Après les cracheurs dans la soupe, les pleureuses. On commence à voir ici où là d’aimables informateurs pleurer sur le sort misérable des propriétaires de grands crus contraints de vendre le patrimoine né de la sueur (ou de la chance) de leurs ancêtres à des tentateurs diaboliques qui leur proposent des ponts d’or. On nage dans la romance et la confusion des concepts et des valeurs. Rappelons d’abord ce qu’est le bien spécifique qu’on nomme propriété d’un grand terroir viticole. Le bien en lui-même est une surface de terrain agricole. Trois ares de chambertin, 30 hectares de pauillac ou 50 de côtes-de-provence dans la baie de Saint-Tropez. Ceci pour la valeur matérielle de ce bien que, comme tous les autres, la société autorise évidemment les familles à transmettre à leurs descendants. Il s’y ajoute, ce qui crée la différence, une grande partie de valeur immatérielle, parfois même incluse dans le patrimoine “immatériel” de l’humanité sous le regard vigilant des Nations unies. Le long processus géologique, par exemple, qui en fait une terre capable de donner naissance à un grand vin. Le travail de très nombreuses générations de vignerons et propriétaires, complètement étrangers à la famille qui en a la charge aujourd’hui, le rêve suscité par le goût du vin ou l’adresse de sa commercialisation, ou les deux à la fois, qui fait que le public accepte de payer dix fois, cent fois, mille fois plus que la même quantité d’un vin moins connu. Sans parler de l’appellation sous laquelle le produit se vend et qui est propriété, elle, de la nation, qui en contrôle le bon usage. Quand on ne s’est donné que la peine de naître, est-il complètement normal d’hériter aussi de cette “immatérialité” ? Ce qui permet aussi de jouir des privilèges de cette immatérialité, à condition d’accepter les contraintes de la loi.
On ne parle d’ailleurs jamais des dizaines de succession réussies, au prix de tous les sacrifices que la loi crée pour chacun, et pour de nombreux types de biens : le paiement de la succession, l’égalité des enfants et de tous les héritiers devant les biens hérités et, bien entendu, l’anticipation de cette transmission, de façon à la rendre la plus acceptable possible par ses successeurs. Mais, dans une famille, on a encore le droit de ne pas s’entendre, et même de se détester, de préférer l’argent à la gloire ou au travail quotidien, bref d’avoir une vie privée qui ne concerne ni le public, ni ses informateurs. Et ces derniers ne devraient pas faire de celui qui vend un martyr et de celui qui achète une créature du diable. Prenons le cas récent de la vente du clos Rougeard aux frères Bouygues, une propriété qui symbolisait pour beaucoup le meilleur de la viticulture familiale et même paysanne. Enfin paysanne “riche” si l’on se fonde sur l’argent reçu, et qui ne fera pas pleurer sur elle les fonctionnaires hauts ou bas de l’administration fiscale. Au nom de quoi reprocher à des amateurs de bons vins, s’ils en ont le pouvoir, de vouloir acheter un grand cru et, si le vendeur est d’accord, de l’acheter ? (Dans ce cas spécifique, le geste de l’acheteur n’est pas héroïque : le clos lui coûte proportionnellement moins qu’à moi un nouveau téléviseur). Au nom de quoi reprocher au vendeur de vendre et mettre sous le regard du public un désaccord familial qui relève de la sphère du privé? À la limite, on peut, on doit, s’interroger sur le maintien du style ou de la qualité du vin dans le futur, sur la capacité du nouveau propriétaire de les maintenir, de les améliorer ou de les détériorer, et cela sans faire de procès d’intention, en jugeant sur pièces les prochains millésimes. Mais pleurer sur l’incapacité de la famille à transmettre et élargir les pleurs à l’ensemble d’une profession, cela est inconséquent. Ou alors il faut militer pour changer le droit fiscal français, pour tous, mais c’est une toute autre question.
Photo : CIVB/Ph.Roy