Coup de tonnerre sur les appellations bourguignonnes et levée de boucliers chez les vignerons concernés. Ce n’est pas la réforme des retraites, mais presque. À propos, on attend la retraite de l’Inao et de son projet. Michel Bettane a une meilleure idée
Cela devient une habitude dans notre pays, la colère gronde chez les vignerons bourguignons qui aimeraient bien embrocher les experts et la direction de l’Inao, à défaut de s’en prendre à notre royal président. Et, comme d’habitude aussi, les noms d’oiseaux et les faux arguments fusent dans toutes les directions, interdisant une discussion constructive et bloquant tout compromis intelligent. De quoi s’agit-il, en fait ? Il semblerait que notre vénérable institut veuille redéfinir le parcellaire de l’appellation régionale bourgogne, personne d’ailleurs ne sait pourquoi. Il n’y a même pas eu sur ce point de concertation avec l’ensemble de la viticulture locale ni même d’information préalable, en toute bonne foi technocratique. Soixante-quatre villages pouvant actuellement revendiquer cette appellation en seraient exclus et les villages chanceux font naître une grosse jalousie chez les malchanceux, ce qu’on peut comprendre. Mais au fait, au nom de quoi cette redéfinition a-t-elle été entreprise ?
Au nom de l’unité de terroir et du style des vins ? Vaste plaisanterie et réitération des mensonges qui ont fait rêver les amateurs du monde entier tout en les bernant. Après plusieurs siècles de querelles et de débats, la Bourgogne viticole a abouti au compromis satisfaisant que nous connaissons aujourd’hui et qui la divise en trois grandes zones. Au nord, le département de l’Yonne ; au centre celui de la Côte-d’Or et le nord de la Saône-et-Loire ; au sud, le sud de la Saône-et-Loire et le nord du Rhône. Cela n’a rien à voir avec le terroir. L’Yonne prolonge les formations du Bassin parisien avec les fameuses marnes calcaires identiques à celles des bords de Seine et de la Champagne. Les coteaux sud et sud-est qui s’enchaînent du sud de Dijon au nord de Chalon-sur-Saône n’ont rien à voir avec ces marnes, mais malgré de menues différences adoptent des substrats assez voisins et, certainement, les plus originaux. Si on avait défini la Bourgogne en la limitant à cette partie centrale on n’aurait eu rien à redire. Reste, au sud, le cas du Beaujolais dont on sait à son sujet qu’il est né schizophrénique avec une géologie granitique complètement différente, jumelle de celle du nord des côtes du Rhône et une histoire commerciale qui le rattache à la Bourgogne du centre. Ainsi, les premières appellations contrôlées ont permis de planter au sud de Villefranche du pinot noir et du chardonnay, intelligente souplesse car le terroir retrouve ici ou là un rapport avec celui de la Bourgogne centrale : retour de l’argile et du calcaire, disparition du granit. Au nord de Villefranche, les crus étant commercialisés pour une immense majorité par le négoce, celui-ci tient à les réunir aux terroirs de la Côte-d’Or. En faisant fi du casse-tête né de la création des régions par la Ve République qui divise quelques crus entre les régions Bourgogne et Rhône-Alpes. Avouons-le, il n’y a pas là crime, simplement le commerce définit les limites de la Bourgogne viticole et pas le terroir.
C’est aussi le commerce qui a modelé la fameuse pyramide hiérarchique des appellations. En créant des disparités, de plus en plus étrangères à la qualité réelle des vins, entre villages vedettes et villages voisins et méconnus même si, en théorie, ils peuvent prétendre aux mentions premier cru, voire grand cru. Et, surtout, en acceptant que l’appellation régionale bourgogne ait le statut d’une entrée de gamme à petit prix, même pour un vigneron travaillant ses parcelles avec une discipline digne d’un premier cru. L’argument avancé d’un terroir moins bon ne tient pas la route quand il s’agit d’excellentes vignes de coteau et aussi difficiles à travailler, comme celles qu’on voit au sud de Givry, par exemple, ou au nord de Chablis. Reste ce qui n’est pas le moins important, le confort et le volume des approvisionnements et leur rapport aux besoins du marché. Le pinot noir est-il un peu faible en couleur, les volume sont-ils insuffisants ? On obtiendra que de larges zones du nord-Beaujolais, sur les granits, et plantés avec du gamay honni en Côte-d’Or, mais excellent vin médecin à Chénas ou Moulin-à-Vent, puissent se déclasser (quel mot charmant) en appellation bourgogne générique.
Fallait-il réformer ce monstre vitivinicole, au nom des progrès du savoir, mais surtout des principes fondateurs des appellations d’origine ? Peut-être. Force est de constater que nos technocrates s’y sont pris comme des manches. On a d’abord essayé de diviser l’appellation bourgogne régionale en sous-zones. Première créée, sans doute par clientélisme, la côte châlonnaise. On a élargi à quelques villages de l’Yonne, sans approcher, même de très loin, les 30 000 hectares du vignoble préphylloxérique, l’appellation au nom magique. Sans que la magie ne prenne. Le bourgogne-côte-chalonnaise n’a pas décollé économiquement et n’a fait que susciter la rancœur des vignerons de Côte-d’Or, particulièrement ceux des villages célèbres qui se sont pris pour les aristocrates du bourgogne. Et personne ne s’est mis d’accord pour trouver un nom aux vins génériques de ce cœur de la Côte-d’Or. On avait créé avec succès bourgogne-hautes-côtes-de-beaune et hautes-côtes-de-nuits, on refuse le bourgogne-côte-de-beaune ou côte-de-nuits et le bourgogne-côte-d’or, à la demande des prolétaires de la côte chalonnaise qui ne voulaient pas se laisser dépasser par les nouveaux venus et d’un département qui ne voulait pas prêter son nom. Le secteur de Chablis, traumatisé par les extensions des années 1960 et par l’idiote invention du petit chablis, pour le bas de sa gamme, était bien incapable de reprendre une appellation comme coteaux-du-chablisien. On essaie alors le mouvement contraire, transformer des bourgognes en appellations dites villages, premier accès à la noblesse. On accorde donc au bourgogne-marsannay ou au bourgogne-irancy l’effacement du mot “bourgogne”. Mais il y avait pire, le bas de gamme du bas de gamme, le sinistre bourgogne-grand-ordinaire ou le ridicule bourgogne-passe-tout-grains. On décide alors de les supprimer et de redéfinir une nouvelle entrée de gamme de l’entrée de gamme sous le nom de coteaux-bourguignons. La qualité du vin pouvait y gagner, et y gagne d’ailleurs chez les bons faiseurs. Mais c’est une catastrophe au niveau de la communication, on veut remarier autrement Bourgogne et Beaujolais, pinot noir et gamay, à la confusion générale du public et même des professionnels. Restait donc la redéfinition géographique. On l’a voulue géographique, avec des experts peut-être compétents en géologie, mais buveurs abstèmes, incapables d’imaginer le lien de qualité et de style par rapport au terroir. Incapables aussi d’écouter les viticulteurs sérieux, préférant tendre l’oreille aux colériques ou aux agités.
Y aurait-il une réponse plus consensuelle et donc plus intelligente pour résoudre ce casse-tête ? Certainement. En voici une. Conservons tous les villages concernés, sans suppression, ajoutons en même quelques-uns, si sol et climat ont du potentiel, pour éviter toute jalousie ou querelle de clocher et pour anticiper de façon optimiste d’éventuelles extensions du marché. Mais fixons des règles de production plus strictes, avec engagement écrit du viticulteur à respecter chaque année un cahier des charges plus contraignant. Ouvrons la possibilité, pour ceux qui ne pourraient pas maintenir un prix de vente décent du vin, de se contenter de vendre du raisin à de bons élaborateurs, éventuellement en les y aidant financièrement, à condition qu’ils s’engagent vers une viticulture plus vertueuse. Et cessons de mettre le mot terroir à toutes les sauces en le remplaçant par celui de vin de qualité.
Photo : Aurélien Ibanez