce que j’aime bien ce millésime », dit-il simplement. Du rouge, cépage baga en majorité. Il ajoute : « Si elle n’est pas bonne, j’en ouvrirai une autre ». Il connaît chaque bouteille par cœur, ne se trompe jamais. Il pose l’heureuse élue sur une toute petite table en bois d’un autre siècle. Nous l’admirons.
Pour faire les choses jusqu’au bout, il appose une étiquette délicieusement dessinée, un peu de travers. C’est le contenu qui compte. Il ôte le bouchon, délicatement. Il a l’habitude. Il fait lui-même le reconditionnement de toutes ses ouailles, nous montre ses outils de bricoleur. La bonbonne d’azote, les pinces et même de fines couches de bébé en coton pour nettoyer ses goulots. Il récupère cinq verres, amples et ronds, « à bourgogne », rincés dans l’évier. La couleur est tuilée comme celle d’un vieux pinot noir. Le nez, ah le nez, Lisse manque de tomber dans les pommes. Le vin explose, parle franchement de son histoire. Framboise, épices, pointe de rose. Pour moi, c’est la bouche. Loin de m’effondrer, je m’envole, je plane, nous planons. Dentelle de petits fruits délicats, longueur inouïe, finesse redoutable avec cette touche saline qui signe les grands vins. Un léger dépôt nous fait de l’œil. Nous échangeons nos regards, les yeux humides. Le vin se met à nu, avec douceur, attention, respect et humilité. Bienvenue au pays du baga. Minuit largement passé, nous laissons António rejoindre son oreiller. Ce n’est pas le seul à nous dévoiler la grandeur des vins issus des cépages portugais. La plus vieille cave de la région, São João, nous a ouvert un 1995, élégant, magnifique de souplesse en milieu de bouche. Presque trente ans pour en arriver là.
L’argile et l’océan
Comme l’Italie, le pays regorge de cépages autochtones capables d’offrir des sensations nouvelles et originales. Il en existerait 350 ici. D’autres minimisent, ce serait plutôt 200, répartis du nord au sud. Pourquoi seraient-ils originaires de cette région plutôt que d’une autre ? Pas toujours facile de le savoir. Ce qui est sûr, c’est qu’ici, dans le Bairrada (qui signifie terre d’argile), le baga est roi. Dans les vieilles parcelles, il est complanté. Il partage sa notoriété avec le touriga nacional et le tinta roriz ou aragonez (le tempranillo) et, en blanc, le bical, le maria gomes qui s’appelle aussi fernão pires, l’arinto et le cercial. L’appellation Bairrada est née en 1979. Elle fait partie de la dénomination régionale Beira Atlântico et couvre 8 129 hectares (source : commission viticole du Bairrada, 2021) répartis dans les mains de petits propriétaires terriens qui vendent leurs raisins et d’une quarantaine de producteurs actifs. Le chiffre est à prendre avec des pincettes car les vignes abandonnées sont pléthore. Les viticulteurs vieillissent et la relève manque, comme dans de nombreux vignobles européens. Les raisins prospèrent, bénéficiant des amplitudes thermiques entre le jour et la nuit.
Début juillet, au moment de notre reportage, les nuits sont bien fraîches. Les journées sont chaudes, mais pas trop. L’océan n’est pas loin et provoque une brume matinale, même en plein juillet, dont la fraîcheur est bienvenue. Il apporte des pluies, aussi, qui fragilisent les raisins et entraînent des poussées de mildiou et d’oïdium. On ne peut pas tout avoir. Le baga est, de la même manière, la force et la faiblesse de la région. Il est sensible aux maladies, mûrit tardivement, craint les pluies d’équinoxe. On le dit rustique dans sa jeunesse, tannique et acide. C’est peut-être pour cela qu’à la fin du XIXe siècle, l’idée est venue, appuyée par quelques Champenois, de le ramasser plus tôt pour éviter les risques et le transformer en bulles. D’où sa force ainsi découverte, son côté magique. En 1887, à la fin de sa vie, le professeur António Augusto de Aguiar fonde l’École pratique de viticulture. Le premier exercice y fut l’élaboration d’un vin mousseux. Ainsi, le vignoble de Bairrada est devenu leader des espumante. Les méthodes traditionnelles représentent aujourd’hui 53 % de la production nationale de bulles. Quelle bonne idée. Le vin s’est taillé une réputation grâce à l’association avec le leitão, spécialité culinaire locale, un cochon de lait cueilli au berceau – plus il est jeune, plus il est tendre. L’espumante est son compagnon de table. Tous les Portugais le savent. Qu’ils traversent la région entre deux réunions à Lisbonne et Porto, qu’ils viennent se dorer sur les plages et profiter de quelques jours de vacances, ils font une pause obligée pour déguster sur place la chair de ce cochon, fondante et recouverte d’une pellicule croquante. La peau croustille. La conversation va bon train. Le vin me parle, pas en portugais mais en attaque soyeuse et délicate. Tout est fin, même le gras. Les bulles, salées et acides, le contrebalancent et le rendent digeste. Des tranchettes d’orange accompagnent le supplice. C’est redoutable.
Monsieur baga
Le baga s’impose comme le cépage roi, versatile à souhait comme le chenin ou encore mieux, car il est noir, le pinot. Il enfante ses mousseux tôt en saison, des blancs de noirs, des rosés et des rouges (toujours mousseux). Ramassé trois semaines plus tard, il est parfait pour de grands rouges tranquilles, de garde. Du coup, dans une même vigne, Luis Pato procède à plusieurs tries, comme on le fait pour les liquoreux. Luis Pato, c’est « Monsieur Baga ». Quarante-deux ans de carrière à se battre pour les cépages locaux, à coup d’expérimentations en tout genre. Il est né dans une famille notable de vignerons. Son grand-oncle Mario Pato fut le premier œnologue à enseigner la vinification au Portugal. Son père João est le premier à mettre en bouteille dans les années 1970. Luis a révolutionné la région à son tour. En 1985, il égrappe le baga, le fait vieillir en fûts français. Au début des années 1990, il fait craquer Jancis Robinson avec ses monocépages, puis Robert Parker avec sa cuvée Pé Franco, un vin issu de vignes non greffées plantées dans les terres sablonneuses. Il s’ouvre des portes, les bonnes. Toujours à la même époque, il est juge à l’International Wine Challenge en compagnie des critiques britanniques à la dent dure. Il a accès aux vins du monde entier et peut comparer ses bébés aux autres pointures. L’insatiable Géo Trouvetou, chimiste de formation, n’aura de cesse de bousculer les codes, de pousser le baga jusque dans ses retranchements. Il sort de l’appellation, comme les grands de Toscane, préfère la liberté de la plus large dénomination Beiras. Trente ans plus tard, toujours aussi inventif et enthousiaste, il connaît parfaitement ses terroirs, ses climats, ses raisins et s’est rôdé aux forces du marché. Il cultive son image comme un chef, tire la langue face à l’objectif, Einstein de la viticulture. Clin d’œil british, il use et abuse sur ses étiquettes du pato (canard) sous toutes ses formes. éternel rebel, son autre surnom qu’il affiche sur son t-shirt, il pétille d’idées et de dérision tout en nous montrant une quantité incroyable de vins issus aussi de bical, de maria gomes, de cercial et de son protégé, le sercialinho.
Soupe de fraises
Il a entraîné bien du monde dans son sillon. Ses filles ont toutes (ou presque) été contaminées par sa passion. Luisa, 43 ans, João, 40 ans, qui fait des pet’nat et des vins nature sous la marque Duckwine, et Filipa qui a lancé son propre projet en 2001 à Quinta do Riberinho avec le sommelier et restaurateur belge d’Anvers, William Wouters, épousé en 2008. Avec sa force de caractère, elle a préféré créer sa propre cave, pas trop loin de papa quand même. En biodynamie. Même histoire, même profil que le tout aussi charismatique Emidio Pepe dans les Abruzzes italiennes et ses trois filles dont l’une, Stefania, s’est éloignée pour embrasser la biodynamie (cf. En Magnum n°26). Luis a aussi fondé les « Baga Friends » qui, comme le nom l’indique, défendent corps et âme le cépage noir : António Rocha (Buçaco Wines), Dirk Niepoort (Niepoort), François Chasans (Quinta da Vacariça), Mário Sérgio Nuno (Quinta das Bágeiras), Paulo Sousa (Sidónio de Sousa Wines) et Filipa, bien sûr (Filipa Pato Wines). Le Bairrada ne serait pas ce qu’il est sans sa petite dose de piment. Carlos Campolargo, le « Mister No » local, a une voix de stentor qu’il balance à travers ses vignes, fier et provocateur. Volubile et expansif, ce producteur connu pour ses velléités de résistance prétend que le baga est « bien trop rustique » et que sa superficie fond en réalité comme neige au soleil. Il dit aussi que les mousseux du Bairrada sont constitués de « tout sauf de baga », caladoc, merlot, syrah, tempranillo, qu’importe. Son sourcil se fait soupçonneux : « Moi, je connais mes raisins et ce qu’il y a dans ma vigne. Le reste… ». Lui préfère le pinot noir. L’immense terrasse qui prolonge sa cave familiale donne sur un parterre de vignes dont plusieurs parcelles (en tout neuf hectares) semblent à deux doigts de l’arrachage. Là, il compte remplacer les trésors locaux par le cépage bourguignon en lui offrant, à terme, trente-cinq hectares d’expression. Il n’empêche, lors d’un dîner somptueux autour d’huîtres et d’un énorme maigre tendrement cuisiné, il sert en dessert, sur une soupe de fraises à tomber de sa chaise, un assemblage de baga et de castelão des plus fins, carafé pour l’occasion. Bref, il l’a dans la peau.
10 à suivre
Luis Pato, la région lui doit tout
56 hectares, dont 45 en production
300 000 bouteilles
Le producteur le plus connu du Bairrada eut la bonne idée de présenter ses vins à Londres dans les années 1980. Exigence à l’anglo-saxonne, défense des cépages locaux, expérimentations et prises de risque. Un vigneron comme on les aime.
luispato.com
Filipa Pato, la relève biodynamique
30 hectares, dont 20 en propriété
120 000 bouteilles
La fille de Luis Pato, elle aussi chimiste de formation, a démarré son projet en 2001 en achetant des raisins de vieux pieds de vignes pour comprendre le terroir et les cépages. Avec son mari, le sommelier belge William Wouters, elle a fait un pas de plus en 2006 en créant le domaine. Ils étaient au Japon quand je suis passée, mais j’ai découvert un de leur vin au restaurant Rei dos Leitões, servi sur une entrée qui rassemble les produits de la côte (gambas, couteau, ameijoas ou palourdes, langouste). Filipa s’inspire, entre autres, des délicieuses Lalou Bize-Leroy et Marie-Thérèse Chappaz.
patowouters.com
Luis Gomes, vive la craie
5 hectares
20 000 bouteilles
Luis Gomes est venu à la vigne récemment. Il a vendu sa boîte (il était dans la chimie) pour se lancer dans l’aventure. Son idée : mettre la main sur des vieilles parcelles qualitatives peu à peu abandonnées par des viticulteurs trop vieux (il les loue ou les achète). S’il manque de main d’œuvre, il arrive que ces mêmes papys viennent lui donner un coup de main ! Il privilégie les terrains calcaires et en a fait sa marque (Giz).
gizbyluisgomes.com
Mário Sérgio Alves Nuno, du grand classique
30 hectares, dont 25 en production
110 000 bouteilles
Il faut l’appeler le vigneron de Bairrada. Sur sa Quinta das Bágeiras, qu’il a créée en 1989, il vinifie ses propres raisins issus de 25 hectares, n’en achète ni n’en vend. Sa cave vous fera rêver. Des foudres, des lagares, des lits de bouteilles couchées au frais en attendant le temps. Un alambic pour les finitions. « Toutes les bouteilles ont une histoire », raconte-t-il.
Il a travaillé dix ans avec son grand-père. Emotion garantie.
quintadasbageiras.pt
Rui Prior Lucas, la nouvelle vague
6 hectares, 20 000 bouteilles
(dont 15 000 d’espumante)
Cet ex-manager dans le bâtiment s’est lancé comme Luis Gomes il y a peu. Il partage un hangar à Souselas avec sa sœur qui fait de l’huile d’olive. Sa production montre un sacré savoir-faire. Il bouillonne d’idées et d’initiatives. Il utilise notamment, pour ses vins tranquilles, des bouteilles qu’il recycle lui-même en faisant le tour des commerçants
et des restaurateurs.
São Domingos, bulles au pluriel
100 hectares + achat de raisin
4 millions de bouteilles
Cette maison fondée en 1937 produit quatre millions de bouteilles par an, dont un million dort dans les caves creusées dans la roche.
cavesaodomingos.com
Adega de Cantanhede, une coop’ au top
1 000 hectares
5 millions de bouteilles
Lancée en 1954 avec une centaine d’associés, la plus grande coopérative de la région en compte aujourd’hui cinq cents, répartis sur un millier d’hectares. Elle produit 30 à 40 % des volumes régionaux selon les années, d’où une grande responsabilité locale et sociale. La gamme est large et les vins sont bien faits.
cantanhede.com
São João, premières pierres
37 hectares, dont 27 en production et achat de raisin
Entre 400 000 et 800 000 bouteilles
C’est la plus vieille cave de la région, aujourd’hui entre les mains de huit propriétaires. Elle produit du mousseux et du vin tranquille dans un équilibre différent selon le millésime, soit plus de mousseux dans les années fraîches et pluvieuses. La quinta Poço do Lobo est entrée dans son escarcelle en 1971 : 37 hectares d’un seul tenant replantés de baga, moreto (cultivé dans l’Alentejo) et castelão, mais aussi de cabernet-sauvignon et, en blanc, d’arinto et de chardonnay.
cavessaojoao.com
Carlos Campolargo, l’anti-baga
170 hectares
500 000 bouteilles
Carlos a repris les vignes familiales et embouteillé ses vins sous la marque Campolargo en 2000. Le domaine est réparti entre les quintas de Vale de Azar et de São Mateus où fut construite la cave, immense, en 2004.
campolargovinhos.com
Sidónio de Sousa, l’autre roi du baga
12 hectares
70 000 bouteilles
Il fait partie des grands défenseurs du baga et, donc, des Baga Friends. Sidónio de Sousa exprime autour de la commune de Sangalhos la grandeur du cépage avec des cuvées aussi bien effervescentes que rouges.