Le roi des cépages qui bordent la grande bleue est capable de tout. des finesses de dentelière aux puissances les plus décoiffantes. C’est le sol et le vigneron qui font les différences
De tous les cépages méditerranéens, entendons qui prospèrent tout autour de la Méditerranée ou sous le même type de climat, le grenache est de loin le plus planté. Un peu moins de 200 000 hectares dans le monde, sans qu’on puisse connaître de chiffre plus précis, dont une petite moitié en France, une autre petite moitié en Espagne, et un petit cinquième dans le reste du monde, avec quelques micro-secteurs privilégiés, en Sardaigne, en Australie ou dans le sud de la Californie. Il était encore proportionnellement plus important dans les pays latins il y a trente ans, mais il est très injustement victime du snobisme de nombreux amateurs et d’une méconnaissance inquiétante des professionnels de l’agriculture.
Trop d’amateurs jugent son vin trop lourd, trop vulgaire dans sa saveur, trop peu buvable en raison de sa richesse en alcool. Mais ils ne font pas beaucoup d’efforts pour mieux connaître ses grandes expressions, à quelques exceptions glorieuses près. Les professionnels pensent gagner plus d’argent en plantant à sa place des cépages plus à la mode, comme les grands classiques internationaux, ou plus rares, parmi les variétés locales, en se donnant la bonne conscience de les préserver. Au sujet du grenache, les généticiens ne savent pas grand-chose. La seule nouveauté qu’ils ont apportée est la création, par hybridation avec le cabernet-sauvignon, d’un nouveau cépage, le marselan, qui semble trouver en Chine des expressions plus convaincantes qu’en France, où pourtant on l’a conçu. Pour mieux comprendre ce cépage, nous n’avons donc que le savoir empirique de ceux qui le cultivent depuis des générations.
Son origine divise les observateurs, facilement aveuglés par leur chauvinisme. Son nom officiel, grenache ou garnacha en Espagne, dérive probablement d’un mot de dialecte basque voulant dire cépage local, un peu comme sauvignon ou savagnin dérivent de sauvage, et connotent des cépages qui se plaisent bien depuis toujours dans des secteurs précis. En Rioja, on le nomme depuis longtemps tinto aragonese. Le royaume d’Aragon, au milieu de l’Espagne, s’est étendu considérablement vers l’est à partir du XVe siècle. La Sardaigne a fait partie des territoires annexés et on ne sera pas surpris d’y retrouver le grenache sous le nom de cannonau. Les Sardes en sont si fiers qu’ils s’attribuent même son origine et prétendent que les Aragonais, charmés par la qualité de leur vin ont importé ce cépage chez eux. Ils tirent leur certitude de restes datant de 3 000 ans dans la vallée de Tirso, mais qui ne peuvent être soumis à une analyse génétique fiable.
La première hypothèse apparaît tout de même nettement plus plausible et je serais tenté de défendre comme véritable origine de notre cépage, à l’intérieur de l’Aragon, sa zone nord, proche de la Navarre et de la Galicie, tant le raisin semble à l’aise dans ces vignobles et sa saveur, délicieuse. D’autres secteurs du pays l’ont adopté, la Rioja Baja, le Priorat en Catalogne, la Ribeira Sacra en Galicie. Il semble en revanche curieusement absent dans la continuation du Duero, sous le nom de Douro, au Portugal. Mais ses expressions les plus mémorables, ou en tout cas les plus connues dans le monde, proviennent de son importation progressive dans le sud de la France à partir du XVIIIe siècle notamment à Châteauneuf-du-Pape, ex-Calcernier.
Partout dans le monde, le grenache est un cépage naturellement vigoureux qui, sur des sols fertiles, peut facilement atteindre des rendements de cent hectolitres par hectare avec des densités de plantations moyennes ou faibles. Mais ce type de vin peu coûteux à produire, souple, facile et de degré convenable par rapport à sa générosité en jus, ne permet pas d’expression véritable du terroir ou du micro-climat. Vinifié seul, le grenache manque de couleur, de milieu et de fin de bouche, avec une tendance à la fragilité et à l’oxydation. On améliore un peu les choses en l’assemblant en vinification ou en vin fait avec des variétés plus tanniques, et heureusement bien plus qu’un peu, en réduisant considérablement son rendement par le choix de sols moins fertiles et d’une conduite de la vigne plus stricte.
À quarante hectolitres par hectare, ou moins pour de très vieilles vignes (le cépage est doué d’une grande longévité et les plants centenaires ne manquent pas), on change complètement d’univers, avec des vins d’une ampleur de saveur mémorable, d’un velouté de texture sensue, d’un appel universel, d’une capacité mystérieuse à équilibrer en bouche leur richesse en alcool naturel (15° ou plus). Ce qui n’enlève en rien sa capacité à se marier à d’autres cépages aimant le soleil.
La syrah poivre un peu son bouquet et apporte plus de finesse aromatique et un soutien tannique et réducteur qui l’épaule. Le mourvèdre encore plus tannique et réducteur, et sans doute plus complémentaire dans sa saveur, serait un partenaire idéal s’il n’était limité dans sa maturité par son besoin en humidité dans le sol, parfois incompatible avec les étés torrides et secs mieux supportés par son compagnon. Les vieux carignans, au jus plus énergique, profitent en retour de la plus grande aptitude des peaux du grenache à donner des tannins fins et complexes.
Enfin, une proportion de raisins blancs plus acides et de moindre degré aide à la régularité des fermentations et surtout à la diminution du degré final des vins et au sentiment de fraîcheur et de finesse supplémentaire que cette diminution autorise. Lui-même semble comme le pinot noir assez instable génétiquement et se décline en de nombreuses sous-espèces. Les plus visibles le sont par leur couleur de peau, avec des grains blancs, rosés (appelés localement gris), rouge clair, rouge grenat et parfois même rouge cardinal. Cela influera sur la couleur finale du vin mais surtout sur le type de vinification à adopter. Le grenache gris sera idéal pour l’élaboration de vins doux naturels de type rancio, où l’on recherche une teinte fauve, ambrée.
Pour des mises en bouteilles plus rapides, porto Vintage, maury et banyuls Rimage, on préfèrera le grenache noir. Pour des vins blancs mutés ou non mutés, le grenache blanc, particulièrement sur des sols calcaires qui lui transmettent leur énergie, donne souvent des résultats étonnants qu’on commence enfin à apprécier à leur juste mesure.
Toutes ces qualités méritent d’être défendues. Il y eut en 2006 les journées internationales du grenache à Collioure, à l’initiative des vignerons du Roussillon et de leurs voisins. En 2010, Nicole Rolet organisa dans sa propriété du Chêne Bleu le premier symposium international du grenache, réunissant des agronomes, des œnologues, des viticulteurs de trente pays pour faire le point sur nos connaissances actuelles. Avec mon ami Steven Spurrier, j’ai eu l’honneur d’en être parrain et de voir le dynamisme de ses initiateurs se concrétiser en un “Grenache Day”, voire un “Grenache Night”, rendez-vous festif et gustatif annuel et mondial de tous les amateurs du cépage.
L’objectif de ces associations est simple. Défendre la présence de ce cépage trop souvent victime d’arrachages inspirés par des décisions politiques stupides : on ne produira pas de meilleurs vins en climat chaud et sec avec les variétés internationales qu’on souhaite planter à sa place. Syrahs compotées, méconnaissables et à la survie bien peu probable dans des sols qu’elles n’aiment pas et vins dilués par les apports d’eau nécessaires. Cabernets et merlots rustiques, eux aussi alourdis et méconnaissables, vins blancs issus de raisins vendangés verts et sans arômes dopés au bois neuf ou aux copeaux. Confronter ensuite et surtout les tours de mains empiriques des meilleurs vinificateurs et cultivateurs pour adapter sa maturité au réchauffement climatique.
On devra jouer sur la conduite de la vigne (taille et palissage) pour atteindre des maturités satisfaisantes, mais avec moins de production de sucre, sur le retour à des plantations plus denses et mieux encore à des complantations plus denses, associant les trois types principaux (noir, gris, blanc) à plus de cépages blancs ou moins producteurs d’alcool, issus d’une large liste de variétés oubliées, en leur redonnant vie dans des conservatoires expérimentaux. En travaillant sur la vendange entière qui affaiblit un peu le degré potentiel d’une vendange égrappée, sur les températures de fermentation et leur influence sur les levures, sur la sélection de levures moins actives. Vaste programme dans lequel on n’oubliera pas la promotion des meilleurs vins, dans les caves des amateurs et sur les cartes de vins des restaurateurs avisés et des cavistes passionnés.
Retrouvez cet article dans son intégralité dans En Magnum #15.