Le lien qui unit le pinotage à l’histoire des vins sud-africains est surprenant. S’il contribue, depuis sa création, à attirer les mondes du vin vers le vignoble de la nation arc-en-ciel, son improbable histoire ne laissait pas présager de son rôle actuel de porte-drapeau. Au regard de la situation de cette vigne métisse sur ses terres, ce statut interroge. La variété créée par le professeur Abraham Isak Perold en 1925 n’est que le troisième cépage rouge planté d’Afrique du Sud, derrière le cabernet-sauvignon et la syrah. Sur ce territoire grand comme vingt fois la France, la surface des plantations de raisin de cuve est d’un peu moins de 130 000 hectares. À peu près la taille du vignoble bordelais. Le pinotage y occupe 7,3 % des surfaces et se répartit principalement entre trois régions : Swartland, Paarl et Stellenbosch. À quoi doit-il sa réputation mondiale ? On peut choisir d’y voir le fleuron national d’une viticulture apparue au XVIIe siècle sous l’impulsion des marchands de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales et des réfugiés huguenots français qui fuirent les persécutions religieuses. Fierté locale, le pinotage, assez unique en son genre, participe peut-être à l’écriture du « grand récit » du vignoble sud-africain. D’autres explications sont permises.
Herminoir ou pinotage ?
Sept ans avant l’expérience de Perold, 1918 est une année de renaissance. La création de la KWV, première cave coopérative du pays, est le signe d’espoir attendu par une filière à bout de souffle. Trois crises dans la deuxième moitié du XIXe siècle ont plongé la viticulture sud-africaine au bord de l’asphyxie. Période d’autant plus chaotique qu’elle succède à un début de siècle florissant pour le vignoble, dû à l’occupation britannique et aux guerres menées par la Couronne anglaise en Europe. La production de vin sud-africain qui participait à cet effort de guerre s’effondre dès la fin des conflits, atteignant un point de rupture en 1861 quand Anglais et Français enterrent finalement la hache de guerre. L’arrivée du phylloxera en 1886 lui porte le coup de grâce, avant que la seconde guerre des Boers en 1899 réclame la relance massive de la production. Le vignoble produit alors des vins désastreux, victimes des rendements énormes et des nombreuses maladies qui éprouvent les vignes peu résistantes.
C’est cette raison qui conduit Perold, alors professeur à l’Université de Stellenbosch, à croiser cinsault et pinot noir. Les aptitudes du premier à produire beaucoup et facilement ainsi que sa résistance aux maladies doivent permettre de produire en quantité des vins aux goûts plus consensuels apportés par le pinot noir. La variété « hermitageexpinot » est née. Les quatre plants obtenus par Perold passent à l’époque inaperçus et sombrent un temps dans l’oubli.
Jusqu’à leur sauvetage in extremis par un chercheur qui les apporte au successeur de Perold. On n’entend plus parler des plants pendant sept ans avant qu’ils ne soient, pour des raisons inconnues, l’objet de test visant à vérifier la fiabilité de différents porte-greffes. De cette expérience, on sait que tous les essais échoueront à l’exception de ceux portant le plant de Perold. Il faut un nom. On hésite avec « herminoir », autre contraction de hermitage [ndlr, c’est l’autre nom du cinsault en Afrique du Sud. Cette confusion suscite des interrogations. Le cinsault n’est pas connu pour être présent dans le nord de la vallée du Rhône et encore moins sur la colline de l’Hermitage]. Pour choisir finalement « pinotage » dont on tire la première barrique en 1941. Le vignoble n’est pas vraiment enthousiaste. À l’époque, le cépage produit nombre de vins marqués par des goûts désagréables, imputables aux hauts rendements pratiqués par certains et à des connaissances succinctes en vinification. Sa réputation a beaucoup souffert de cette période. Quelques propriétés pourtant ne se découragent pas, comme Bellevue Estate ou Kanonkop Estate, et obtiennent des résultats probants, dès 1959, lors de concours nationaux. Sur la scène internationale, les dérives de production du cépage alimentent les réticences à son égard de la part d’une expertise majoritairement européenne et peu sensible, à l’époque, aux vins du Nouveau Monde. Les plantations s’arrêtent.
Soixante ans pour un succès
Il faut attendre le début des années 1990 et un domaine toujours en haut de l’affiche aujourd’hui, Kanonpop. Sous son impulsion, le pinotage est récompensé mondialement à plusieurs reprises, en 1987 et en 1991. L’engouement est réel, alors que l’Apartheid prend officiellement fin dans le pays. L’ouverture du pays sur le monde coïncide avec l’âge d’or de la critique anglo-saxonne. Malgré le contexte social difficile, le renouveau économique profite à la filière. Le niveau des vins issus du pinotage augmente, les exportations suivent. Dix-huit millions de litres de pinotage ont été exportés dans le monde en 2018 contre huit millions en 2001. Le Royaume-Uni, l’Allemagne et, désormais, la Chine concentrent la demande.
Aujourd’hui, l’opposition de styles entre les vins de pinotage est proche de celle que l’on observait dans les grands vignobles d’Europe dans les années 2000. Trop de producteurs proposent encore des pinotages colorés dont la matière très mûre et le boisé important masquent à regret les notes de fruits rouges, d’épices et de cuir. D’autres, avec plus ou moins de réussite, s’essayent à l’assemblage et au Cape Blend, où au moins 30 % de pinotage complètent le plus souvent cabernet-sauvignon, syrah ou merlot, dans une version plaisante et structurée où dominent les arômes de tabac, de fruits noirs ou de chocolat. La balle semble être dans le camp de ceux qui essayent de respecter le terroir et qui proposent un vin délicat, plus infusé qu’extrait. Une vinification délicate comme un élevage précis révèlent la finesse des tannins du pinotage, capable d’une grande élégance, et donnent des vins excellents, délicats, floraux, complexes, sublimes après quelques années et très à l’aise avec une gastronomie raffinée.