Dans une cave très humide, les étiquettes disparaissent avec le temps et un des vrais plaisirs de l’amateur du troisième âge est de dénicher des bouteilles mystères dont évidemment lui seul possède la réponse. Dans ce cas, il faut évoquer une époque révolue, qui éveille la nostalgie, celle de la vieille France et des politesses d’autrefois. Les hasards de la vie m’avaient fait rencontrer une octogénaire charmante, Madame Veuve Chiron, je ne saurai jamais son prénom, à Saint-Aubin-de-Luigné. Je ne pourrai jamais oublier son visage si fin et sa coiffure à l’ancienne d’un blanc immaculé qui virait au bleu, ses manières si polies, dans un français d’une pureté ligérienne que nos meilleurs diseurs ne connaissent plus. Elle possédait quelques petites vignes dont un quart d’hectare dans la meilleure partie du Quart-de-Chaume, à Bellerive. Son fils, qui dirigeait le syndicat d’initiative de la commune vinifiait avec soin et honnêteté absolue ce qui en fait était une production demi-privée, qu’il acceptait de vendre à quelques particuliers. Madame Chiron excellait en calligraphie et le gros carton de 18 bouteilles portait mon adresse écrite de sa main avec une perfection qui faisait mes délices. Je lui ai acheté jusqu’à la fin une dizaine de millésimes dont ce 1981, qui porte encore beau.
Une aussi petite production de vieilles vignes de chenin, avec une bonne proportion de manquants, était vendangée en une fois après un début de passerillage, vers 15/16° d’alcool potentiel, un peu enrichie par sucrage et la fermentation se finissait toute seule. L’expression du terroir schisteux de ce vin de quarante ans ou presque reste admirable, comme le montre la robe jaune éclatante du vin, sans la moindre nuance ambrée. Les vins actuels, à demi oxydés de naissance, qui passent pour « naturels » et sont admirés comme tels, pourraient prendre une leçon de style. Une merveilleuse amertume citronnée est la marque même du chenin de grand terroir, aucune lourdeur dans la liqueur ne vient perturber notre bonheur et une acidité encore très tendue ravive la fin de bouche. Les concentrations extrêmes de maturité ne favorisent pas, en fait, la tenue au vieillissement et la buvabilité qui fait le charme spécial des grands vins du Layon. Madame Chiron parlait la langue de ses ancêtres, ce quarts permet de comprendre la légende qui m’avait attiré dans cette région et que je ne retrouve guère dans les vins d’aujourd’hui, comme d’ailleurs dans beaucoup de médiocrités de l’époque, qu’on croit à tort révolues.
Domaine Veuve Chiron, quarts-de-chaume 1981