Étrange rapport que celui que nous entretenons à l’ivresse, plaisir heureux pour certains, coupable pour d’autres. Si c’est bien souvent un moyen comme un autre d’arriver à quelque chose, c’est un état fragile qu’il faut savoir maîtriser. Le philosophe nous parle
Propos recueillis par Julia Molkhou
Cet article est paru dans En Magnum #26. Vous pouvez l’acheter sur notre site ici. Ou sur cafeyn.co.
À la question de savoir si nous devrions nous accrocher à l’ivresse de peur que, bientôt, on nous l’interdise, Raphaël Enthoven ne voit pas les choses de cet œil-là : « Le vin français fait l’objet d’une fierté nationale et l’ivresse est perçue comme une vertu sympathique, bien qu’évidemment cet état soit une victime collatérale de l’hygiénisme généralisé et du sentiment que l’on vit mieux quand on vit plus longtemps ». Ainsi, l’ivresse resterait un vice sociétalement toléré, contrairement au tabagisme. « L’ivresse n’est un tabou en rien. L’homme saoul est une image d’Épinal. On lui reconnaît même ses tentatives de dignité. On lui sait gré de bien vouloir se tenir droit ou de dresser un doigt qu’il a du mal à maintenir en direction du ciel, parce que le ciel tangue. On est assez sensibles aux tentatives que fait l’homme ivre pour ne pas avoir l’air ivre. La seule chose qu’on ne supporte pas, c’est l’exhibition et la désinhibition. Ce moment où l’homme saoul trouve absolument passionnant pour tous ce qui n’intéresse que lui. En fait, l’ivresse est un génie des intervalles. L’ivresse désigne le moment où l’on est suffisamment ivre pour être attentif à des choses que l’on négligeait ordinairement et suffisamment lucide pour le raconter. Et cet état, cet entre-deux, se rapproche bien souvent de la rêverie. C’est aussi ce qu’explique Baudelaire quand il écrit que, sous l’effet des paradis artificiels, le monde est revêtu d’une intensité d’interêt. » Alors ce serait donc ça la première propriété de l’ivresse, rendre le monde intéressant en rendant l’être humain à la fois attentif et capable de raconter ce qu’il voit. « Dans À la recherche du temps perdu, quand le narrateur s’en va à Balbec avec sa grand-mère, qu’il est très malheureux parce qu’il part sans sa mère pour la première fois, à 18 ans, il obtient de son médecin le droit de boire avant de prendre le train. Donc il arrive pété comme un coing. Et là, Proust fait une page entière sur la couleur grise, sur le gris des boutons et le bleu de la veste du contrôleur. C’est un texte sublime, mais c’est surtout quelque chose qu’il n’aurait pas vu s’il n’avait pas été ivre. » L’ivresse nous fait nous attarder et nous étonner. On regarde les choses pour elles-mêmes et sans leur demander d’avoir un sens, séparément de leur fonction. « On regarde un robinet comme un miroir, c’est un des lieux communs de l’ivresse. »
« la modération est encore la meilleure façon que l’on a de jouir de l’ivresse et de tout
ce qu’elle permet. C’est donc une pédagogie de l’ivresse qui nous prémunit contre le moment fatal ou l’alcool devient sa propre fin »
À consommer avec modération ?
« Il y a un texte de la pensée classique où l’ivresse est le préalable à la contemplation d’une beauté supérieure. C’est Le Banquet de Platon. Socrate raconte ce que lui a confié Diotime, prêtresse de Mantinée, sur le secret de la beauté et le secret de l’amour. Et le chemin qui conduit à ce récit, qui constitue clairement l’apogée du banquet, est une ivresse croissante. C’est une perte progressive de lui-même. Socrate expérimente par son récit la parole de celui qu’il appelle son démon, c’est-à-dire l’être qui parle en lui, qui parle à sa place. » Dans l’Antiquité, les femmes travaillaient à la vinification et ne devaient pas boire. L’ivresse libérait la parole et il n’était pas question pour les femmes de penser et donc de parler. Ensuite, l’ivresse était perçue comme dangereuse car elle pouvait libérer la sexualité, conduire à des incartades et donc à des enfants illégitimes. De nos jours, l’ivresse est-elle tolérée de la même façon chez l’homme et chez la femme ? « Je suis plein d’admiration pour quelqu’un qui serait ivre en talons. Homme ou femme d’ailleurs. Je ne genre pas la question de l’ivresse. » Si cet état permet l’observation intense et la rêverie, alors il devient nécessaire, et peut-être pourrions-nous enseigner ce juste entre-deux ? « Je ne sais pas si on peut l’enseigner, mais ça peut faire l’objet d’une pédagogie stoïcienne, une éducation en somme à un savoir-vivre, à un savoir-être, qui doit conduire à la sagesse et au bonheur. Sénèque a dit une phrase qui a connu une bonne fortune : à consommer avec modération. Chez Sénèque, la modération n’était pas un précepte moral, il ne s’agissait pas de dire que c’était mieux d’être modérément saoul que totalement ivre. C’est simplement que la modération est encore la meilleure façon que l’on a de jouir de l’ivresse et de tout ce qu’elle permet. C’est donc une pédagogie de l’ivresse qui nous prémunit contre le moment fatal ou l’alcool devient sa propre fin et n’est plus le vecteur d’une perception accrue, mais au contraire un but en soi. »
Une ligne de crête
Alors Alfred de Musset aurait raison ? Qu’importe le flacon pourvu qu’on ait l’ivresse ? « Il y a deux façons d’entendre cette phrase. La première, évidente, consiste à dire qu’un homme dépendant peut se saouler à la vodka, à l’eau de Cologne ou au grand bordeaux. En somme, l’objet, la qualité du breuvage a disparu, dans l’effet qu’il produit. Tous les moyens sont bons. Mais on peut aussi l’entendre comme la métaphore de l’art par excellence. C’est-à-dire qu’il n’y a pas d’objet noble pour un artiste. La matière est neutre, c’est la manière qui fait l’art. Et par conséquent, peu importe le flacon pourvu qu’on ait l’ivresse, c’est-à-dire la faculté de s’étonner de choses qui nous auraient laissé indifférents. Soit parce qu’on n’en a pas besoin, soit parce qu’elles ne sont pas spectaculaires. » Cet abandon devient parfois une excuse à des comportements ou des propos tenus alors qu’on était ivre. « C’est intéressant parce que c’est comme lorsque l’on dit “Les mots ont dépassé ma pensée”. En général, ce qui s’est passé, ce n’est pas ça. Les mots n’ont pas dépassé notre pensée. Non. Quand on dit quelque chose de terrible à quelqu’un sous l’effet de l’énervement, c’est seulement que ce que l’on retenait jusqu’alors, on peut enfin le dire. Et si on cherche tant ensuite à s’excuser d’avoir dit ça, c’est parce que ce qu’on pensait, l’autre l’a entendu et l’a pris brutalement. L’ivresse comme la colère sont des révélateurs. » Vous décrivez l’ivresse comme la révolte. C’est une flamme fragile. Ce n’est pas un incendie et ce n’est pas le froid. C’est menacé de s’éteindre et de s’embraser. « C’est l’équivalent esthétique de la révolte en politique. Un individu révolté ne se satisfait d’aucune solution révolutionnaire ou d’aucun retour en arrière. Il continue de mal dormir parce que le monde lui fait mal et lui pose de grandes questions. Ça, c’est l’homme révolté. L’homme ivre, c’est celui qui a déserté la sobriété, mais n’a pas basculé dans l’oubli de lui-même. C’est cette ligne de crête qu’il faut réussir à défendre. Et pas pour des raisons morales encore une fois. » Raphaël Enthoven ne boit pas beaucoup et encore moins souvent quand il travaille. « Il m’arrive très peu d’être ivre. Mais en vérité, je n’ai pas besoin de l’ivresse pour m’intéresser aux choses qui n’ont a priori pas d’intérêt pour moi. » Déformation professionnelle. « Faire de la philo, c’est constamment attirer l’attention des gens sur des choses qui n’ont pas d’intérêt pour eux. »
« La légèreté conquise par le vin est parente, jumelle presque, du désarroi révélé par le vin. Combien de personnes que le vin rend aimables finissent la soirée en larmes ? »
La légèreté et ses lendemains
Et la tendresse dans tout ça ? Alain a dit l’ivresse abolit les scrupules du sentiment. Quand on est ivre on se sent pousser des ailes n’est-ce pas ? « Oui, mais si l’ivresse est l’illusion salutaire qui nous donne les moyens de faire ce qui nous semblait impossible avant, elle n’est pas la seule. Le courage fait ça aussi. Mais c’est intéressant de penser que l’ivresse peut être un substitut du courage. Prenez Julien Sorel. Il se donne pour but de prendre la main de Madame de Renal sous la table, sous les yeux du mari qui ne verra rien, à dix heures sonnantes. Et si elle retire sa main, alors il ira se brûler la cervelle. Ce en quoi il n’est pas cohérent parce que le vrai défi pour lui, c’est d’essayer de prendre la main de Madame de Renal. Qu’elle laisse sa main ou qu’elle ait peur, ça ne dépend pas de lui. Et pourtant, il en fait un enjeu. Mais le courage qu’il lui faut pour attraper la main de Madame de Renal à dix heures du soir eût été sans doute facilité par deux verres de vin avant. On emprunte pour parvenir à ses fins le chemin moins frontal de la perte de conscience plutôt que celui plus direct du courage. De la même façon qu’un homme peut avoir moins peur de se battre parce qu’il est ivre. » Si le courage et la sympathie viennent avec l’ivresse, c’est aussi le cas de la tristesse et de la nostalgie. « La légèreté conquise par le vin est parente, jumelle presque, du désarroi révélé par le vin. Combien de personnes que le vin rend aimables finissent la soirée en larmes ? La légèreté acquise de cette manière-là est ambivalente et menace sans cesse de se retourner. Le prix de la légèreté est une exposition accrue à la réalité d’un désarroi. » Pour autant est-ce que les lendemains d’ivresse sont des jours tristes ? « Je ne crois pas. Ce sont plutôt des jours intéressants. Ce sont des occasions données de se faire le serment intenable qu’on ne fera plus jamais la fête ou qu’on reprend la vie à son commencement parce qu’on a enfin rangé sa maison. C’est une aube. Une aube difficile, mais plutôt une aube qu’une descente. »
Poésie, amour, bonheur
Peut-on faire confiance à quelqu’un qui ne boit pas ? « La question ce serait plutôt, peut on faire confiance à quelqu’un qui ne sait pas mentir. Quelqu’un qui dira toujours la vérité, qui ne t’épargnera jamais parce qu’il se fait une trop haute idée de sa vérité. » Si le mensonge est l’équivalent de l’ivresse alors la vérité serait celui de la sobriété ? « La fameuse fausse franchise du type qui, sous couvert de t’aimer bien, te dit tout le mal du monde de ce que tu fais. Celui qui dit ne pas mentir est en général quelqu’un qui se sert de son amour de la vérité pour te dire des choses désagréables. C’est pour ça que ceux qui disent qu’ils ne savent pas mentir se mentent à eux-mêmes et ne méritent pas les amis qu’ils perdent. Très différente est la situation de l’individu ivre qui, parce qu’il est ivre, se met à dire ce qu’il avait sur le cœur jusque-là. » Mais la blessure est la même, non ? « Je ne suis pas sûr. Baudelaire, encore lui, explique très bien que les paradis artificiels sont une béquille substituable et amovible. Que l’on peut donc s’en passer. Mais il faut être très fort pour s’en passer et c’est en ça que l’ivresse est une exigence. » Pourquoi alors ne pas considérer celui qui ne boit pas comme suffisamment fort pour s’en passer ? « Oui, bien sûr. On peut aussi penser qu’il n’a pas l’idée des vertus que cela procure ou qu’il ne cherche pas la même chose, qu’il passera sa vie à côté de ce genre d’émotion. Ce qui est secondaire dans l’ivresse, c’est le biais par lequel on y parvient. Si la sobriété nous y conduit, alors tout va bien. L’ivresse en elle-même n’a pas besoin d’alcool, mais l’alcool peut y conduire. L’alcool est un marchepied, donc certains n’en ont pas besoin puisque cet état-là, ils y sont naturellement ou y parviennent autrement. » On peut donc être ivre d’autre chose que d’alcool ? La poésie, l’amour, le bonheur, nous rendent-ils également plus intensément sensibles aux choses qui nous entourent ? « Et bien, je vois un équivalent à l’ivresse dans la jubilation musicale. L’écriture, aussi. Écrire, c’est se faire l’intercesseur de ses perceptions et de ses idées et leur donner forme humaine. On est à l’endroit de l’ivresse et de la rêverie. »
Photo : Mathieu Garçon