Le grand vignoble du sud du Rhône a depuis longtemps conquis la planète. Longtemps rude avec elle, la défendre est désormais sa priorité, sa mission. La feuille de route est complète. Les actes suivent la parole
Cet article est paru dans En Magnum #31. Vous pouvez l’acheter en kiosque, sur notre site ici. Ou sur cafeyn.co.
« En France, la qualité des vins est reconnue selon un système établi qui vise à contrôler leur origine et ses spécificités, via un cahier des charges respecté. Ces appellations ont beaucoup fait pour la réputation de nos terroirs. Ce fonctionnement presque centenaire est aujourd’hui remis en question. D’aucuns l’estiment incompatible avec les sujets de notre époque, notamment celui du changement climatique. Quelle réponse à ces critiques ? Adoption d’une charte paysagère, labellisation spécifique des pratiques vertueuses, préservation des paysages et des faunes locales, lutte contre l’érosion, développement de l’écopâturage, plan global contre la flavescence dorée, sauvegarde du patrimoine ampélographique, etc. En pionnière et en modèle, la vieille appellation châteauneuf-du-pape (1936) s’est mise en ordre de bataille pour les combats du siècle. »
Il y a quelques semaines, nous écrivions dans notre Nouveau Bettane+Desseauve 2023 ce texte court pour accompagner la nomination du vignoble vauclusien au rang de génie de la planète. Quelques lignes trop courtes qui tentaient de résumer sommairement la démarche de cette AOC en matière de développement durable. Célébré dans le monde pour ses vins, en bonne santé économique grâce à des stratégies successives de valorisation et une défense farouche de son patrimoine foncier, Châteauneuf-du-Pape avait besoin d’un chantier de taille pour rendre durable cette situation. Préoccupation majeure de notre société, la protection des territoires et des terroirs a longtemps été reléguée au second plan. Depuis peu, ces thématiques environnementales ont abouti à un engagement spectaculaire exprimé par la grande majorité des producteurs châteauneuvois. Il s’organise autour de trois points clefs : protection, observation, anticipation.
Protéger
« L’idée de notre programme est d’avancer collectivement, en laissant chaque producteur aller à son rythme dans cette voie vertueuse. Tous ces enjeux sont de taille et on ne pourra pas se défiler devant nos responsabilités. » Directeur du pôle projets et développement de la maison des vins de l’appellation et élément moteur de cet ambitieux programme, Michel Blanc sait que la pertinence de ce projet n’a de sens que s’il fédère l’ensemble des actifs de ce large territoire. Producteurs, collectivités locales, administrations, institutions, élus, organismes professionnels et techniques, tissu associatif ont un rôle à jouer dans la défense et la protection de l’aire d’appellation et de ses terroirs. « Le programme est une feuille de route et un outil d’amélioration de nos connaissances, c’est aussi un vecteur de cohésion entre tous ces acteurs. »
Il s’inscrit dans la lignée de l’adhésion de l’AOC à la charte environnementale et paysagère des côtes du Rhône, liste d’engagements susceptibles de mieux valoriser les pratiques culturales et leur durabilité. Au sein de cet ensemble de mesures très complet, on retiendra le maintien de la faune locale aux abords du vignoble, le choix d’un matériel agricole adapté aux pratiques, la mise en avant et la sauvegarde des petits bâtiments viticoles, etc. Pertinente, cette to-do list insiste aussi sur la nécessité d’inscrire ces démarches dans une vision pédagogique auprès des consommateurs (et des nombreux touristes de passage dans la région), mais également auprès d’un public professionnel, d’élus et de techniciens, premiers relais d’influence de cette bonne parole. Plus concrètement, l’appellation lutte par exemple pour la sauvegarde du massif du Lampourdier. La surexploitation industrielle de sa roche calcaire menace directement la biodiversité locale et risque à terme de dérégler le microclimat propre à ce secteur.
Bien sûr, beaucoup de ces actions sont menées depuis longtemps par certaines exploitations. Dans un souci d’aller plus loin dans son combat, la réflexion individuelle a pris une dimension collective plus forte avec les propositions d’évolution et de modification du cahier des charges de l’AOC et par la volonté d’y intégrer des mesures agro-environnementales impactantes. Largement soutenue, la première de ces modifications consiste à conserver et entretenir les « éléments structurants du paysage » comme les nombreux murets, terrasses, cabanons mais aussi arbres, bois et bosquets déjà présents – en de rares endroits – dans la zone plantée de l’appellation. Plus coercitive, l’autre mesure phare du programme vise à abandonner le désherbage chimique en précisant dans le cahier des charges l’obligation d’assurer par des moyens mécaniques ou physiques la maîtrise de la végétation, semée ou spontanée. Cette anticipation de ce qui sera peut-être un jour une norme pour de nombreux vignobles de France pourrait d’ailleurs s’étendre à l’usage des insecticides. Décidées au printemps 2022, ces mesures fortes en disent long sur les ambitions locales.
Observer
Autant de mesures capables de préserver la biodiversité n’ont pas été prises sans une bonne dose d’observation. Pour l’organiser de la manière la plus efficace, une dizaine de vignerons s’est proposée d’évaluer quantitativement la faune présente sur ce territoire. Ce recensement des vers de terre, papillons, abeilles solitaires et autres chauve-souris doit permettre d’adapter au mieux les solutions techniques et les aménagements paysagers à mettre en place. Hélas réputé pour ses « mers de vignes », le territoire châteauneuvois avait perdu sa diversité paysagère après plusieurs décennies d’exploitation viticole plus ou moins intensive. En mettant en place son « marathon de la biodiversité » (la plantation de 42 kilomètres d’arbres et d’arbustes dans des endroits stratégiques), l’appellation cherche à recréer des corridors de biodiversité propices à l’implantation durable de la faune locale. Les objectifs sont multiples, outre l’embellissement des paysages. L’apport de biomasse permet en effet de lutter contre l’érosion des sols nus soumis à de forts phénomènes de ruissellement. Élément moteur de l’initiative, le jeune Victor Coulon du domaine de Beaurenard précise : « C’est un pari qu’on fait sur l’avenir. Aujourd’hui, on voit bien que certains secteurs de l’appellation sont des déserts organiques. Planter des haies, des arbres, profite à tous. On ne le fait pas qu’en pensant aux résultats pour son propre domaine. Et puis, c’est notre environnement de travail, le lieu de vie de nombreuses familles. Autant faire en sorte de le rendre plus agréable ». Une vingtaine de domaines s’est engagée dans le projet, porté par les jeunes vignerons. « L’idée n’est pas de tout faire seul. On s’entraide, on partage nos expériences, on évalue les résultats chez les uns et les autres pour adapter au mieux. Certaines actions fonctionnent bien, d’autres n’aboutiront jamais. » Pas question non plus de supplanter la flore locale par des apports étrangers. Les essences indigènes sont privilégiées et la chambre d’agriculture apporte son soutien technique.
Sujet d’avenir, le matériel végétal est aussi au cœur des débats et des réflexions. Le patrimoine ampélographique de l’appellation fait l’objet de tous les soins de la part des producteurs. La grande liberté du cahier des charges – rare chance parmi les AOC viticoles – permet l’utilisation de dix-huit cépages, utilisés seuls ou en assemblage. La protection de cette mémoire végétale a commencé par un travail de recensement des ceps jugés les plus intéressants et les plus aptes à s’adapter au changement climatique.
Innover
L’une des grandes questions concerne la menace que ce dérèglement planétaire fait peser sur les équilibres et les profils aromatiques des châteauneuf-du-pape. Parfois boudée des consommateurs pour le haut degré d’alcool de ses vins et leur profil solaire, l’appellation entrevoit son salut dans la diversité génétique de ses cépages. Thierry Sabon, vigneron au clos du Mont-Olivet, suit ce projet de près : « Nous avons besoin d’accumuler des données sur ce sujet. Pour la vigne, il n’y a pas de secret, il faut la planter, attendre et voir comment elle réagit. Ce schéma classique ne permet pas d’anticiper. On plante parfois pour deux ou trois générations. Il ne faut pas se tromper ». Une dégustation des cuvées issues de ces cépages minoritaires permet de se rendre compte des nombreuses alternatives à disposition des vignerons pour ne rien perdre de la typicité du grand vin de Châteauneuf-du-Pape, en rouge comme en blanc. On la retrouvera sur enmagnum.com.
Presque partout, chez les producteurs les plus réputés comme les nouveaux venus, on ressent le même dynamisme collectif. Au domaine Mayard, par exemple, un trio de jeunes hommes a mis son nom sur ses bouteilles pour la première fois en 2022. En plus d’avoir complètement réaménagé leur installation technique, ils ont longuement réfléchi à l’impact de leur activité sur les vignes, notamment au sujet de la taille d’hiver qu’ils souhaitent la moins traumatisante possible. Ailleurs, Élodie Jaume a créé son propre domaine, adossé à la structure familiale. Sur son vignoble de seulement quelques hectares, elle s’occupe de chacun de ses pieds de vigne, faisant tout à la main pour avoir le plus de lien possible avec son environnement, le comprendre et avoir une idée précise des changements à l’œuvre. Cette exigence vigneronne incarnée par la jeune génération est aussi souvent le résultat d’une transmission et d’un enseignement. Comme au domaine de Marcoux, grand classique de Châteauneuf, ou la famille Armenier mère et fils travaille de concert avec un même sens du vin, intransigeante sur la qualité et animée par une solide éthique intérieure.
La liste des actions mises en place par l’appellation force l’admiration. Stations météo connectés, confusion sexuelle renforcée, réseau de fermes pilotes pour réduire l’usage de produits phytosanitaires, partage et mutualisation des connaissances, plan d’action collectif pour lutter contre la flavescence dorée, auxquels s’ajoutent les initiatives personnelles et des pratiques culturales très diverses. Sur ce point précis, la démarche ne prévoit aucun validation par un label spécifique, ce qui laisse les chapelles de côté et une liberté intacte et encourageante pour tout essayer, tout tenter.
Reste le difficile sujet de l’irrigation. Tout n’est pas parfait et beaucoup de travail reste à faire sur le sujet. Au moins pour faire changer quelques pratiques aberrantes solidement installées dans la panoplie d’outils de certains producteurs. Les épisodes de sécheresse des derniers millésimes, extrêmes par leur intensité, proposent un sérieux défi à l’appellation. Si la gestion des ressources en eau est la principale préoccupation d’une grande partie de la viticulture actuelle, elle devient peu à peu une angoisse pour les exploitations rhodaniennes. Pour irriguer, le vignoble châteauneuvois a le droit de prélever son eau dans le Rhône. Le réseau de canaux vétuste qui permet cet arrosage contrôlé doit faire l’objet d’importantes rénovations. Mais d’autres solutions sont possibles. L’observation et la mise en place de ce large plan de développement durable devrait permettre d’améliorer encore la connaissance des terroirs et du vignoble, d’ajuster sur mesure les pratiques culturales à mettre en place pour abriter le vivant et, de fait, de protéger l’eau qui permet à celui-ci d’exister. Dans les secteurs les plus chauds, comme sur le plateau exposé de la Crau, des bassins de rétention d’eau de pluie constituent déjà une alternative solide à la mise en place d’un système d’irrigation par pompage.
Dans notre suivi des grandes régions viticoles françaises, nous n’avons pas rencontré, ces dernières années, un aussi fort foisonnement d’idées et d’initiatives que celui à l’œuvre dans l’appellation des papes. Pour réussir, elle s’est appuyée sur le travail fédérateur d’une poignée et s’est nourrie des ambitions entrepreneuriales d’exploitations concurrentes. Cette situation ambivalente est le propre d’une appellation d’origine contrôlée. Sa chance aussi de continuer à exister.
En bref
33 % des surfaces en agriculture biologique certifiée, soit 48 domaines
+57 %, c’est l’évolution des surfaces certifiés bio entre 2012 et 2020
34 domaines sont certifiés Haute valeur environnementale
13 domaines sont certifiés en biodynamie