Jean-Valmy Nicolas et ses cousins Henri et Bertrand sont aux commandes du château La Conseillante, une icône du plateau de Pomerol, une propriété familiale depuis un siècle et demi. pas de recette pour transmettre, mais des convictions personnelles. voilà ce qu’il nous dit
La Conseillante, vignoble familial depuis 1871, Valmy Nicolas et ses deux cousins représentent la cinquième génération
« On le doit à l’attachement et aux efforts parfois irrationnels de cinq générations qui se sont succédé pour conserver La Conseillante. La famille a cette règle : personne ne doit vivre de la propriété. Chacun doit avoir un travail à lui, y compris les gérants. Évidemment, pendant très longtemps, le vin ne permettait pas d’en vivre. À certains moments, cette règle a certainement évité de devoir céder la propriété. Aujourd’hui, elle oblige les gérants à avoir une ouverture d’esprit acquise grâce à leurs autres expériences, un certain recul, et à faire preuve de discernement. Deux attitudes nous ont beaucoup aidés à garder nos affaires dans la famille. D’abord, c’est d’avoir fait preuve de bonne foi entre nous, ce qui facilite les choses. La deuxième attitude, c’est de douter. Il y a une certaine forme d’insatisfaction permanente dans la manière dont nous voyons les choses. Je pense que cette culture du doute est importante dans la gestion des entreprises. Ce qui ne signifie pas que nous soyons incapables de décider. Simplement, on essaye de se demander ce qu’on aurait fait à la place. Les mondes de la viticulture et de la distribution des vins se sont métamorphosés. L’intelligence dans le vin, c’est inouï. Il y a de la recherche, des remises en question, des décisions, des changements. En quinze ans, beaucoup de courants ont traversé le monde du vin, souvent radicaux les uns par rapport aux autres, faisant naître des écoles de pensées elles-mêmes enseignées dans les écoles de formation des dirigeants. C’est la même chose dans le négoce. »
Une remise en cause liée à l’époque
« D’abord, le choix des hommes. Une entreprise repose sur le choix des ressources humaines et sur les moyens mis à leur disposition pour réussir. C’est ce qui fait son succès. Exercer d’autres fonctions professionnelles permet de faire des choix et de déléguer davantage. Il faut accepter que quelqu’un fasse différemment et, souvent, mieux que soi. C’est un atout indispensable. Il faut être capable de prendre les décisions que les générations précédentes n’ont pas prises et d’avoir un angle de vue différent. Même si ces décisions étaient sûrement très logiques il y a vingt-cinq ans. Aujourd’hui, il faut faire preuve de discernement dans la commercialisation et dans les relations que nous entretenons avec le négoce bordelais. C’est moi qui m’en charge et je cherche à pérenniser nos relations avec les négociants. »
Dix négociants pour 60 % du volume
« J’ai cherché à rééquilibrer cette relation pour qu’on se concentre sur moins d’une dizaine de négociants, parmi les plus importants, à qui l’on confie plus de 60 % de notre commercialisation. Des gens avec qui nous entretenons d’excellentes relations et que nous connaissons très bien. Mon père et mon grand-père travaillaient déjà avec chacune de ces maisons ou presque. Eux comme nous cherchons à nous inscrire dans la durée. Nous ne voulons pas griller les étapes. Dans dix ans, j’aurais probablement les mêmes interlocuteurs. Si je leur raconte des histoires aujourd’hui, dans dix ans, c’est terminé. C’est ça, le nécessaire discernement. Nous ne sommes pas des mercenaires, on veut s’inscrire dans le temps tout en ayant, pour l’immédiat, des comptes à rendre à nos amateurs, à nos clients, aux négociants et à nos actionnaires, notre famille. »
L’enjeu économique est récent dans les propriétés
« Les propriétés bordelaises ne présentent un intérêt financier que depuis très récemment. J’insiste là-dessus. De 1871 à la fin des années 1980, les propriétés perdaient de l’argent. Bordeaux a connu de graves crises après la Deuxième Guerre mondiale, dans les années 1950 et dans les années 1970. De très nombreuses propriétés ont changé de main à ce moment-là pour des sommes dérisoires. Aujourd’hui, on comprend mal que de telles transactions aient pu avoir lieu. La prise en compte de l’enjeu économique dans la gestion de propriété est récente. Même si c’est exponentiel, il faut remettre les choses en perspective. Avant la fin des années 1990, les propriétés ne rapportaient rien et coûtaient beaucoup tous les ans à leurs propriétaires. C’était la même chose à La Conseillante. Ce qui ne nous a jamais empêché d’être impliqué, de vouloir faire un très bon vin et d’investir significativement quand on le pouvait. »
Transmettre des obligations, plus que des droits
« Notre travail est de faire le meilleur vin possible. Pour ça, il faut s’entourer des meilleures compétences et des talents tout en se remettant en question en permanence. C’est le fondement de notre stratégie. Une fois qu’on fait des grands vins, qu’on fait plaisir à nos clients et qu’on réinvestit dans la propriété, il faut animer la vie familiale et actionnariale de l’entreprise. Je dois démontrer que cette partie importante de leur patrimoine est gérée de la manière la plus professionnelle possible. Ils sont actionnaires parce qu’ils sont attachés à La Conseillante, ils le sont aussi parce que c’est géré avec sérieux par des gens compétents et que cette gestion est bénéfique. En voyant que l’on fait des bons vins bien notés, qu’on a une belle distribution et que tout fonctionne commercialement, la famille est convaincue par notre travail. Nous rendons des comptes sur ce qui se passe à la propriété. Nous expliquons notre stratégie, nous parlons de nos marchés, etc. C’est une information permanente. Je ne veux pas que certains se sentent à l’écart. Revendre La Conseillante dans trente ans à un super prix, ça ne m’intéresse absolument pas. Ce que je veux, c’est la transmettre à la génération d’après et que ce soit prestigieux, que ce soit un vin reconnu et apprécié. Je veux aussi transmettre de la façon la plus efficace possible nos valeurs et notre définition de ce qu’est une entreprise familiale. Je veux transmettre tout ce quoi en nous croyons. »
Le métier de Valmy Nicolas
« J’achète des entreprises que nous gérons et que nous revendons ensuite. Nous sommes un fond d’investissement. »
Une direction basée sur les hommes
« Une entreprise ne tient que sur les hommes. Un mauvais recrutement, un mauvais choix, on le paie toujours. Bien choisir les hommes c’est le rôle ultime d’un administrateur ou d’un propriétaire d’entreprises. Il faut qu’il sache déléguer, instaurer des cadres et des procédures tout en laissant de l’espace pour que les gens puissent s’exprimer et aller de l’avant. Ce n’est pas un discours qu’on entend souvent à Bordeaux. Ce sont les bons choix humains qui subliment ce terroir, qu’on retrouve dans le verre. Chez les négociants, nous choisissons des histoires humaines, des compétences, des attitudes, une éthique. »
Valmy Nicolas est aussi co-gérant de Château Figeac
« Les Manoncourt (famille propriétaire de Figeac, ndlr) ont fait appel à moi après avoir vu le parcours de La Conseillante. C’est une histoire humaine, j’ai découvert cette famille que je ne connaissais pas et avec laquelle je me suis très bien entendu. Venant de mondes très différents, nous partageons cette passion des propriétés viticoles familiales et une réflexion commune pour en assurer la pérennité et la transmission. Nous avons promu Frédéric Faye qui a fait un travail remarquable. Certes, il y a le prestige de Figeac, le classement, etc. Mais il y aussi cette décision difficile des Manoncourt de faire appel à quelqu’un de l’extérieur pour épauler la famille. Ce n’est pas si fréquent à Bordeaux et assez courant en Champagne. »
De la vertu agricole
« En quinze ans, nous avons divisé par dix tous les intrants chimiques à la vigne et au chai. Nous ne sommes ni en agriculture bio ni dans une procédure pour le devenir. Nous sommes évidemment concernés par cette prise de conscience. Marielle Cazaux (directrice technique de La Conseillante, ndlr) fait partie de cette génération de vignerons qui a grandi et qui a été formée avec cet impératif environnemental. Les vignerons plus anciens sont aussi sensibilisés à ces questions. Pour Marielle, s’inscrire dans cette approche n’était pas négociable lorsqu’elle nous a rejoint. Parallèlement, notre approche est aussi pragmatique. Avoir une très haute approche environnementale ne doit pas nous faire oublier que nous avons une production à assurer et des comptes à rendre. Comme je le disais, mon premier objectif est de transmettre cette affaire familiale et il n’est pas question de prendre des risques. Je suis prudent. »
Marielle Cazaux a remplacé Jean-Michel Laporte
« C’est une femme intelligente, obsédée par le détail et engagée dans ce qu’elle fait. La Conseillante a beaucoup de chance de l’avoir trouvée. Elle nous a apporté un degré d’excellence et de précision que nous n’avions pas avant son arrivée. On lui doit notre volonté d’avoir franchi une étape qualitative qui méritait beaucoup d’efforts. Je lui en suis très reconnaissant. »
Recherche et tentatives
« On a fait un certain nombre d’essais comme la vinification intégrale ou l’utilisation d’amphores pour nos élevages. Compte tenu des volumes que nous produisons, c’est difficile d’isoler un lot et, malheureusement, c’est la limite de nos exercices. Avec nos onze hectares, nous produisons 35 000 bouteilles de premier vin et 5 000 de second. Un la-conseillante tiré à 20 000 bouteilles n’aurait plus rien à voir et ne serait pas nécessairement meilleur. C’est le secret des assemblages. Dans la marque d’un vin, il y a différentes parcelles, différents lots et différentes caractéristiques qui deviennent ses points forts. Si demain, la production diminue, on perdra certains de ces paramètres. C’est aussi le travail que nous menons avec Michel Rolland. C’est un homme d’une immense intelligence et une capacité d’écoute hors du commun. On cherche à maintenir cet ensemble de paramètres qui font notre style et notre marque. »
Un avenir pour La Conseillante
« On a d’excellentes relations avec nos voisins. Il y a vingt ans, personne ne se parlait. Aujourd’hui, nous essayons de travailler ensemble, au moins en ce qui concerne la partie technique. Personne ne réussit au détriment des autres, c’est une réussite collective. Au moment des mises en marché des primeurs, nous avons tous intérêt à ce que les appellations de la Rive droite fassent des grands vins et que les grandes locomotives soient au rendez-vous. La Rive gauche donne son empreinte sur un millésime pour le monde. Ce n’est pas anecdotique. Il nous faut des premiers de cordées performants et travailleurs. À Pomerol, il y a une émulation entre les grands vins au profit de toute l’appellation. Faire déguster nos vins pendant la Semaine des primeurs, chaque année, c’est une opportunité unique. Le grand amateur de vin n’a pas une cave composée à 100 % d’un seul cru, ce serait grave. Les choses évoluent vite. Le marché des grands vins est en croissance. De plus en plus de gens dans le monde, par un phénomène d’enrichissement, achètent et s’intéressent aux vins de Bordeaux. Je suis ravi quand mes voisins font des grands vins. Ça nous pousse, ça nous entraîne. Faire le plus grand nombre possible de grands vins, c’est la meilleure réponse au bordeaux bashing. Ce ne sont pas des concurrents. Il faut profiter de cette émulation et s’inspirer des grandes réussites bordelaises. Je trouve sage d’en admirer certaines et d’avoir un fort pouvoir d’émerveillement. Nous ne sommes plus du tout dans une vision autocentrée. »
Le prix de La Conseillante
« On est à 120 euros HT en primeurs. Je ne mesure pas notre réussite par l’augmentation de notre prix de vente. C’est parfois un élément de mesure trompeur. Le marqueur d’une réussite – sur vingt ou trente ans, pas seulement sur deux ou trois millésimes – est le dynamisme commercial. Quand nous faisons une mise en marché, les vins de La Conseillante sont vendus en une heure. La place de Bordeaux revend dans la journée entre 80 et 90 % de ce qu’elle nous achète. Le marqueur est là, estimer que le vin ira au bout de son potentiel commercial. »
Maîtriser sa distribution
« Nous mettons en marché 90 % de notre production, qui est acheté à 100 %. Le reste constitue l’œnothèque de la famille et nous sert à comparer et à évaluer notre travail, millésime après millésime. On veut être capable d’autocritique et de réflexion pour nous améliorer. Les volumes de La Conseillante et le système de distribution font que nous sommes assez peu éligibles aux ventes aux enchères. Ces dernières années, les nouveaux systèmes de communication nous permettent de suivre notre production. Je sais où nous sommes distribués à Hong Kong ou à Londres, dans quel magasin, dans quel restaurant, à quel prix et pour quel millésime. J’ai une vision assez complète de nos vins, et de nos acheteurs. Aucun d’entre eux ne représente 25 % de la récolte. On est sur un modèle d’extrême prudence paysanne. On ne dépend de personne. Nous essayons de faire en sorte que les gens qui débouchent un la-conseillante se souviennent autant du vin que de ceux qui l’ont fait, de ceux qu’ils ont rencontré et de notre vision. »
Sur la situation économique mondiale
« Je crois qu’il ne faut pas crier avant d’avoir mal. La situation est préoccupante, c’est vrai. La Grande-Bretagne, les États-Unis et la Chine sont nos trois principaux marchés. Je crois que c’est aujourd’hui très difficile d’anticiper les logiques commerciales de demain. Hong Kong est un autre problème. Il y a un lien spécial avec Bordeaux, un peu comme Londres à une époque. C’est peut-être à nous d’aller les aider et leur montrer qu’on est présent. Beaucoup de Bordelais ont à cœur d’aller à la rencontre des amateurs et des distributeurs. La place de Bordeaux nous offre une partie de l’image de la distribution des vins. Il faut la compléter nous-même. Mon objectif est de connaître les gens. Je n’ai rien à vendre, je veux que la marque soit connue dans le monde et que chaque personne en devienne un ambassadeur. On veut en faire une relation personnelle. On veut faire du sur-mesure et créer des liens. C’est un vin de grandes occasions. Il laisse des souvenirs marquants et ces souvenirs reviendront un jour. »